par Curt Custard, Responsable Global Investment Solutions chez UBS Global Asset Management
Malheureusement, aucun homme politique n’a jamais été récompensé pour avoir évité une crise. A travers le monde, nous assistons à une crise dont la résolution nécessite l’absorption d’une potion amère à base d’austérité, édulcorée de création monétaire, qu’un transfert de richesses conflictuel ne manquera pas de faire pétiller – un cocktail que j’appelle ‘Fin de partie’.
La politique et les marchés entrent en collision
2011 a été une année calamiteuse pour la classe politique. Aux Etats-Unis, le ‘Super Comité’ chargé du plafond de la dette ne s’est accordé que sur sa discorde, donnant lieu à des coupes budgétaires arbitraires et automatiques. Les profonds différends politiques se traduisent par de nombreux affrontements, le dernier en date ayant porté sur la réduction des prélèvements sur les salaires. Les opérations ‘Occupy Wall Street’ se multiplient. En Europe, les responsables politiques chutent paisiblement aux élections, alors que ceux encore au pouvoir éprouvent manifestement toutes les peines du monde à défendre auprès des électeurs et des parties prenantes les décisions difficiles qu’ils doivent prendre. Au Moyen Orient, le Printemps Arabe voit le pouvoir renversé de façon plus violente par un peuple exaspéré par la pauvreté qu’il subit. Et tandis qu’en Russie les dirigeants politiques semblent avoir accepté de façon plus civilisée de rester au pouvoir en suivant la loi au pied de la lettre grâce à la rotation de leurs titres, les récents événements qui ont eu lieu dans les rues de Moscou laissent entrevoir la possibilité d’une version hivernale russe du Printemps Arabe. En résumé, les dirigeants politiques en ont pris pour leur grade.
Dans certaines régions, et en particulier dans la zone euro, la classe politique a l’impression d’être à la merci des marchés. Certains protestataires se plaignent que le capitalisme l’emporte sur la démocratie. Cependant, il ressort des conversations que j’ai avec mes clients et mes confrères le sentiment que les politiques ont pris le pas sur les marchés, et que les cours de certains actifs financiers fluctuent davantage au gré des décisions politiques que des fondamentaux économiques. Il semble que les systèmes politique et financier, qui étaient jusqu’ici dissociés, soient désormais imbriqués Malgré le temps qui passe, les dirigeants politiques sont toujours aux prises avec les mêmes crises qu’en 2008, c’est- à-dire les déséquilibres entre créanciers et emprunteurs, entre l’est et l’ouest, et entre possédants et démunis. Ces crises présentent des symptômes différents selon les régions, mais se traduisent toutes par un malaise commun aux politiciens et aux électeurs. Quand la marée ne monte plus, il faut savoir dans quel bateau on se trouve.
La crise mondiale préoccupe tous les investisseurs. Les discussions se sont déplacées des domaines traditionnels, tels l’économie ou les fondamentaux des entreprises et des pays, vers des domaines auxquels les investisseurs sont plus étrangers comme la philosophie politique et économique, la culture et l’Histoire. Alors que les politiques tergiversent et que les marchés s’agitent, les consommateurs et les investisseurs, rendus trop nerveux, rechignent à dépenser et l’économie commence à s’en ressentir. Le manque d’investissement alimente l’anxiété, et entretient le cercle vicieux.
L’éventail des solutions est limité. Chacune d’entre elles est susceptible d’être douloureuse pour certaines catégories de la population, et nécessitera donc du courage politique – ce qui semble manquer aujourd’hui. En ce qui concerne les pays développés, je ne vois que trois moyens de s’attaquer aux problèmes actuels.
1ère solution : se serrer la ceinture
On dit que toutes les choses ont une fin, et cela vaut aussi pour le désendettement. Les pays occidentaux pourraient se résoudre au fait que la croissance des années à venir ne ressemblera pas à celle des reprises précédentes. Les Etats-Unis et l’Europe pourraient connaître des taux de croissance à long terme bien inférieurs à ceux observés jusqu’ici. Au bout du compte, la dette sera remboursée à son échéance, et les excès du marché immobilier américain pourraient être purgés. Toutefois, cela se traduirait par un chômage structurel plus élevé tant que durerait le désendettement, moins de protection sociale (ou de prestations sociales) et, probablement, plus d’impôts. Il reviendra aux électeurs de chaque pays de décider si l’effort d’austérité en vaut le coût social. Selon toute vraisemblance, l’Occident suivra la voie du Japon, même si les facteurs démographiques aideront certains pays, comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni, dont les populations vieillissent moins rapidement.
Si les Etats-Unis ont opté pour un désendettement lent en raison de leur réticence à diminuer les dépenses publiques ou à augmenter les impôts, le Royaume-Uni a adopté une approche plus radicale. La coalition au pouvoir a réduit les dépenses publiques de manière drastique en taillant dans les budgets et les effectifs du secteur public, et en réformant les retraites. Ces décisions n’ont pas été sans conséquences, et le pays a connu ses grèves les plus importantes depuis 30 ans. Qui plus est, le ralentissement européen pourrait projeter le Royaume-Uni en récession. Face à ce ralentissement économique annoncé, il sera important d’observer si les décideurs politiques ont suffisamment de volonté pour mener à bien les réformes.
