par Frederik Ducrozet et Isabelle Job, économistes au Crédit Agricole
La BCE a monté une nouvelle fois ses taux, mais elle prend toujours soin de la périphérie en maintenant sous perfusion de liquidité les banques fragilisées par la crise.
Conformément à ce qu’elle avait annoncé le mois dernier, la BCE a procédé à un nouveau relèvement de 25 pdb de son taux directeur. Ce tour de vis intervient en plein regain de tensions sur les souverains européens, suite à la menace de S&P de mise en « défaut sélectif » de la Grèce en cas d’application de la proposition française pour faire participer les créanciers privés au sauvetage financier du pays et dans le sillage de la dégradation par Moody’s de quatre crans de la note portugaise.
Les marchés s’interrogent d’ailleurs sur le bien-fondé d’un tel resserrement monétaire dans ce contexte financier très chahuté et compte tenu des signes palpables de ralentissement économique, source à terme de désinflation.
Néanmoins la BCE n’a de cesse de rappeler son principe de séparation entre une politique conventionnelle dédiée à l’objectif exclusif de stabilité des prix à moyen terme et une politique non-standard visant à approvisionner coûte que coûte le système financier en liquidité là où persistent des dysfonctionnements de marchés. L’argument suivant lequel la politique monétaire ne peut être fixée pour seulement 6% des pays est recevable. Avec une inflation en zone euro qui flirte avec les 3%, un taux refi porté à 1,5% (soit un taux réel toujours très négatif) n’est pas du tout synonyme de durcissement de la politique monétaire, mais signifie seulement un moindre degré de souplesse. Pour les pays de la périphérie, l’important n’est pas tant le prix de la liquidité, lequel reste peu onéreux, que son accès.
Et, le fait que la BCE continue de mener des enchères illimitées à taux fixe permet de maintenir sous perfusion les secteurs bancaires fragilisés par la crise. De plus, comme elle l’avait fait pour la Grèce, la BCE a décidé d’assouplir ses critères d’éligibilité pour le Portugal, afin de continuer à accepter en collatéral les obligations de l’État portugais. Ceci constitue une vraie bouffée d’oxygène pour les banques du pays, souvent exclues du marché de gros de la liquidité. Autrement dit, la BCE prend toujours autant soin de la périphérie.
Dans le même temps, l’inflation qui motive le geste de la BCE est, avec la flambée du prix des matières premières, un phénomène global qui, selon toute logique, aurait dû conduire à une réponse plus unifiée et homogène de la part des Banques centrales. Or, Fed et BoE restent de marbre mettant en exergue les risques baissiers sur la croissance et la nature transitoire des tensions inflationnistes, pour justifier le maintien de politique monétaire ultra-accommodante.
Compte tenu de la fragilité de la reprise et sachant que des taux bas facilitent et/ou permettent de lisser dans le temps les ajustements bilanciels des agents privés et publics, un tour de vis monétaire peut en effet sembler prématuré. En même temps, les pressions inflationnistes en provenance de l’amont sont bien réelles et l’argument suivant lequel leur diffusion vers l’aval se heurte à l’ampleur des capacités inemployées (sur les marchés des biens et du travail) soulève l’épineuse question de la profondeur des cicatrices laissées par la crise. En effet, personne ne sait très bien aujourd’hui estimer les pertes en capital, humain ou physique, occasionnées par la crise.
La persistance d’un chômage élevé de longue durée entraîne une baisse de l’employabilité de la main d’œuvre et des tensions sur le marché du travail (les fameux effets de second tour) pourraient se matérialiser plus précocement qu’anticipé – i.e. à un niveau de taux de chômage plus élevé. Ce constat parait aussi valide dans la sphère productive avec une demande qui pourrait venir buter plus rapidement sur des contraintes d’offre notamment là où les capacités détruites (notamment dans les secteurs de la finance ou de la construction) s’avèrent finalement plus importantes qu’anticipé. A cet égard, le taux d’utilisation des capacités de production dans l’industrie pour l’ensemble de la zone euro est d’ores et déjà revenu à sa moyenne de long terme, à 81% au deuxième trimestre 2011. Autrement dit, les curseurs d’avant-crise ne sont plus nécessairement aujourd’hui de bons repères, ce qui rend le diagnostic conjoncturel plus incertain pour guider les actions des Banques centrales. Sur cette seule base, il est donc difficile d’incriminer une Banque centrale plus qu’une autre même si ces dernières ont choisi des voies antagonistes.
En revanche, des taux trop bas pendant trop longtemps peuvent nourrir des déséquilibres financiers à l’échelle globale avec à la clef un risque de débouclage désordonné. Dans les pays avancés, la purge des bilans, privé et public, est loin d’être achevée et un univers de taux bas peut maintenir l’illusion de dettes soutenables tout en freinant le processus nécessaire d’assainissement. Ces économies encore très léveragées restent, en effet, vulnérables à des chocs économiques et/ou financiers, la poursuite du désendettement apparaissant de ce point de vue indispensable pour solidifier les bases de la croissance. Dans les pays émergents, les Banques centrales semblent dans une impasse.
Des signes patents de surchauffe dans les grands pays de la zone appelleraient une réponse de politique monétaire plus agressive. Mais, avec des taux d’intérêt très bas chez nous, ces rendements plus juteux attirent des flux de capitaux de nature spéculative (comme les opérations de portage utilisant le dollar ou le franc suisse comme monnaie de financement), lesquels exercent de fortes pressions à l’appréciation de leur monnaie, nourrissent une croissance rapide du crédit et alimentent le gonflement des prix d’actifs, notamment des prix immobiliers. Les politiques macro-prudentielles (hausse des réserves obligatoires) et la mise en place de contrôle de capitaux ne semblent pas à ce jour capable de stopper ces mécanismes cumulatifs. Ces pays se retrouvent alors à la merci d’un changement de perception, lequel peut être radical et déclencher un renversement brutal des flux de capitaux (sudden stop), une correction plus ou moins violente du taux de change et des prix d’actifs (lesquels rappelons-le servent souvent de collatéral aux dettes accumulées). Les pays les plus sensibles à ces mouvements de balancier de la finance sont ceux présentant des déséquilibres de balance des paiements, comme la Turquie par exemple.
En définitive, la montée des déséquilibres financiers liés aux effets distorsifs précédemment évoquées tendrait à donner raison à la BCE, qui souhaite éviter l’écueil de politique monétaire trop accommodante pendant trop longtemps. Son isolement est en revanche problématique. Dans un monde globalisé et interconnecté, ce manque de coordination conduit à des équilibres instables et potentiellement dangereux. Pour veiller à la stabilité financière globale, s’il est du devoir de l’Europe d’apporter une réponse globale et décisive à la crise des dettes souveraines, il est de la responsabilité de la Fed de prendre en considération les effets d’externalités négatives liées à ses actions. Pour les États-Unis, ceci signifie sans doute de retirer plus vite la perfusion monétaire et d’accepter des ajustements plus coûteux aujourd’hui en accélérant la purge des bilans privés et en entamant celle de l’État pour repartir demain sur des bases assainies.