par Stefan Fouché (pseudonyme d’un spécialiste de la régulation financière)
La crise actuelle du système financier signe l'échec patent des systèmes de régulation mis en place au fil des ans par les États. L'éclatement des régulateurs, la faiblesse de leurs moyens, l'absence de coordination de leurs activités tant au niveau international que national, imposent une nouvelle architecture institutionnelle qui peine à prendre corps au niveau mondial.
L'Europe sur ce point manque d'une volonté commune pour bâtir un système centralisé de régulation transnational. A tout le moins, il conviendrait de renforcer la coordination de l'activité des multiples régulateurs nationaux qui parsèment son territoire.
La France quant à elle doit, au vu de la fragmentation de son dispositif, entreprendre urgemment des réformes de structure lourdes visant à rationaliser et coordonner l'activité de ses trois régulateurs.
Si la crise financière actuelle a déjà fait l’objet de multiples analyses et de propositions de réforme novatrices, bien peu de commentateurs ont jusque là mis en cause la responsabilité de ceux qui étaient censés la prévenir et la juguler, à savoir les régulateurs nationaux en charge de la supervision des marchés, des banques ou des assurances.
Ainsi, avant d'entreprendre une réflexion sur le champ de cette « nouvelle régulation » que chacun appelle de ces vœux, il faut nécessairement comprendre les faiblesses structurelles qui ont empêché les régulateurs, en dépit des règlementations existantes, de prévenir cette crise. Et entreprendre « des audits indépendants et de grande qualité des corps de contrôle ». Ces régulateurs n'ont en effet pas su (ou pas voulu) exercer leur mandat à plein, limiter la commercialisation de produits complexes, imposer des normes prudentielles impératives et surveiller leur bonne application ainsi que sanctionner les établissements récalcitrants.
Si le système américain de régulation, objet de toutes les critiques, a déjà entrepris sa mue, les systèmes européens, qui ont failli tout autant, n'ont quant à eux entrepris aucune démarche d'envergure susceptible d'apporter une réponse à leurs faiblesses structurelles.
Pourquoi parler de « systèmes européens » au pluriel ?
Parce que les structures de régulation sont en Europe l'apanage des États et que l'Union européenne ne joue en la matière qu'un rôle plus que subsidiaire. Parce que ces systèmes sont les uns avec les autres en concurrence permanente au risque d'affaiblir la capacité d'action des régulateurs.
1 – Ainsi, la faiblesse des régulateurs européens tient tout autant à leur “balkanisation” qu’à la concurrence que se livrent entre elles les places pour attirer les investisseurs
1.1 – Partons d’un constat simple : comment réguler des marchés financiers mondialisés, des banques et des compagnies d'assurance aux activités transnationales, au moyen de régulateurs nationaux se partageant, sans jamais se coordonner, des domaines (marchés, banques, assurances) qui entretiennent pourtant entre eux des liens de plus en plus étroits ?
Plus les régulateurs sont dispersés et divisés, et plus ils sont faibles. La France est sur ce point un exemple topique de dispersion des régulateurs : comme la plupart des autres pays de l'Union, elle dispose de trois superviseurs indépendants, régulant les secteurs financier, bancaire et assurantiel : l'Autorité des Marchés Financiers, la Commission bancaire, l'Autorité de Contrôle des Assurances et des Mutuelles.
Et ces trois superviseurs n'ont aucunement l'obligation de coordonner leur action, ni même d'échanger des informations sur les régulés dont ils ont la charge du contrôle5. Ainsi, un même établissement qui, en sus de son activité principale, commercialise des produits financiers, bancaires ou d’assurance se verra soumis à trois régulateurs qui n’auront aucune obligation d’échanger les données recueillies auprès de cet établissement, ni même de coordonner leur action.
D'autres pays, comme l'Allemagne (avec la Bundesanstalt für Finanzdienstleistungsaufsicht – BAFIN) ou la Grande Bretagne (avec la Financial Services Authority – FSA), ont fait le choix d'une autorité unique en charge de la supervision des trois secteurs.