D’autres pays se voient imposer de l’extérieur la thérapie économique de ‘choc bref et intense’ du Royaume-Uni. Comme lors de la crise asiatique de 1997-98, le FMI (avec le soutien de l’Allemagne cette fois) oblige les pays en difficulté de la zone euro à mettre en place des plans d’austérité qui impliquent d’importantes coupes budgétaires. Touchées par ces mesures, les populations ont réagi par des manifestations et des émeutes. Pour l’Italie et la France, ce processus ne fait que commencer – même si jusqu’ici ils n’ont pas eu recours au FMI. Si la tendance à l’austérité venait à s’intensifier au niveau mondial, l’économie du globe tomberait dans une version du paradoxe de l’épargne de Keynes, la baisse de la demande entraînant celle des revenus alors que les gouvernements ne pourront ou ne voudront pas briser le cercle vicieux. C’est ce qui se passe en Grèce, où les recettes fiscales chutent plus vite que le gouvernement ne peut réduire les dépenses publiques.
Si la situation se dégradait trop dans les pays souffrant de l’austérité, leurs habitants décideraient de migrer vers des pays plus riches. En Irlande, on assiste à un exode vers les Etats-Unis et ailleurs. Ironie du sort, il aura fallu, en Europe, qu’une crise éclate pour engendrer la mobilité du travail qui, selon les critiques, constitue un facteur essentiel du succès de l’union monétaire.
2ème solution : la planche à billets
Depuis quelques temps, les autorités monétaires mènent des politiques peu orthodoxes. La Réserve fédérale américaine et la Banque d’Angleterre ont lancé un ‘assouplissement quantitatif’ destiné à faire baisser les taux d’intérêt et stimuler la croissance du crédit. Le champ d’action de la Banque Centrale Européenne n’a pas été aussi large. Elle s’est restreinte à l’achat d’un nombre limité d’obligations tout en stérilisant son intervention.
Compte tenu de l’expérience d’hyperinflation vécue par l’Allemagne au début des années 20, son gouvernement actuel est très réticent à l’idée que la BCE donne l’impression qu’elle fait tourner la planche à billets. Malgré les fortes pressions qu’il subit, Mario Draghi, le Président de la BCE, reste fermement opposé à une politique d’intervention illimitée et de monétisation (connue plus familièrement sous le nom de planche à billets). Mais la situation est très mouvante, et il ne faut pas partir du principe que la BCE pourra résister à ces pressions indéfiniment.
Toutefois, les autorités monétaires devraient peut-être se résoudre à cette solution. Si les banques centrales engageaient une monétisation coordonnée de la dette en finançant les déficits publics, l’économie mondiale bénéficierait d’un puissant stimulus budgétaire. Cela comporte un certain nombre de risques, à commencer par un emballement de l’inflation, issue de deux circuits : l’un monétaire, l’autre keynésien. Du point de vue monétaire, si la croissance de l’économie incitait les banques à prêter davantage cela augmenterait la masse monétaire. (Il y aurait plus de dollars, d’euros et de livres disponibles pour acheter la même quantité de biens et services réels.) La poussée inflationniste keynésienne, elle, serait la conséquence de l’immense stimulus budgétaire sur la demande totale, qui viendrait combler l’excédent d’offre et créer de l’inflation par la demande.
Dans ces deux cas, un choc inflationniste pourrait détruire la valeur réelle des prêts bancaires et des obligations, ce qui punirait les prêteurs et récompenserait les emprunteurs. Par exemple, dans une économie endettée comme celle des Etats-Unis où l’inflation dépend dans une large mesure des salaires nominaux, un choc inflationniste de 6 % effacerait une grande partie des encours de dette à long terme.
En effectuant cette manœuvre de manière coordonnée, les principaux pays développés pourraient minimiser la dépréciation de leur monnaie les unes par rapport aux autres tout en dévalorisant leur monnaie par rapport à celles des pays créditeurs.
Cette idée semble formidable, mais elle ne marche qu’une fois, et elle ne peut marcher que par effet de surprise. Une fois le choc passé, les taux d’intérêt augmenteraient rapidement, à la fois dans le secteur public et dans le secteur privé, les investisseurs exigeant des taux nominaux plus élevés pour compenser l’inflation attendue. Beaucoup pensent que ce serait un moindre mal puisque les banques centrales pourraient essayer d’optimiser la quantité de stimulus dans l’économie, comblant ainsi l’excédent d’offre en évitant un stimulus excessif générateur d’inflation. Mais ce point de vue ignore l’autre problème majeur : l’aléa moral que représente la création monétaire de la part d’une banque centrale. Une telle action porterait gravement atteinte à son statut de rempart contre l’inflation et compromettrait son indépendance. Cela reviendrait aussi à une politisation flagrante de la politique monétaire, les dirigeants politiques exigeant le recours à la création monétaire dès que le chômage grimperait et que l’inflation diminuerait.
