La croissance éloignée des politiques monétaires

par Jean-Yves Archer, Administrateur indépendant (ENA 85) 

Alors que les pays émergents font un pas vers la baisse des taux directeurs par-delà des niveaux d'inflation encore sensibles, les Etats-Unis sont dans une logique de substitution de la longueur des titres détenus : en tentant d'aller vers la détention de titres longs évidemment.

Face à ce panorama mondial, la Chine et l'Europe (BCE) n'ont – pour des motifs différents – que peu de possibilités. Notre Continent est dans une situation singulière : alors que le total de bilan de sa banque centrale a doublé depuis 2008 (pour atteindre près de 3.000 milliards d'€uros), il n'en demeure pas moins avide de liquidités pour des raisons externes à la politique monétaire stricto sensu.

Tout d'abord, les banques ont besoin de liquidités pour renforcer leurs fonds propres et ainsi respecter les ratios prudentiels " bâlistiques ".

Parallèlement, les établissements de crédit ont besoin de liquidités pour faire face à la dégradation de la qualité de leurs créances (risque de défaut d'un pays, renégociation de type distressed debts) qui va induire des provisions d'autant plus difficiles à assumer que les normes comptables et la notion pro-cyclique de "fair value" sont au coin de la rue pour paraphraser le président américain Hoover.

De surcroît, les entreprises dont la rentabilité est érodée par la crise ont des besoins de trésorerie, de crédits de campagne, qui sont en forte augmentation. Là encore, le besoin de liquidités est présent et prégnant.

Enfin, les Etats ont besoin de liquidités pour assumer le remboursement des intérêts voire du capital de leurs dettes dites souveraines.

Ces quatre foyers de demandes pressantes de liquidités ne pourront probablement pas être satisfaits ce qui va venir impacter la croissance qui sera atone et éloignée de la politique monétaire. Son devenir à court terme passera davantage par le risque fort d'effet d'éviction (crowding-out) où la Puissance régalienne imposera ses vues aux autres acteurs demandeurs de liquidités sur les marchés. Ce qui posera mécaniquement une douloureuse question au Trésor face à la pression sur les taux d'intérêts que cela ne manquera pas de provoquer. L'économie est parfois la science de la rareté : voilà bien ici un cas de figure aussi patent que périlleux…

Les quatre foyers de demande conditionnent directement la propension à la croissance.

L'ancien chancelier allemand Helmut Schmidt avait un jour déclaré : "Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois du futur".

Chacun sent bien la tension de rentabilité sur les entreprises (depuis les Tribunaux de Commerce jusqu'au crédit inter-entreprise ) qui n'est pas – à l'heure présente – un facteur favorable. Chacun perçoit parallèlement la montée de l'aversion au risque dans bien des firmes qui conservent leur cash plutôt que de jouer l'expansion des moyens de production. Autrement dit, les profits de ce jour sont globalement faibles tandis que l'investissement ne veut plus suivre les lois keynésiennes et devient une variable de rareté. La conclusion sur l'emploi s'impose.

La politique monétaire est une variable-clef de la politique économique : cette contribution avait pour ambition lucide de montrer que la croissance en est éloignée du fait de l'impressionnant besoin de liquidités de tout le spectre des agents économiques (voir endettement des ménages ).

Le regretté Jacques de Fouchier a toujours vigoureusement proclamé que l'Europe avait réussi son immédiat après-guerre par la confiance que les acteurs avaient accordée à la notion de crédit (notamment le crédit à la consommation).

Si l'on veut éviter la "purge" et l'austérité, il faut susciter l'imagination et bâtir une offre de liquidités compatible avec la légitime lutte contre l'inflation.

Pour notre part, nous pensons que – compte-tenu de ce qui précède – la " slumpflation " est devant nous car l'éventuelle redéfinition des Traités européens ira hélas moins vite que l'histoire financière qui défile sous nos yeux inquiets.

Espérons, à titre de vœu ardent que Cioran ait raison lorsqu'il écrit : "Le Progrès est l'injustice que chaque génération commet à l'égard de celle qui l'a précédée" (in De l'inconvénient d'être né ).

Vite que le progrès à élaborer et mettre en musique par nos décideurs d'aujourd'hui sauve l'€uro pour bien des années.