par Alexandra Estiot, économiste chez BNP Paribas
Shéhérazade devait raconter une histoire chaque soir afin de sauver sa vie. En tant qu’économistes, nous ne risquons pas nos vies (tant que nous ne ratons pas une réforme monétaire en Corée du Nord), mais nous avons eu à raconter la même histoire encore et encore 890 jours de suite, depuis que la crise grecque a éclaté en novembre 2009.
À la fin de l'année dernière, la crise de la dette souveraine dans la zone euro semblait connaître une accalmie, grâce à trois éléments : en Espagne, un nouveau gouvernement a été élu avec un mandat clair pour les réformes et l'austérité budgétaire ; en Italie, Silvio Berlusconi a laissé le pouvoir à Mario Monti, chef d'un gouvernement de technocrates dont le mandat est semblable ; les chefs d'État et de gouvernement de la zone euro se sont accordés sur un plan global de résolution de la crise (voir EcoWeek 11-44, «Sommet européen : l’Union (presque) sacrée»).
Début 2012, le stress a continué de reculer, grâce à l’absence de heurts dans le processus parlementaire en Italie et en Espagne et à la réussite de la restructuration de la dette grecque dans un contexte de détente monétaire. C’est en effet en début d’année que la BCE a mené ses deux opérations de refinancement à long terme (LTRO). Le rendement des titres espagnols à 10 ans, qui avait culminé à 6,87% fin novembre, a touché un point bas à 4,86% début mars, alors qu’en Italie, les obligations de même échéance voyaient leur rendement baisser à 4,83%, après un point haut à 7,54% mi-décembre. C’est alors que Mariano Rajoy, le Premier ministre espagnol, a annoncé que son pays ne pourrait tenir son objectif de déficit budgétaire pour 2012, sous le double effet d’une récession plus profonde que prévu et de dérapages budgétaires au niveau régional. Le rendement du 10 ans espagnol s’est alors envolé, gagnant 115 points de base en un mois. Dans un premier temps, l’Italie a été épargnée, pour finalement être rattrapée par le stress, et le 10 ans italien a gagné 75 pb.
Pourtant, rien n’a changé en un mois, ni en Espagne, ni en Italie. Les deux gouvernements ont toujours la même volonté et la même capacité de mettre en œuvre les mesures nécessaires : austérité budgétaire et réformes structurelles. Les perspectives économiques sont sombres dans les deux pays, mais pas plus sombres qu'il y a un mois.
La réponse des dirigeants de la zone euro n'a pas changé non plus, avec la décision décevante de l'Eurogroupe quant à la capacité de prêt maximale des deux fonds de soutien européens (FESF et MES), ne l’augmentant que de EUR 200 mds à EUR 700 mds. En tenant en compte des fonds déjà alloués à la Grèce, à l'Irlande et au Portugal, EUR 500 mds restent disponibles pour aider d’autres pays, ou fournir une aide additionnelle aux pays d’ores et déjà sous programme. Ainsi, si l’Espagne et l’Italie faisaient face à une crise de liquidité, ces fonds ne pourraient couvrir leurs besoins de financement. Pour rassurer les marchés financiers, il aurait fallu s'engager sur une somme bien plus importante, décision difficile, voire impossible, puisque la quasi-totalité des États membres ont mis en place l’austérité budgétaire… afin de rassurer les marchés financiers.
Ce qui a changé récemment, c'est la capacité de la BCE à aider. Bien sûr, elle a déjà réussi, dans le passé, à surmonter des difficultés similaires. Ainsi, elle est parvenue à mettre en place une politique d’assouplissement quantitatif « créative » avec les LTRO. Mais l’inconfort manifeste de la Bundesbank lors de la deuxième opération ferme la porte à une troisième.
Le chemin à suivre est clair. Les Etats membres doivent assainir leurs finances publiques. Mais les réformes structurelles ne font sentir leurs effets qu’avec retard. Dès lors, dans l'intervalle, la liquidité à moindre coût doit être assurée. Les fonds de soutien ont maintenant la possibilité d'acheter de la dette souveraine sur le marché secondaire, ce qui pourrait aider. Cependant, et même si les règles ont été assouplies, ils n'ont probablement pas la réactivité et la puissance de feu nécessaires, alors que leur intervention reste soumise à des conditionnalités, coûteuses politiquement pour les Etats qui y feraient appel. Seule la BCE peut en fait assurer efficacement la liquidité.
Au niveau européen, il s’agit de suivre la voie de l'intégration budgétaire et de fournir de la liquidité, qui permet de s’assurer le financement des États et des conditions monétaires et financières suffisamment souples pour permettre d’atténuer les effets de l’austérité budgétaire. Mais plus on attend, plus le coût est élevé. Mais ceci, pas un seul homme politique n’a pris la peine de le dire à ses électeurs.
Nous devons donc, une fois de plus, raconter la même histoire… Après mille et une nuits, la vie de Shéhérazade a été épargnée : elle a arrêté de raconter des histoires et a vécu heureuse. Si seulement nous pouvions connaître une telle issue. Rendez-vous le 3 août 2012.