Certes, aucun des modèles existants n'a réellement prouvé sa supériorité durant l'actuelle crise. Et l'ancien président de l'AMF, Michel Prada, a beau jeu de déclarer dans une récente interview qu'il n'est « pas favorable à la fusion de toutes les autorités de régulation nationales en une entité unique » au motif que les pays qui ont choisi cette voie « n'ont pas démontré leur supériorité pendant la crise, pas plus qu'ils ne l'avaient fait avant ». Néanmoins, un tel argument est aujourd'hui inopérant pour une double série de raisons :
En premier lieu, si la FSA britannique, modèle de « régulateur intégré », n'a pas fait preuve tout au long de cette crise d'une efficacité susceptible de remettre en cause le modèle « éclaté » des régulateurs nationaux, c'est d'abord et avant tout parce qu'elle ne disposait pas des leviers nécessaires à une régulation efficace. Comme le relève le professeur Jean-Charles Rochet dans une récente contribution à l'analyse de la crise financière, « il ne sert à rien de mettre en place un régulateur unique des services financiers, comme en Grande Bretagne, si on ne lui donne pas un mandat clair et les pouvoirs suffisants pour obliger les établissements financiers à fournir suffisamment tôt l'information nécessaire à contrôler leur solvabilité ». Les Anglais ont d’ailleurs déjà réagi et la FSA a publié le 19 décembre dernier deux projets de réforme « visant à renforcer la protection du consommateur final et à accroître la surveillance des managers des institutions qui les vendent ».
En second lieu, dès lors que l'on considère, à l'instar de Michel Castel, qu'il existe un « continuum entre les actions, les obligations et le crédit, l'interpénétration des banques commerciales et des banques d'investissement […] tel aujourd'hui qu'ils peuvent déstabiliser toute la chaîne du financement et provoquer une crise économique quasi-mondiale », on ne peut que plaider ardemment pour la mise en place de régulateurs nationaux « intégrés » en charge de la supervision des marchés, des banques et des assurances, indissociablement liés aujourd'hui les uns aux autres.
Et ces régulateurs nationaux intégrés seront d'autant plus efficaces qu'ils seront capables de coordonner leur action au niveau européen, sous l'égide la Commission européenne.
1.2 – Or, cette indispensable coordination fait aujourd'hui cruellement défaut. D'autant que l'absence de « place financière unique » en Europe induit une concurrence exacerbée entre les places financières européennes (Londres, Paris et Francfort) afin d'attirer les investisseurs étrangers, appelés à arbitrer entre des places qui leur offrent un certain nombre d'avantages (fiscaux, technologiques,…) et le moins d'inconvénient possible.
Les régulateurs, encouragés tant par les gouvernements que par les régulés eux-mêmes, ont ainsi adapté leur action (notamment répressive) à ce contexte concurrentiel qui a conduit à une régulation a minima.
Comme l'a justement fait remarqué dans une récente interview Hans Hoogervorst, ancien ministre des finances des Pays Bas et actuel président de l'autorité néerlandaise des marchés financiers, « la compétition entre places boursières a contribué à fragiliser la supervision des marchés »(9). Et l'adoption de la directive MIF(10), visant notamment à instaurer une concurrence entre les lieux d’exécution des ordres, a contribué un peu plus à la « timidité » des régulateurs, priés de ne pas contrarier l’émergence de systèmes multilatéraux ou internalisés de négociation.
1.3 – Mais au-delà de ces problèmes structurels (éclatement des régulateurs se livrant entre eux une sévère concurrence), la faiblesse du système de régulation trouve son fondement premier dans la primauté que les gouvernements ont donné aux acteurs du marché pour s’autoréguler, au détriment d’une régulation publique contraignante considérée comme pouvant gêner le développement des places financières.
