par Hervé Goulletquer, économiste au Crédit Agricole
L’UE est un animal bizarre et il y a souvent des incompréhensions mutuelles entre les « officiels » et les marchés. Ces derniers sont à la recherche de réactivité et de lisibilité, tandis que les premiers, avec l’exception notable de la politique monétaire, sont plus dans un mode réactif, après avoir clairement identifié que le changement est préférable au statu quo.
L’Europe est un Objet Géopolitique Mal Identifié. L’Union Européenne (UE) est plus qu’un État-Nation ; elle n’est cependant pas une Fédération. Faut-il penser avec Vladimir Poutine (un expert en la matière), parlant une fois de l’UE, que tous les Empires et toutes les Fédérations sont voués à disparaître ?
Qui est à même de déterminer le Limes de l’UE? L’UE paraît prise dans une contradiction : d’un côté, les limites de l’expansion géographique de l’UE ne sont pas connues avec précision ; de l’autre, seul un espace économique cohérent permet une efficacité dans les actions de convergence.
L’UE a un « curieux » mode d’emploi. L’UE va de l’avant vers plus d’intégration quand le risque de régresser devient trop important ; pour dire autrement, quand le coût de l’immobilisme dépasse celui du changement. La vitesse de changement, c’est-à-dire aller de l’avant vers davantage d’intégration, est donc largement inconnue. Elle dépend des évolutions de l’environnement (celles-ci peuvent évidemment être anticipées) et de la capacité de comprendre que le changement apportera des avantages par rapport au statu quo.
En fait l’UE ne s’est pas définie un modèle préétabli vers lequel elle cheminerait. Elle a simplement érigé un principe de fonctionnement, à savoir la subsidiarité : ne sont centralisés au niveau de l’UE que les compétences et les pouvoirs dont la mise en œuvre au niveau national serait, de façon démontrée par les faits, moins efficace. L’UE est donc davantage dans un mode réactif que prospectif. Dans tous les cas, la démarche se veut empirique. Il n’y a pas de recherche d’un optimum collectif à atteindre ; il y a simplement à démontrer que le nouveau modèle organisationnel sera supérieur au précédent, qui le plus souvent aura été démenti par les évènements. Par exemple, la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale, au sens de Robert Mundell ; mais son architecture est supérieure à celle du Système Monétaire Européen.
Il y a au moins deux risques principaux liés à cette approche :
- La prise de conscience de la nécessité d’aller de l’avant peut-être trop tardive, cela n’a-t-il pas été le cas au début de la crise souveraine grecque ?
- L’UE est un processus pensé comme étant vraisemblablement en devenir. À ce titre, tout nouveau changement ne doit pas être bloquant, c’est-à-dire empêcher le changement suivant exigé par des évolutions de l’environnement, dont on ne sait pas grand-chose ex-ante. Ce qui peut inciter à une certaine prudence.
L’Union Économique et Monétaire est un objet à finalité politique. Elle participe au processus d’intégration européenne. N’oublions pas que la construction européenne s’est appuyée successivement sur des avancées politiques et économiques : par exemple, d’accroître les pouvoirs et la visibilité du Parlement Européen au lancement du Grand Marché. L’UEM est d’ailleurs considérée comme un processus irréversible. Il n’y a pas de processus juridique en place pour quitter ou être exclu de la zone euro.
Quelles sont les origines de la crise souveraine en Europe ? Le déclencheur est la porosité entre endettement privé et endettement public. Le premier, une fois devenu excessif, pèse fortement sur la croissance économique, ce qui entraîne une dégradation des comptes publics. Si l’endettement privé est largement le fait du secteur bancaire, alors le risque de transfert de la dette vers les comptes de l’État est tout à fait réel. Là où la taille des bilans bancaires relativement au PIB est presque incommensurable (en Irlande par exemple avec un ratio de 10, dont « simplement » 3,5 pour les seules banques irlandaises), l’impact est destructeur. Les craintes liées à ces mécanismes ne peuvent rester concentrées dans le pays d’origine. En effet, une partie significative des dettes publiques est détenue par des agents économiques à l’extérieur, dont les banques de la zone euro.
