par Raphaël Gallardo, Responsable de la Recherche Macroéconomique chez AXA IM
Après la cautérisation temporaire de la Grèce et la « technocratisation » du gouvernement italien, c’est dans l’arène espagnole que se joue le nouveau chapitre de la crise européenne. Longtemps protégée par un endettement public faible, l’Espagne est aujourd’hui perçue comme le prochain domino européen, rôle qu’elle a ravi à l’Italie, qui bénéficie d’un répit le temps de négocier son programme de réformes structurelles.
L’Espagne présente toujours un ratio d’endettement public flatteur par rapport aux autres pays périphériques (Italie, Irlande, Portugal), mais les incertitudes sur le coût de la crise immobilière et le potentiel de croissance post-bulle alimentent les craintes d’un scénario de déflation par la dette. Notre analyse montre que malgré le handicap d’un secteur immobilier toujours sinistré, l’ajustement du côté de l’offre progresse rapidement (productivité, profitabilité des entreprises) et la dynamique de l’endettement public paraît soutenable, même en cas d’un sauvetage bancaire coûtant 10% du PIB à l’Etat.
L’économie replonge en récession…
Depuis l’éclatement de sa bulle immobilière en 2007, l’Espagne connaît une reprise décevante et heurtée (croissance moyenne de -0.8% sur 2008-2011). Une performance négative du PIB au premier trimestre 2012 devrait confirmer le retour en récession de la 4ème économie de la zone euro.
Le PIB réel se situe 4% au-dessous de son pic du premier trimestre 2008 (l’Allemagne et la France ont rattrapé leur niveau d’avant-crise en 2011), et le FMI prévoit une stagnation de l’économie cette année. Les prévisions de l’institution évoquent même une décennie perdue pour l’économie espagnole, puisque le niveau de PIB de 2008 ne serait retrouvé qu’en 2018. Le secteur industriel a souffert d’une contraction encore plus sévère que le PIB, et sa production se situe, à février 2012, encore 25% en dessous de son pic de fin 2007.
Malgré un timide rebond de la confiance des entreprises dans les services et la construction, et une reprise attendue de la demande externe, les perspectives conjoncturelles demeurent mornes : l’ajustement budgétaire visé par le gouvernement, qui s’élève à 3% du PIB, pèsera lourd sur la demande interne, la confiance des ménages est plombée par le niveau de chômage (24%), et le credit crunch menace.
La contre-performance de l’économie réelle s’explique par le double désendettement des secteurs privé et public, mais masque une performance notable à l’exportation et des progrès rapides en termes de productivité et de compétitivité.
… mais l’ajustement du secteur productif est en bonne voie
L’analyse des parts de marché à l’exportation pour les biens échangeables (les produits manufacturés) démontre la résistance de la compétitivité des produits espagnols. Avec l’Allemagne, l’Espagne est le seul des ‘grands’ pays de la zone euro à avoir enregistré une performance à l’exportation meilleure que la moyenne de la zone euro, depuis 1999. Avec une part des exportations dans le PIB de l’ordre de 30%, l’Espagne est moins spécialisée dans les exportations que l’Allemagne (40%) mais est similaire à l’Italie et la France.
Ce bon comportement à l’exportation permet à l’Espagne d’ajuster rapidement ses comptes externes. Le compte courant de l’Espagne se situait à -3.5% du PIB en 2011, contre -10.6% en 2008. L’Espagne a ainsi un déficit courant proche de celui de l’Italie (-3.2% du PIB). Elle devance largement le Portugal et la Grèce (respectivement -6.4% et -9,5% en 2011).
Le rebond de la profitabilité des entreprises est un autre indicateur de l’ajustement en cours de l’économie réelle. Le taux de marge des entreprises (excédent brut d’exploitation / valeur ajoutée) s’est redressé spectaculairement, passant de 35% en 2008 à 42% en 2011. Fin 2011, le taux d’autofinancement était de 103% et le ratio de levier (dette nette/EBITDA ramené à 2,9 contre 3,8 en 2008.
Performance à l’export et rebond de la profitabilité reflètent l’amélioration de la santé des entreprises, qui a pu se traduire par l’augmentation des marges et l’amélioration de la compétitivité-prix.
La rapide baisse de l’emploi a permis au secteur productif espagnol de préserver sa productivité. En outre, malgré l’inertie des salaires nominaux (reflet de l’indexation partielle sur l’inflation), la modération salariale a fini par s’imposer (aidée par les réformes mises en place depuis 2010), ce qui a permis une baisse sensible des coûts salariaux unitaires. L’Espagne affiche ainsi la plus forte baisse des CSU après l’Irlande.