Comme le relève justement le professeur Marco Onado, le principe de base qui a sous-tendu le mouvement global de dérégulation durant les décennies 80-90 repose sur l'idée que les marchés étaient mieux armés que les régulateurs pour évaluer et gérer les risques. Ainsi, la promotion de l’autorégulation a conduit les banques à généraliser la mise en place de systèmes d’évaluation des risques et à privilégier les formes « soft » de régulation (codes de conduite, guidance…), sans engagement ni responsabilité réels. Or, c’est bien ce système d’autorégulation (notamment dans sa dimension « évaluation des risques ») qui a manifestement failli à l’occasion de la récente crise financière.
On ne peut que partager l'analyse de Didier Migaud lorsqu'il écrit : « Il faut revoir les lignes de partage entre autorégulation et régulation publique. Les défaillances constatées dans les établissements financiers en matière de contrôle interne doivent conduire à reconsidérer les marges laissées aux établissements notamment dans le calcul de leurs besoins en fonds propres ».
2 – Alors, une fois pointées les faiblesses du système, que faire ? Tous les intervenants s’accordent autour de l’idée d’un renforcement de la régulation et de la nécessité d’imposer aux banques, aux compagnies d’assurance, aux agences de notation et aux marchés des prescriptions impératives.
Il conviendrait cependant de restructurer au préalable le système existant des régulateurs, qui a jusqu’ici montré son impuissance, avant d’engager des réformes de fonds. Comme le note Jacques Delpla, membre du Conseil d'Analyse Économique, « les États doivent décider […] s’ils continuent de garder leurs régulations propres au risque de favoriser la concurrence des régulateurs ou s’ils optent pour des régulateurs transnationaux (pour la zone euro) ou au moins très liés les uns aux autres ».
Différents scénarios ont déjà été esquissés.
– Certains plaident pour la création, au niveau mondial, d’un régulateur des marchés, adossé au Fonds Monétaire International.
C’est notamment le cas du directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, qui dans une récente interview, déplorant qu’il n’existe actuellement que « des intervenants ad hoc, le comité de Bâle, le G20, etc, .. », a vigoureusement plaidé pour « une régulation internationale de la finance avec des règles contraignantes et un mécanisme de surveillance et de sanctions ». Pour lui, deux types d’instances internationales sont possibles : « soit le FMI et les ministres des finances, soit les banques centrales, les superviseurs et la BRI ».
Cette solution, pour attirante qu’elle soit, nous semble difficilement réalisable à court terme dans la mesure où la création d’un régulateur international nécessiterait un accord global des États adhérents au FMI tant sur le principe d’un régulateur que sur ses missions, ses compétences et ses moyens. Ce qui paraît, en l’état et en dépit de l'ampleur de la crise, quelque peu illusoire.
La proposition formulée par le Forum de Stabilité Financière, à savoir la création (sous l’égide du FMI), d’un collège international des régulateurs les plus représentatifs nous paraît en l’état plus réaliste, à la condition de doter ce collège de superviseurs de moyens d’action réels lui permettant d’imposer à la communauté financière des prescriptions dont il aura la charge de s’assurer de l’application. On notera toutefois que la proposition du FSF, qui avait préconisé en avril 2008 la mise en place de ce collège dans la courant de l’année afin qu’il puisse tenir sa première réunion en décembre 2008, n’a manifestement pas été retenue par les États et les régulateurs nationaux.
– S’il semble plus ou moins illusoire de parvenir à un accord global sur le principe d’un régulateur international ou d'un collège « mondial » des superviseurs, il paraît en revanche que la mise en place de régulateurs régionaux fasse l’objet d’un accord politique large. Et l’Union européenne apparaît sur ce plan en première ligne.
Il convient de relever au préalable que si l’Union européenne est intervenue depuis longtemps afin d’harmoniser a minima les textes à appliquer, elle ne s’est jamais réellement investie dans la coordination de l’activité des régulateurs. C’est à la suite de l'adoption du processus Lamfalussy qu’ont été mis en place trois Comités de régulateurs nationaux de niveau 3, sans personnalité juridiques ni pouvoir contraignant :
– le CESR pour les régulateurs financiers,
– le CEBS pour les banques,
– le CEIOPS pour les assurances.