Quelles sont les caractéristiques de la zone euro ? La zone euro dispose d’une monnaie unique, mais avec un fédéralisme fiscal et budgétaire réduit à la portion congrue (1% du PIB, contre à peu près 20% dans la plupart des États fédérés) et une régulation financière organisée au niveau des États-Nations.
Bien sûr, l’organisation peut apparaître un peu baroque. Mais existait-il au lancement de la monnaie unique une alternative convaincante. Attendre une intégration politique signifiait remettre à une date inconnue et assurément très éloignée l’apparition de l’euro. De plus, les faits ont prouvé que, quelles que soient ses faiblesses « congénitales », la zone euro a été un cadre plus protecteur que ne l’aurait été le Système Monétaire Européen (SME).
De plus, cette approche correspond bien au mode d’emploi décrit plus haut. Elle est à la fois empirique et expérimentale.
Elle appelle des corrections, une fois ses faiblesses révélées.
Quelles sont ces faiblesses? Un mix de laxisme poussé trop avant en termes de déficits publics (la Grèce), une croissance excessive du crédit relativement à la croissance économique, qui enfle exagérément le prix des actifs et génère d’importants déficits extérieurs (Espagne, Portugal, Irlande) et une perte de compétitivité-prix (Grèce ou Portugal pour ne retenir que deux exemples peu contestables).
Il existe une incompréhension mutuelle entre les gouvernements et les marchés. Les marchés ont été longtemps persuadés que la zone euro était finalement quelque chose d’assez proche d’une vaste Allemagne. Les spreads de taux étaient très faibles, indiquant que quel que soit le comportement des États et des agents privés de beaucoup d’entre les pays-membres, le risque-pays avait quasiment disparu. Par la suite, la complaisance a laissé place à l’impatience. Dans le déroulé de la crise (sans doute cela n’est-il pas fini), les marchés on fait preuve d’impatience face à ce qui apparaissait comme des hésitations ou des pertes de temps de la part des responsables politiques.
Les politiques n’apprécient pas beaucoup les marchés, tout en, bien souvent, se mettant dans une situation de forte dépendance vis-à-vis d’eux. Les effets d’annonce et les bonnes intentions ne suffisent pas, surtout quand la visibilité devient faible. Les marchés veulent de la réactivité et de la lisibilité. C’est ainsi qu’ils peuvent former leurs anticipations et les répéter si elles s’avèrent profitables. Le jeu devient alors « gagnant-gagnant » pour les deux protagonistes. Il n’en a pas toujours été ainsi sur la période récente.
Au cours du passé récent, beaucoup a été fait pour renforcer les structures de l’UE, spécialement en matière de gestion de la liquidité et de gouvernance :
- rendre disponible les ressources nécessaires pour faire face à la crise de liquidité des souverains de la périphérie de la zone euro ;
- renforcer le pilier budgétaire de la gouvernance au sein de l’UE ; créer un pilier « macroéconomique » pour la gouvernance de l’UE.
Mais beaucoup reste encore à faire. L’UE, depuis plus d’un an, gère la crise de liquidité d’un certain nombre de ses pays-membres. Mais une crise de liquidité est par nature temporaire. Les refinancements proposés ne peuvent devenir permanents et atteindre des montants « astronomiques » (songeons au bilan des banques irlandaises dix fois supérieur au PIB). Une crise de liquidité qui dure se transformera en crise de solvabilité. Si le ratio dette publique/PIB est trop élevé, il ne reste qu’à réduire le numérateur (cela s’appelle un défaut) ou augmenter le dénominateur (avoir davantage de croissance, soit en volume, soit en prix). A aujourd’hui, le très haut degré d’imbrication économique et financière entre les pays de l’UE ne fait pas retenir la perspective du défaut. On ne peut donc échapper à la question de comment créer les conditions de davantage de croissance dans les pays de la périphérie d’abord et au niveau de toute l’UE ensuite.