Il faut donc voir le niveau record du chômage espagnol comme la contrepartie d’une restructuration accélérée du secteur productif. Cet effort est concentré dans le secteur de la construction, où la demande a chuté de 18% du PIB en 2006 à seulement 10,7% à la fin de 2011, un niveau inférieur à celui d’avant la création de l’euro, et comparable aux niveaux allemands ou français. En ce sens, l’Espagne est dans une situation inverse de la France, où les rigidités du monde du travail limitent la hausse du chômage, mais empêchent l’amélioration de la situation des entreprises.
La purge de l’immobilier n’est pas terminée
Mais, si l’ajustement de la demande adressée au secteur de la construction est très largement réalisé, les excès passés continuent à peser sur le secteur bancaire, car le stock d’investissement en logements hérité des années folles est loin d’être absorbé et la forte montée du chômage augmente l’insolvabilité des ménages emprunteurs.
Les mises en chantier de logements sont tombées en rythme annualisé à un plus bas historique de 37K, contre un maximum de 840K au sommet de la bulle. Mais l’apurement du stock de logements vides, estimé entre 700 000 et 1 million d’unités, soit entre deux et trois ans de transactions au rythme actuel (335 000 transactions par an), semble difficile puisque la population active chute depuis 2010.
Le léger rebond de la confiance des entreprises du secteur de la construction depuis le début de l’année pourrait donc n’être qu’un feu de paille.
En outre, la baisse des prix des logements semble inachevée au regard du stock d’invendus et du ratio « d’abordabilité » calculé par la Banque d’Espagne.
La baisse des prix depuis le sommet de fin 2007 se limite à 27% (indice TINSA). Les prix repartent à la baisse depuis le début de l’année, en écho au rebond des saisies immobilières et ventes forcées par les banques.
Les banques toujours sous pression
Les banques jouent un rôle central dans la problématique de désendettement de l’économie espagnole. Malgré un recours élevé à la titrisation des créances immobilières à partir de 2005, le risque immobilier est resté dans le bilan des banques car les instruments émis étaient des obligations foncières (cédulas hipotecarias) et non des obligations sécurisées de type RMBS américains.
L’accélération des pertes d’emplois depuis mi- 2011 a provoqué un rebond des taux de défaut, non seulement dans les portefeuilles de prêts aux entreprises de la construction (promoteurs), mais aussi aux ménages, dont l’endettement demeure élevé, à 113% du revenu disponible brut.
La fragilisation des banques provoque à son tour un resserrement des conditions de crédit, accentue les pressions récessives au sein de l’économie, et accroît au final les défauts d’emprunteurs. La perception du risque de défaut des banques accroît leur coût de financement (dette bancaire, dépôts), ce qui tend à durcir davantage les conditions de crédit à l’économie productive.
Le gouvernement cherche à forcer un provisionnement des créances douteuses sur le secteur immobilier afin d’assainir les bilans des banques et leur permettre de se refinancer à des coûts non prohibitifs. Jusqu’à présent, le provisionnement des actifs douteux a été lent, et les rapprochements entre banques fragiles n’ont pas généré de gains de productivité substantiels, notamment dans la nébuleuse des cajas de ahorros (caisses d’épargne).
Le gouvernement a demandé aux banques de provisionner leurs actifs immobiliers douteux pour un montant de 50mds€ d’ici la fin de l’année, et de se recapitaliser en conséquence. Le problème est que ce montant de provisionnement plus agressif et coercitif ne convainc pas le marché, qui craint des pertes totales pouvant aller jusqu’au double du montant affiché. La dynamique des créances douteuses est en effet inquiétante : sur un an, elles sont en hausse de 30mds. Tant que perdure la récession, il semble difficile de penser que les banques pourront faire face à un flux de nouveaux défauts tout en apurant leurs bilans des « legacy assets » de la bulle.
Par ailleurs, les autorités maintiennent que les banques pourront faire face à leur besoin de provisionnement accru en faisant appel au marché. Là encore, elles pèchent par optimisme : la capitalisation boursière des banques domestiques cotées (hors les géants Santander et BBVA, très diversifiés à l’international) s’élève à 33mds€. Leur capacité à lever du capital à hauteur de plusieurs dizaines de milliards d’euros est donc compromise. Le coût du sauvetage des cajas nationalisées depuis le début de la crise a déjà épuisé les ressources du fonds de garantie des dépôts. Il incombe donc à l’Etat de trouver un moyen de renforcer les fonds propres du secteur bancaire pour enrayer le cercle vicieux.
