par Hervé Goulletquer, économiste au Crédit Agricole
Il y aurait de bonnes raisons pour appeler de ses vœux à un « serrage de vis » que ce soit en termes de politique économique ou de régulation bancaire ; mais le « corps économique » de l’espace Atlantique-Nord n’est sans doute pas en mesure de le supporter, au moins sous la forme d’une trithérapie un peu lourde, appliquée partout et au même moment. Sortir d’une récession de bilan ne se fait que par la croissance, qui permet le lent travail de consolidation des comptes financiers.
L’époque est à nouveau à revoir à la baisse les prévisions de croissance. Cela vaut avant tout pour les pays développés ; nous avons revu nos prévisions 2011 et 2012 de respectivement 1,9% et 2,5% en juin à 1,4% et 1,8% en septembre. Les États-Unis sont au cœur du processus de révision. La croissance économique n’y sera pas de 2,4% cette année, mais de seulement 1,6%. Pour l’an prochain, l’estimation passe de 2,9% à 1,8%. Pour l’essentiel, l’Europe va s’ajuster à ce tempo moins allant de l’économie américaine, sachant que le réglage de la politique budgétaire continuera de peser sur la dynamique de croissance. Du côté des pays émergents, la capacité de résistance aux mauvaises nouvelles venues d’Occident devrait se confirmer. Alors que la demande intérieure privée continuerait de progresser à bon rythme, beaucoup d’entre eux ont les moyens en termes de politiques budgétaire et monétaire de parer l’essentiel des implications négatives de l’inflexion de croissance attendue aux États-Unis et en Europe. Ainsi, la progression du PIB du monde émergent en 2012 est prévue aujourd’hui à 6 ,0%, contre 6,4% il y a trois mois. La révision est sans doute inférieure à la marge d’erreur usuelle entourant des prévisions de croissance.
Revenons-en aux États-Unis et essayons de comprendre le sens à donner à la révision à la baisse de la croissance. Il y a plusieurs choses à dire. Tout d’abord, l’essentiel de la correction pour cette année est à mettre au compte de la contreperformance intervenue au cours du premier semestre. On s’attendait à quelque chose autour de 2% (en rythme annuel) et ce fut au final 0,7%. L’explication est surtout à rechercher dans deux chocs ponctuels : une hausse des cours des matières premières, singulièrement de ceux du pétrole, qui s’est interrompue sur la période récente et les effets négatifs sur la chaine mondiale d’approvisionnement du tremblement de terre au Japon. Ce diagnostic doit être gardé à l’esprit quand on s’interroge sur les conséquences du ralentissement économique en cours, à en croire les indicateurs conjoncturels récents. Le rythme de croissance ex-ante de référence ne doit pas être le 0,7% observé, mais sans doute quelque chose autour de 2%. À ce titre, le risque d’entrée en récession, si tant est qu’il existe, n’est pas imminent. Même s’il est indéniable que les indicateurs conjoncturels récents envoient l’image d’une croissance qui s’affaiblit.
Il faut d’ailleurs s’arrêter un instant sur la signification de la récession dans l’environnement actuel. On le sait, la récession de 2008-2009 n’était pas de la nature cyclique observée le plus souvent : à savoir le moment faisant suite à une période de surchauffe de l’économie, alimentant les pressions inflationnistes et poussant la Banque centrale à monter ses taux directeurs. Au final, l’action délibérée de politique économique et le surcroît d’inflation font basculer l’économie dans la récession, qui s’interprète comme une purge nécessaire. La chronique du dernier épisode de croissance négative a été différente : un excès de dette a propulsé le prix de nombre d’actifs à un niveau trop élevé au regard des fondamentaux. Une correction baissière s’en suit, qui met à mal l’équilibre des bilans des agents économiques concernés. Ceux-ci n’ont alors de cesse d’épargner davantage et donc de freiner leurs dépenses pour consolider leurs bilans. Si le phénomène est de large ampleur, alors l’économie concernée enregistre une récession de bilan.
