Dette grecque : une restructuration inévitable ?

par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse d’Amundi Asset Management

Le 4 octobre 2009, le nouveau gouvernement socialiste arrive au pouvoir, et il découvre la véritable ampleur des dégâts. Alors que le gouvernement précédent annonçait un déficit public de 6% du PIB, le nouveau premier ministre, George Papandréou, dévoile la réalité, soit un déficit de 12,7% (il sera en réalité bien supérieur, atteignant 15,4%). La situation est dramatique, notamment au regard des critères de Maastricht. La remise à plat de la « nouvelle » situation et le calcul des ratios financiers de la Grèce montrent que l’emballement de la dette est devenu incontrôlable. Les marchés se sont alors intéressés à la Grèce et autres pays périphériques, remettant en question le faible niveau des spreads souverains entre ces pays et ceux du noyau dur.

Ces spreads (anormalement bas et jamais remis en question auparavant) n’ont cessé de progresser depuis (voir tableau). A cela vient s’ajouter la faible capacité du pays à redresser la barre : le pays exporte peu et vit avec des déficits commerciaux élevés. Il dépense par ailleurs beaucoup (d’où les déficits publics), alors qu’il reçoit de l’aide de la part de l’Union européenne.

Bref, la Grèce vit encore plus au-dessus de ses moyens qu’on ne le croyait… Et pour couronner le tout, hormis ses « déficits jumeaux » (concomitance de déficit courant et de déficit budgétaire), l’économie souterraine pèse, selon la banque mondiale, près de 28% du PIB : l’évasion fiscale handicape l’économie et l’efficacité des mesures de rigueur, au moment même où un bon taux de collecte fiscale serait vital.

En mai 2010, FMI et Union européenne sont forcés de voler au secours de la Grèce via des prêts de 110 milliards d’euros, des prêts conditionnels à la mise en place d’un plan de rigueur budgétaire et fiscale, permettant, malgré un impact très négatif sur la croissance (récession de 4,5% en 2010, et sans doute de 3% en 2011), de ramener les déficits publics à 10,5% en 2010, avec une cible à 7,5% en 2011. En revanche, la progression de la dette devient hors de contrôle : 128% en 2009, 143% en 2010 et plus de 150% en 2011…

L’Union européenne a vraisemblablement commis trois erreurs de taille :

  • Elle a conservé une attitude plus réactive que proactive, considérant que le pacte de stabilité suffirait à garantir la rigueur… mais comment sanctionner la Grèce alors que l’Allemagne et la France ne l’ont pas été lors du dépassement de leur propres déficits publics ?
  • Elle a cru – ou tenté de faire croire – que les problèmes de dette étaient davantage des problèmes de liquidité que des problèmes de solvabilité. Si cela nous semble vrai dans le cas de l’Espagne, ce n’est à l’évidence pas le cas s’agissant de l’Irlande ou de la Grèce.
  • Elle a sans doute sous-estimé l’interdépendance entre dettes bancaires et dettes souveraines.

De grandes questions se posent désormais : Est-il envisageable que la Grèce soit capable de maîtriser sa dette et de la rembourser sans être contrainte de la restructurer ? Dans le cas contraire, la Grèce peut-elle « tenir » jusqu’à la mise en place du MES, mi- 2013 ? Dans le cas d’une restructuration (pré ou post 2013), quelle forme prendrait-elle : rééchelonnement, décote, les deux ? Et quelle serait la décote ?`

Bien sûr, les discours officiels (UE, FMI, banques centrales, …) démentent tout risque de restructuration ou de défaut. D’autres alimentent les rumeurs, notamment Otmar Issing, ancien chef économiste et membre du directoire de la Bundesbank, qui considère au contraire que la restructuration est désormais inévitable. Dans le Financial Times, l’ancien gouverneur de la banque centrale argentine, Mario Blejer, n’hésite pas qualifier la zone euro de « chaîne de Ponzi géante », L’histoire des restructurations montre par ailleurs que ce sont davantage les marchés financiers que les pouvoirs politiques qui ont conduit à des restructurations : la volonté politique est une chose, détenir des titres obligataires dépréciés d’un pays qui ne contrôle plus sa dette en est une autre… 

En mars, compte tenu des difficultés de la Grèce, les pays européens ont décidé d’assouplir les conditions de remboursement de la Grèce, et ils ont accepté une baisse du taux d’intérêt et un allongement de la durée des prêts accordés en 2010, ce qui en soit peut déjà être considéré comme un genre de restructuration. Cela montre bien la sévérité de la crise grecque, mais aussi – pour ceux qui en doutaient encore – la solidarité qui existe entre les différents pays européens.

Malgré cela, selon les différentes enquêtes, la grande majorité des investisseurs considèrent que la Grèce va être forcée de restructurer sa dette avant 3 ans. Il faut dire que pour revenir à un ratio de dette publique/PIB de 60%, il faudrait que ce pays dégage chaque année un excédent primaire de 6% du PIB : un exploit impossible pour un pays comme la Grèce.

Parmi les pays industrialisés, seule la Norvège y parvient, grâce essentiellement à la manne pétrolière ! La Grèce ne dispose pas d’un tel atout, malheureusement… et ce pays est sans aucun doute l’un des plus mal positionnés des pays périphériques de la zone euro : une faible compétitivité, un euro trop fort pour le pays, une croissance trop faible, une efficacité fiscale trop faible, une évasion fiscale trop grande… En outre, un retour gagnant de la Grèce sur le marché des capitaux en 2012 nous semble bien compromis et/ou bien trop coûteux, et cela risque de se dégrader encore : les marchés pourraient demander une prime de risque supplémentaire si les perspectives d’un défaut proche s’intensifient.