3ème solution : le plan Marshall Merkel
Une troisième option serait le pardon et l’oubli de la part des pays créditeurs riches. Les prêteurs pourraient annuler tout ou partie de la dette des débiteurs, soit dans l’intérêt de la stabilité du climat social, soit en échange de garanties futures qui comprendraient probablement une perte limitée de souveraineté. Pourquoi feraient-ils cela ? Pour éviter une pire éventualité. C’est exactement le même principe que le plan Marshall après la Seconde Guerre mondiale, qui consistait à aider les pays européens à reconstruire leur économie afin de contenir le développement du communisme. La réunification de l’Allemagne en est un autre exemple.
Pourquoi l’Allemagne en ferait-elle autant pour les autres pays européens ? Si certains grands pays de la zone euro abandonnaient la monnaie unique, les exportations allemandes vers ces pays s’effondreraient et les retraits massifs de dépôts bancaires dans les pays sortants pourraient provoquer une crise du système financier mondial. L’idée des « euro-obligations » revient à une version plus élaborée de ce plan. L’Allemagne prêterait son statut d’emprunteur à faible risque à ses voisins européens plus faibles, ce qui aurait pour effet d’améliorer les notes de crédit de ces derniers tout en augmentant le coût de l’emprunt pour Berlin. De la même façon, la Chine pourrait laisser sa monnaie s’apprécier plus rapidement pour éviter que les Etats-Unis ne tombent dans une récession si profonde qu’elle provoque l’effondrement de la demande d’importations ou une augmentation des droits de douane destinée à protéger les emplois menacés par les importations bon marché.
Le problème, mis à part la réticence évidente au transfert de richesse, est que cette solution peut, elle aussi, créer un aléa moral pour la partie la plus faible. L’Allemagne a raison de s’en inquiéter. C’est pour cela qu’elle a poussé les pays périphériques à mettre en place des plans d’austérité douloureux.
Il semble peu probable que la Chine efface la dette des Etats-Unis. La Réserve fédérale pourrait toutefois le faire à sa place en conservant une politique monétaire extrêmement accommodante par le biais de l’assouplissement quantitatif, ce qui dévaloriserait (en monnaie chinoise) la dette publique américaine libellée en dollars US.
Un cocktail, je vous prie
Plutôt que d’adopter une des solutions ci-dessus, il semble que les responsables politiques aient choisi de concocter un mélange des trois. C’est ce que j’appelle le cocktail ‘Fin de partie’. La potion amère d’austérité empruntée à la 1ère solution lui donne du mordant. La BCE, en assouplissant sa politique monétaire sans exclure de plus amples achats d’obligations d’Etat destinés à soulager les pays endettés de la zone euro, extrait de la 2ème solution de quoi édulcorer le breuvage. Quant à la perspective d’un transfert de richesse de l’Allemagne prospère vers l’Europe du sud, évoquée dans la 3ème solution, elle ne manquerait pas de faire pétiller le cocktail.
Au moment d’écrire ce texte, il semble qu’un durcissement des règles budgétaires fixées pour la zone euro dans les années 90 fasse partie de la solution proposée. Malheureusement, ces règles, qui avaient été soigneusement élaborées alors, ont été en grande partie ignorées ou manipulées par les dirigeants politiques qui ont suivi. A l’époque, elles avaient été justement critiquées pour leur caractère « pro-cyclique » qui permettait difficilement aux Etats de relancer l’économie par la demande en cas de récession. Elles ne faisaient rien non plus pour résoudre les différences de productivité entre les différents pays d’Europe ou pour encourager la circulation des travailleurs. Hélas, il existe bien peu d’initiatives pour résoudre ces problèmes aux Etats-Unis, peut-être parce qu’il n’y a pas de crise là-bas.
La chance sourit aux audacieux
Ce dont l’économie mondiale a besoin, c’est une classe politique courageuse – ce qui semble cruellement manquer en ce moment. A travers la planète, les électeurs bouillonnent de colère. Alors que la cote de popularité du Congrès américain est proche de son plus bas historique, les mouvements Tea Party et Occupy Wall Street proposent deux visions diamétralement opposées pour la première économie mondiale, et les partis politiques se radicalisent. En Europe, la volonté de punir les récidivistes coupables de politique économique laxiste aggrave davantage la situation pour des millions d’habitants et crée des tensions entre les nations. Au nord comme au sud de la Méditerranée, les habitants en colère renversent leurs dirigeants ou les sanctionnent dans les urnes.
Malheureusement, aucun homme politique n’a jamais été récompensé pour avoir évité une crise. Il faut s’attendre à ce que les politiques ne proposent aucun changement radical tant qu’ils n’auront pas le dos au mur. Pendant ce temps, la frustration des électeurs et des marchés persistera, et les incertitudes aussi. Il est temps de boire ce cocktail.