C’est ce qui s’est passé aux États-Unis il y a trois ans de cela. Il est important de noter que cette récession d’un genre différent n’est en rien une purge ; mais une maladie à soigner vigoureusement. Il faut absolument empêcher l’enclenchement d’une spirale déflationniste (la debt deflation) et recréer les conditions d’un retour à la croissance (en volume, voire, dans une certaine mesure, en prix), seul moyen « sain » de desserrer l’effet étouffant d’un trop plein de dettes. La crainte actuelle est qu’une sorte de réplique de cette première récession se produise, centrée non plus sur le secteur privé (les ménages et les institutions financières), mais sur le secteur public. Comme déjà dit, ce risque ne doit pas être surestimé, même s’il existe. De plus, la façon d’empêcher un enchaînement qui mènerait à une réplique est d’agir maintenant (cf. plus avant).
Ensuite, il y a sans doute une prise de conscience qui se fait chez la majorité des économistes qui suivent les États-Unis (qu’ils soient américains ou non, en provenance des milieux officiels ou du secteur privé). La croissance des prochaines années ne sera finalement pas aussi forte que longtemps espéré. Souvenons-nous des prévisions de la Réserve fédérale, la Banque centrale des États-Unis, proposées en juin dernier : la croissance du PIB devait être autour de 3,5% en 2012 et plus rapide encore en 2013. Le dernier consensus fait état d’une croissance d’au moins un point inférieur et, comme déjà mentionné, nos prévisions sont significativement plus basses.
Il commence à être admis qu’au sortir d’une récession de bilan la reprise économique est amoindrie par le comportement moins dépensier des agents qui s’emploient à réduire leur niveau de dette. Les études académiques s’entendent sur l’idée des ratios à ne pas dépasser si on ne veut pas que la dette soit un obstacle à la croissance1 : entre 80% et 100% du PIB pour ce qui est des administrations publiques, 90% pour les entreprises et 85% pour les ménages. En 2010, aux États-Unis, le ratio atteignait 92% pour les administrations et 96% pour les ménages. À ce titre, on est sans doute en droit de considérer que la croissance américaine sera pour un temps moins rapide que précédemment. Elle était de 3% en moyenne dans les années qui ont précédé la dernière crise ; pourquoi ne pas faire le pari de quelque chose autour de 2% ? Cette perspective, qui ne peut donc qu’assombrir les prévisions de croissance de la zone euro, pose de délicates questions de politique économique. Celles-ci sont valables pour les deux côtés de l’Atlantique. Dans un environnement de croissance molle, qui plus est avec une confiance des investisseurs et plus généralement des entreprises, ébranlée par les mouvements de marché et par les crises du souverain, le réglage doit être pesé au trébuchet. Bien sûr, un premier niveau d’analyse fait conclure que, de quel côté qu’on se retourne, l’heure est au « serrage de vis ». Du côté de la politique budgétaire, l’état des comptes publics (qu’il s’agisse du déficit ou de la dette) et les inquiétudes exprimées par les marchés font conclure à l’incontournable nécessité de remise en ordre. Du côté de la politique monétaire, le bas niveau des taux directeurs et la forte augmentation de la taille du bilan des Banques centrales incitent à considérer que les marges de manœuvre sont dorénavant épuisées et que le temps de la normalisation est presque venu. Pour ce qui est de la réglementation bancaire, la crise a si bien montré un manque de fonds propres, des leviers d’endettement trop élevés et un accès à la liquidité en rien garanti à tout moment qu’il est nécessaire de renforcer le niveau des contraintes exigées. Ce triple constat vaut en général pour la totalité du monde développé.
Les événements récents envoient plusieurs messages de grande importance :
- La sortie d’une récession de bilan ne se fait que par la croissance, qui permet le lent travail de consolidation des comptes financiers ;
- Au sortir d’une récession de bilan la croissance est faible, en fait, plus faible qu’attendu ; de plus, elle est sensible à toute vague d’anticipations négatives ; si elles sont bien compréhensibles, eu égard à la nécessité de revoir à la baisse les perspectives de croissance, elles sont aussi dangereuses, au titre de leurs effets négatifs sur un tempo d’activité déjà mou ;
- Il y a de bonnes raisons, toutes choses égales par ailleurs, pour appeler de ses vœux à un « serrage de vis » que ce soit en termes de politique économique ou de régulation bancaire ; mais il apparaît que le « corps économique » de l’espace Atlantique-Nord n’est sans doute pas en mesure de le supporter, au moins sous la forme d’une trithérapie un peu lourde, appliquée partout et au même moment.