Si ces trois Comités ont permis d’améliorer la coordination et la convergence de l’action des régulateurs en Europe, il n’en reste pas moins qu’ils doivent être fusionnés ou à tout le moins renforcés afin d’acquérir un véritable rôle opérationnel. Deux scénarios ont été jusqu'ici esquissés :
– Créer un régulateur bancaire et financier unique européen, adossé à la BCE. C'est la solution préconisée par Hans Hoogervorst, président de l'autorité néerlandaise des marchés, qui s'est clairement prononcé pour « un système de type fédéral » issu de l'actuel CESR. Mais, comme pour le régulateur mondial, il semble difficile d'obtenir à court terme l'accord des 27 pour l'adoption d'un traité visant à la mise en place d'un tel régulateur unique.
– Renforcer les Comités existants en leur reconnaissant la personnalité juridique et en les dotant de pouvoirs contraignants. C'est la solution proposée par l’ancien ministre italien des finances, T. Padoa-Schioppa, qui semble aujourd'hui la plus réaliste. Reste à savoir si l'on conservera trois comités européens ou s'il ne faudrait pas à terme envisager leur fusion au sein d'un seul et même comité. Le Parlement européen, par la voix du député Jean Paul Gauzes, semble s’orienter vers cette option, sans avoir pour l’instant réussi à convaincre la Commission de légiférer sur ce point.
– Au plan national, le groupe de travail sur la crise financière internationale mise en place par l’Assemblée nationale et le Sénat a formulé des propositions qui méritent d’être en tout ou partie reprises pour esquisser les grandes lignes d’une réforme qui pourraient s’articuler autour de l’alternative suivante :
– Passer d’un modèle structuré par secteurs à un modèle reposant sur la nature et l’ampleur des risques, à l’image de ce qui a été proposé récemment par Walter Lukken, Président de la Commodity Futures Trading Commission, qui a proposé la création de trois nouveaux régulateurs organisées non plus en fonction de la catégorie de marchés ou du type d’acteur financier à réguler mais sur la base d’objectifs distincts : la protection contre les risques systémiques ; la défense de l’intégrité des marchés et la sauvegarde des intérêts des investisseurs.
– Adopter un modèle intégré à l’allemande en fusionnant les superviseurs nationaux, à savoir l’AMF, la Commission bancaire et l’ACAM. D’ores et déjà, des propositions concrètes de fusion de l’ACAM et de la Commission bancaire ont été rendues publiques (proposition de création d’une « Autorité de contrôle prudentiel »). Reste à parfaire cette nouvelle institution par l’intégration de l’AMF dans cet ensemble aux vastes missions prudentielles, de surveillance et de sanction.
La Cour des comptes, dans son rapport annuel 2009, a dressé un réquisitoire sévère à l'encontre du système de régulation français. Dénonçant un « dispositif fragmenté », une « organisation cloisonnée » et « des statuts hétéroclites », elle conclut à l'inefficacité des régulateurs face aux mutations des activités financières (tant en ce qui concerne leur maîtrise de la complexité des instruments financiers que leur capacité à réguler des acteurs transnationaux). Pour faire face à ces défaillances, la Cour propose un double scénario :
– soit un renforcement de la coopération entre les acteurs de la régulation, avec un renforcement des missions du CACES;
– soit un rapprochement organique (qui semble avoir les faveurs de la Cour).
Si chacun s'accorde aujourd'hui sur la nécessité de refondre le système français de régulation, les défis à relever n'en sont pas moins immenses. L’arrivée de Jean-Pierre Jouyet à la tête de l’AMF a été vue par beaucoup comme un signe d’espoir qui permettrait de renforcer la coordination européenne tout en dotant la France d’une autorité puissante. Reste à savoir si le nouveau Président de l'AMF saura bousculer l'immobilisme du paysage français de la régulation et entreprendre les réformes d'envergure que la situation impose.