Par le passé (avant le lancement de l’euro), les consolidations budgétaires réussies en Europe créaient les conditions de davantage de croissance au travers de la dévaluation et d’une baisse marquée des taux d’intérêt. Le premier outil n’est plus utilisable et le second est largement entre les mains des institutions européennes. L’Europe n’échappera pas vraisemblablement à de transferts budgétaires vers les pays de la périphérie en grave panne de croissance (un ré-aiguillage des fonds structurels ?). N’oublions pas que les économies de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal (les pays qui ont demandé l’aide de l’Union) pèsent 6,5% de celles des autres membres de la zone euro. Si ces derniers transfèrent 1% de leur PIB, les premiers reçoivent l’équivalent de plus de 15% du leur. De toute manière, l’histoire européenne est celle de la convergence économique. La divergence observée durant la crise est un mécanisme qu’une zone en voie d’intégration plus forte ne peut accepter.
Il est important aussi que l’ensemble des pays de l’UE prennent des mesures visant à accélérer leur croissance potentielle. Ils ne peuvent se contenter d’une perspective autour de 1,5% par an. Mettre en place de façon volontaire la stratégie Europe 2020 s’impose. Pousser plus avant la logique du « Marché Unique » offre aussi des perspectives prometteuses, singulièrement dans le domaine des services.
Au final, l’Europe, à l’heure d’un Jeu de Géants sur la scène mondiale, ne pourra pas s’exonérer d’une réflexion sur son architecture politique et institutionnelle. Quel est le bon degré de solidarité voulue et assumée à l’intérieur d’une zone dont le maillage économique et financier est si dense ?
Quelles leçons à tirer pour les marchés ? Le cadre institutionnel et politique européen n’est pas stabilisé. L’Europe, en tant que rassemblement d’États-Nations aux profondes racines historiques, reste un ensemble politique en construction. À ce titre (et uniquement à celui-ci), il s’apparente moins aux États- Unis qu’à un pays émergent. Il en résulte un manque de visibilité sur la capacité de résoudre un problème économique si cela doit passer par des ajustements institutionnels. Il en résulte aussi un temps de réaction assez long, au moins relativement à celui des marchés.
Il faut se méfier d’un usage trop systématique des références extérieures. Sur la période récente, par exemple, l’expérience du défaut de nombre de souverains émergents a été mise en avant, pour justifier le diagnostic indépassable d’un destin similaire pour les pays de la périphérie de la zone euro. Pourtant, les caractéristiques de ces premiers sont souvent très différentes de celles des seconds, qu’il s’agisse de l’importance du déficit budgétaire primaire, de la devise dans laquelle l’essentiel de la dette publique est émise ou de l’importance des titres d’État dans la constitution de l’épargne des ménages.
Il est nécessaire de bien distinguer le contraste entre une intégration économique et financière poussée assez loin (même si des progrès sont encore à faire) et un cadre politique encore très centré sur les États-Nations. On l’a dit, les interdépendances économiques et financières entre les pays de la zone euro sont très fortes. Elles interdisent de ne pas prendre en compte les effets de tout évènement ou décision survenant dans un des pays-membres sur le reste de la zone ou de l’Union. Pourtant, les cadres politiques et institutionnels peuvent donner la fausse impression d’une relative étanchéité entre les faits se passant dans un pays (surtout s’il est d’un poids économique assez limité) et les conséquences chez ses partenaires.
Finissons par les tendances de fond des marchés. Le manque de visibilité sur les changements politiques et institutionnels, d’une part, et une vitesse de réaction/changement relativement lente, d’autre part, militent pour une difficulté sans doute structurelle à stabiliser les anticipations. Il devrait en résulter une volatilité de marché plus forte qu’ailleurs dans le monde avancé.
Il n’empêche que la tendance à une plus grande intégration politique de l’Union Européenne, au moins de la zone euro, favorisera encore davantage d’intégration économique et financière ; les marchés de capitaux n’échapperaient pas à ce processus de concentration poussé plus avant ; cela serait bénéfique en termes de liquidité et de profondeur des marchés.
Les spreads de taux sont sans doute exagérément élevés entre les titres d’État de la périphérie de la zone euro et ceux de l’Allemagne ; la question-clé est celle du signal politique de la décrue. Les tergiversations récentes ont sans doute fait perdre à l’euro une partie de son statut de co-monnaie de réserve en devenir. Il devrait le retrouver.
Retrouvez les études économiques de Crédit Agricole