L’environnement économique n’est pas aussi porteur qu’espéré aux États-Unis et en Europe. À ce titre, le réglage de politique économique doit être adapté. L’exercice n’est en rien facile. D’un côté, il faut agir vite et en trouvant le bon calibrage pour casser la vague en cours d’anticipations négatives ; de l’autre, il faut s’assurer qu’un usage extrême des outils de politique économique à court terme n’hypothèque pas la capacité d’un retour à la normale, dans un deuxième temps. En fait, la différentiation doit être double : par instrument pays par pays et entre pays.
Aux États-Unis, le marché semble accepter l’idée qu’il existe une opportunité d’avoir un réglage budgétaire expansionniste à court terme, à condition en quelque sorte de le « gager » sur un engagement ferme et crédible de remise en ordre des comptes publics au cours des années suivantes. Ce serait une erreur de la part des pouvoirs exécutif et législatif de ne pas profiter de ces degrés de liberté. En la matière, les querelles politiciennes doivent cesser, simplement parce qu’il y va de l’intérêt du pays. Pour ce qui est de la politique monétaire, les marges de manœuvre sont étroites. Néanmoins, une double mission serait opportune : gérer les anticipations dans un sens positif en attendant davantage de traction sur la croissance en provenance de la politique budgétaire et gérer, si tant est que cela soit possible, le bilan de la banque centrale de telle façon que le prix des actifs risqués puisse être tiré vers le haut.
En zone euro, le desserrement des contraintes devrait être recherché principalement du côté de la politique monétaire. D’une part, la normalisation du niveau des taux directeurs de la BCE est déjà interrompue et on ne peut exclure qu’une nouvelle baisse n’aura pas lieu ; de l’autre, la fourniture de liquidité aux banques de la zone sera assurée autant que de besoin et les achats de titres d’État seront ajustés en fonction des conditions de marché et du rôle du Fonds européen de stabilité financière. Du côté des politiques budgétaires nationales, trois constats apparaissent. Premièrement, le réglage d’ensemble restera restrictif ; deuxièmement, il est impératif que l’Irlande et le Portugal respectent à la lettre le plan de marche sur lequel ils se sont mis d’accord avec les autorités européennes et le FMI, car c’est ainsi que les résultats sans doute moins probants obtenus par la Grèce pourront être pris par les marchés juste comme « l’exception qui confirme la règle » ; troisièmement, et c’est à ce niveau que la différentiation par pays doit jouer, l’Allemagne, accompagnée peut-être par certains autres membres de l’UEM, devrait décider d’une politique budgétaire davantage expansionniste. L’initiative est assurément souhaitable ; reste à discuter si elle est possible.
En matière de régulation bancaire, bien sûr renforcer la stabilité financière des établissements s’impose. Aujourd’hui, le marché exprime des doutes, principalement sur les banques européennes ; ce qui participe d’une plus grande difficulté de refinancement de celles-ci. Ces interrogations sont malvenues, alors même que les ambitions sont tendues vers le soutien à l’activité économique. Il ne faudrait simplement pas que les banques ne puissent assurer leur rôle de courroie de transmission d’un réglage monétaire accommodant ; soit parce que la courbe des taux est trop plate (l’argument a toutefois peut-être moins de poids en Europe qu’aux États-Unis), soit parce que la mise en place d’une réglementation plus stricte va trop vite, relativement à l’état de l’économie, soit par ce que les marchés n’ont pas assez confiance.
Sur ce dernier point, la comparaison en défaveur des banques européennes, par rapport à leurs homologues américaines, peut être analysée en termes de ratio de capital. Les causes de la différenciation sont sans douter moins à rechercher au niveau du numérateur. Depuis 2008, le capital de banques européennes a augmenté de 414 milliards USD, contre 314 milliards pour les américaines (chiffres de l’IFI). La différence semble venir du dénominateur : l’exposition au risque souverain « pèse » 8% des actifs dans les établissements européens, contre 3% chez leurs consœurs américaines. À ce titre, remettre de l’ordre de façon crédible dans les comptes publics n’est ni plus ni moins qu’une impérieuse nécessité.
On le voit, le chemin menant à la consolidation des perspectives de croissance est accidenté. Les instruments de politique économique doivent être utilisés à bon escient au bon moment, par des responsables qui, à l’heure actuelle, font encore preuve de réticences, au moins pour certains d’entre eux. Ces difficultés expliquent l’attitude attentiste et emprunte de pessimisme des marchés. À chacun de comprendre que le retour dans la récession n’apporterait rien de bon.
Retrouvez les études économiques de Crédit Agricole