En mai 2010, les prévisions officielles supposaient que le déficit primaire (déficit public – service de la dette) serait de 2,4% en 2010, et que l’année 2014 se solderait par un excédent primaire de 5,9% du PIB. Il y a quelques jours, Eurostat annonçait que le déficit primaire 2010 était finalement de 4,9%… sans croissance, avec une collecte d’impôts insuffisante, il est difficile d’améliorer les ratios déficits/PIB, et ce d’autant plus que le service de la dette va bientôt devenir très élevé (une dette publique de 150% du PIB avec un taux de 5%, cela revient à payer chaque année 7,5% de PIB en service de la dette, ce qui représente 1/5 du budget de l’Etat grec… cette arithmétique simple montre le caractère insoutenable de la situation). La Grèce a un besoin de financement élevé, de l’ordre de 40 milliards pour la seule année 2012, et le FMI et l’UE ont présupposé que cela serait financé sur le marché… Il est cependant hautement probable que l’accès aux marchés soit insuffisant. Tant que les marchés sont fermement convaincus qu’une restructuration est inévitable, il y a fort à parier que les spreads resteront élevés, ce qui ne peut ramener le poids de la dette en territoire soutenable.

Il est vital de réduire le poids de la dette, et de revenir à des remboursements réalisables… Ce qui amène deux commentaires :

  • Il est d’une part plus facile de restructurer « à froid » qu’ « à chaud » (c’est-à-dire en pleinecrise), et de procéder à une restructuration ordonnée et volontaire.
  • D’autre part, quitte à restructurer, il est préférable de prendre des mesures d’ampleur, afin d’éviter des défauts à répétition, un peu comme le Pérou qui a fait 5 défauts en moins de 25 ans. Après une restructuration, un pays doit revenir à un niveau de dette maîtrisable lui permettant notamment de remplir ses engagements de remboursement.

De nombreuses questions se posent désormais au sujet d’une éventuelle restructuration.

Question 1 : une restructuration aurait-elle lieu avant ou après 2013 ?

L’observation des échéanciers et des performances de l’économie grecque nous incite à penser que cela devrait avoir lieu avant 2013. Cette restructuration porterait très vraisemblablement, au moins dans un premier temps, sur une extension de maturité sur la dette existante (les pays européens ont déjà accepté une extension de leurs prêts), sans décote. L’Uruguay est parvenu à faire cela en 2003 : une extension de la maturité de 5 ans supplémentaires pour 18 de ses obligations, sans décote (haircut) sur le principal, et avec des coupons inchangés. Hormis l’accalmie sur les marchés, l’étalement de la dette, et – il faut l’espérer – l’absence de contagion, un tel choix aurait également le mérite de minimiser l’impact sur les banques détentrices de la dette grecque, au moins dans un premier temps. Notons que les banques longues de papiers grecs et couvertes par des positions de CDS sont les plus à risque.

Question 2 : une simple extension de la maturité serait-elle suffisante ?

Une extension de maturité ne réduit pas le poids de la dette mais l’étale dans le temps, ni plus, ni moins. Comme il est vital de réduire la dette afin de rendre les échéances de remboursements réalisables, il y a fort à parier que, dans un second temps, soit appliquée une décote. L’Etat grec ne pourra pas dégager les excédents primaires nécessaires.

Question 3 : quelle différence entre une décote avant ou après 2013 ?

Avant 2013, ce sont les détenteurs privés qui seraient les plus impactés, tandis que dès 2013, plus de la moitié de la dette sera entre les mains des instances publiques. Dit autrement, dans le second cas, ce serait les Etats qui seraient impactés par une décote (et donc les contribuables). Il semble raisonnable de penser que les Etats préfèreront que le coût soit financé par les porteurs initiaux de la dette, les investisseurs privés.

Question 4 : la décote peut-elle s’appliquer à toute la dette grecque ?

Rappelons que 95% de la dette grecque sont de droit grec (sans clause d’action collective (CAC)), tandis que 5% sont de droit anglais, avec des CAC, et une hyper-majorité des 2/3 pour les titres émis avant 2004 et de 3/4 pour ceux émis après 2004. Autrement dit, l’Etat grec peut très facilement appliquer une décote sur la première dette, et moins facilement sur la seconde. Il est dès lors vraisemblable que la décote ne s’applique que sur la dette de droit grec, et que les détenteurs de dette de droit britannique soient « protégés ».

Question 5 : quelle est la durée potentielle d’une restructuration ?

La restructuration d’une dette souveraine de droit national peut être effectuée assez rapidement, mais elle ne saurait toutefois se faire en moins de 5 ou 6 mois… un délai qui pourra sembler bien long pour les marchés financiers. Les besoins de financement pour 2011 sont quasiment couverts grâce au FMI et à l’UE. La crise s’intensifiera en 2012 si la Grèce a des difficultés d’accès au marché des capitaux. Comment pourrait-il en être autrement avec le niveau de spreads et des investisseurs qui considèrent inévitable une restructuration ? Tout cela devrait sans doute inciter à restructurer le plus rapidement possible, dès 2011, alors que la Grèce n’a pas besoin de financement.

Question 6 : quel est la décote qui risque de s’appliquer sur la dette de droit grec ?

L’objectif serait, rappelons-le, de ramener la dette vers un niveau gérable pour la Grèce. L’idée n’est pas de conserver une dette hors de contrôle. Autrement dit, pour éviter des défauts en cascade au cours des années à venir, la décote devra être conséquente. Il s’agira de convaincre les marchés que la Grèce est enfin sortie de la situation d’emballement de la dette publique. Une décote de 30% ramènerait le ratio dette publique/PIB vers les 100%, ce qui peut apparaître encore excessif. Pour information, la dette grecque 10 ans vaut environ 55%, et une décote de 30% semble être un minimum pour rendre la situation gérable pour l’Etat grec.