par Edgardo Torija-Zane et Bei Xu, économistes chez Natixis
Au cours des vingt dernières années, le monde a bénéficié d’une faible progression du prix des biens manufacturés venant de l’Asie, ce qui a indéniablement contribué à un environnement international caractérisé par une faible inflation. Certaines évolutions autrefois favorables (progression du coût de la main d’œuvre, prix des matières premières, évolutions démographiques) ne favorisent plus une évolution faible et stable des prix des exportations asiatiques.
Depuis l’accession de la Chine à l’OMC en 2001, la mondialisation des échanges est entrée dans une nouvelle ère. Son poids grandissant a renforcé la place de l’Asie dans le commerce mondial déjà fortement stimulé par les exportations croissantes du Japon et des dragons asiatiques.
Au cours des trente dernières années, le poids de l’Asie Orientale dans le commerce mondial n’a cessé d’augmenter. Conformément à la théorie des avantages comparatifs, l’accroissement de la concurrence a conduit à une spécialisation croissante des pays qui agit comme un puissant facteur de désinflation mondiale. Le rôle presque systémique de l’Asie émergente dans la production de biens manufacturiers (dont le poids de l’Asie émergente représente presque la moitié des exportations mondiales dans le secteur textile ou électronique) a permis aux pays développés de bénéficier notamment des prix plus faibles.
Nous étudions dans cette note les facteurs pour lesquels l’Asie a « exporté » de la désinflation au reste de monde et pourquoi cela pourrait bientôt changer. En effet, le développement accéléré de la Chine et de ses voisins asiatiques, progrès non seulement économique mais aussi social (à travers la hausse du pouvoir d’achat et l’amélioration des conditions de vie de ces populations), pourrait faire pression sur les coûts de production des entreprises asiatiques et diffuser de l’inflation à l’ensemble de l’économie mondiale dans les années à venir.
Désinflation par l’Asie émergente
La mondialisation des échanges a signifié un changement majeur pour la région d’Asie. Cette partie du monde a bénéficié d’une part de la délocalisation des entreprises des pays développés attirés par les faibles coûts de main d’œuvre et, d’autre part, du développement des entreprises de la région à l’origine d’un commerce intra-zone fleurissant. Trois facteurs peuvent expliquer la faible progression historique des prix des exportations asiatiques :
1. L’abondance de main d’œuvre bon marché.
L’abondance de main d’œuvre bon marché constitue incontestablement l’avantage comparatif de l’ensemble de la région. Le maintien de cette compétitivité s’explique entre autre par l’évolution de la structure démographique. D’une part la population active et jeune est abondante, procurant aussi un « dividende démographique » à la croissance économique grâce à la baisse tendancielle du ratio de dépendance1. D’autre part, le processus d’urbanisation apporte des ressources de main d’œuvre bon marché.
2. Progression très rapide de la productivité
La progression de la productivité de la région d’Asie émergente est de loin la plus rapide au monde. L’accumulation de capital liée à l’investissement élevé, de 34% du PIB en moyenne entre 1980 et 2010 en Chine, 27% du PIB pour les dragons (Hong Kong, Singapour, Taiwan, Corée) dans la même période, permet une hausse de l’intensité capitalistique, qui s’accompagne d’ailleurs d’un progrès technique. Cette forte hausse de la productivité a contribué au maintien de la compétitivité asiatique malgré la croissance élevée des rémunérations salariales.
3. Cours mondiaux des matières premières relativement faibles
Une des raisons qui a permis la faible progression des prix des exportations asiatiques est l’évolution du cours international des matières premières, utilisées comme input dans la production, qui n’ont pas connu de hausses marquées au cours des vingt années précédent 2005. Les prix bas ont constitué un facteur important du faible coût de production des produits que l’Asie exporte au reste du monde. Ce n’est qu’à partir de la période 2006-2007 que l’augmentation des prix des matières premières s’est précipitée.
Vers un changement de tendance ?
Des changements structurels ayant lieu chez les émergents d’Asie pourraient annoncer un bouleversement de cette dynamique désinflationniste que la région « exporte » au reste du monde. Le développement accéléré de la Chine et de ses voisins asiatiques, qui va de pair avec la hausse du pouvoir d’achat de leurs citoyens et la hausse des cours mondiaux des matières premières pourraient effacer au fur et à mesure cet effet désinflationniste. Ils pourraient même être à l’origine d’effets inflationnistes sur le reste du monde.
Si les coûts salariaux restent encore largement avantageux dans ces économies émergentes, ceux-ci augmentent à un rythme sans précédent. La Chine a relevé les salaires minima des provinces de plus de 20% en 2010 et une progression similaire s’annonce déjà avec les déclarations d’une dizaine de provinces en 2011. En Indonésie, le salaire minimum continue d’augmenter à un rythme soutenu, soit de +16% en 2010. Le Bangladesh (important exportateur de produits textiles) vient d’augmenter le salaire minimum de 80% en novembre 2010. En moyenne, la hausse des salaires en Asie est largement plus importante que celle de la productivité (malgré les efforts d’investissement).
L’évolution de la population pourrait être défavorable en termes de dividende démographique. Dans le cas de la Chine, la population est vieillissante, ce qui entraînera une hausse rapide du ratio de dépendance à partir de 2010. Dans certaines régions côtières de la Chine, la pénurie de main d’œuvre a déjà été à l’origine d’une hausse des salaires.
D’ailleurs, dans ces économies globalement prospères, les revendications des salariés en vue d’améliorer leurs conditions de vie et de travail sont davantage prises en compte, notamment dans un contexte de tension sociale latente que chaque gouvernement souhaite maîtriser.
Par ailleurs, la hausse considérable des prix des matières premières sur les marchés internationaux se répercute sur les coûts de production des entreprises asiatiques, qui devront transmettre en partie cette augmentation sur les prix des biens. La hausse du prix des denrées alimentaires fait pression immédiatement sur les revendications salariales, notamment dans les pays les plus pauvres.
Enfin, l’appréciation tendancielle des taux de change des émergents d’Asie, expliqués par les meilleures perspectives de croissance, les excédents courants et les politiques anti-inflationnistes dans certains cas, augmente la facture des importateurs du reste du monde.
Selon certaines analyses, les capacités de production pourraient être délocalisées en Asie, par exemple depuis la Chine – qui est le pays où les coûts salariaux augmentent le plus vite (salaires nominaux + charges patronales avec la réforme de couverture sociale) – vers l’Asie du sud-est, où certains pays présentent toujours un avantage de coûts salariaux considérable. Mais nous pensons que cette possibilité de délocalisation est limitée. Malgré l’évolution démographique défavorable de la population chinoise, le stock de main d’œuvre nécessaire à la production de biens à l’échelle globale ne peut être que très partiellement substitué par la main d’œuvre disponible en Asie du Sud- est. En effet, la somme des populations actives des pays d’Asie du Sud-est (hors Inde) où le salaire est plus faible qu’en Chine ne représente qu’un tiers de celle de la Chine, de sorte que théoriquement seule une partie des capacités de production chinoises pourraient être délocalisées au Sud.
Qui plus est, si d’autres facteurs liés à l’infrastructure et à la « supply chain » sont pris en compte, encore moins de capacités de production seraient délocalisées depuis la Chine, les gains en compétitivité liées aux salaires seraient contrecarrés par la hausse du coût des autres facteurs de production.
Conclusions
Nous pensons que la tendance haussière des coûts de production chez les émergents d’Asie sera difficile à contenir à moyen et long terme. Les mêmes facteurs qui ont permis une trajectoire stable des prix d’exportations par le passé jouent désormais défavorablement :
- La montée des coûts reste plus forte que les gains de productivité. Cette tendance devrait persister en Chine où le gouvernement cherche aussi à assurer une meilleure protection sociale à la population et à incorporer des normes environnementales plus strictes aux processus de production.
- Les évolutions démographiques ne sont plus aussi favorables que par le passé. En Chine, le ratio de dépendance va augmenter, pénalisant à terme le taux d’épargne domestique (et l’investissement) et diminuant la croissance du stock de main d’œuvre.
- La relocalisation de la production vers des pays d’Asie du Sud (à coûts plus faibles que la Chine) ne peut être que très partielle.
- La hausse des prix de l’alimentation et de l’énergie, conséquence aussi de l’émergence des pays en développement qui en consomment davantage, devra se répercuter sur les coûts de production
La hausse inexorable des coûts de production devra se répercuter sur les marges des entreprises exportatrices et tôt au tard sur les prix d’exportation. La capacité des économies asiatiques, en particulier de la Chine, à exporter la désinflation vers le monde occidental est ainsi de plus en plus remise en question. Ce changement serait à l’origine d’un phénomène de « ré-inflation », processus initié déjà en 2007, mais interrompu par la crise de 2008/09, dont les signes vont devenir de plus en plus visibles.
NOTES
1 Le ratio de dépendance est le rapport entre la population dépendante (âgée entre 0-15 ans et de plus de 65 ans) et la population active (âgée entre 16-64 ans). Plus le ratio est faible, plus l’économie est en mesure d’épargner et de générer les ressources pour financer la croissance.
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