Un gouvernement sur tous les fronts
Suite à la démission du gouvernement socialiste, la droite espagnole a repris les rênes du pays en novembre dernier. Le gouvernement s’est montré actif dans tous les domaines : lancement d’une seconde réforme du marché du travail (désindexation des salaires, réduction des coûts de licenciement), provisionnement des banques, mesures d’austérité immédiates (15mds€).
Malgré cet activisme, la crédibilité du pays s’est détériorée au printemps lorsque le gouvernement a annoncé un dérapage budgétaire massif en 2011, lié à la dérive des comptes des provinces autonomes. Le déficit 2011 vient d’être confirmé à 8,5% du PIB par Eurostat, contre une cible de 6% prévue dans le Plan de Stabilité et de Croissance. Le gouvernement a ensuite renégocié (après une annonce unilatérale peu opportune, au lendemain de la signature du « Pacte Budgétaire » au sommet de mars 2012) avec la Commission Européenne son objectif 2012, qui sera finalement relevé de 4.4% à 5.3% du PIB. La cible révisée reste extrêmement ambitieuse, et malgré des annonces d’économies drastiques au niveau du gouvernement central (ajustement de 1,6% du PIB, surtout par baisses des dépenses), le marché doute de la capacité du Premier Ministre Rajoy à imposer une austérité de 1,4% du PIB aux provinces autonomes, dont les plus dépensières sont politiquement hostiles au gouvernement. En outre, les effets cycliques de la contraction budgétaire (3,2% du PIB d’ajustement visé au total) risquent d’aggraver le cercle vicieux récession-défauts-credit crunch.
Il nous semble donc que l’Espagne n’atteindra pas son objectif budgétaire en 2012, et devra négocier avec Bruxelles un ajustement de ses cibles budgétaires (notamment l’objectif de déficit de 3% en 2013) pour prendre en compte les aspects cycliques du déficit. En outre, il nous semble probable que l’Espagne devra se résoudre à accepter un prêt du FESF dédié à la recapitalisation du secteur bancaire, seul moyen d’assainir le secteur rapidement.
La solvabilité du pays est-elle assurée ?
Le principal atout de l’Espagne est qu’elle est entrée dans la crise avec un ratio d’endettement public faible, fruit d’une politique budgétaire prudente des gouvernements Aznar et Zapatero (36% du PIB en 2007). Après prise en compte de la dette fournisseur des provinces et de l’endettement des entreprises publiques, le ratio s’élève désormais à 84% du PIB. Le gouvernement prévoit que la dette passera à 90% du PIB d’ici fin 2012.
Nous simulons le ratio de dette publique sur PIB en prenant un jeu d’hypothèses plus conservatrices que le gouvernement :
- dérapage budgétaire de 0,8% de PIB en 2012, 2013 et 2014 ;
- stabilisation du surplus primaire à 2,5% du PIB à partir de 2017 ;
- coûts de recapitalisation bancaire de 8% du PIB en 2012 ;
- coût marginal de la dette de 5,3% (coût actuel de la dette à 6 ans, qui équivaut à la maturité moyenne de la dette publique) ;
- croissance potentielle de 1,5%.
Selon ce scénario conservateur, nos simulations montrent que la dette publique atteint un pic à 100% du PIB en 2013-2014, avant de décroître graduellement. Il faut souligner que l’hypothèse de coût de la dette constant (5.3%) suppose que l’Espagne ne fait pas appel au FESF pour se refinancer, ce qui est une hypothèse basse.
Il faut adopter des hypothèses extrêmement conservatrices pour voir émerger une dynamique explosive de la dette (coût de la crise bancaire de 10% de PIB, coût du capital de 6%, absence d’excédent primaire avant 2015, croissance plafonnée à 1%). Seul un virage politique drastique pourrait légitimer un tel scénario. Pour l’instant, le gouvernement dispose d’un capital politique fort, et a pris soin de ne pas attiser les tensions sociales en évitant de toucher aux transferts sociaux et aux retraites. Il a concentré la hausse de la pression fiscale (structurellement faible, à 35% du PIB) sur les entreprises (suppression de déductions diverses) et l’impôt sur le revenu des ménages (où la progressivité amortit l’impact sur les bas revenus). Une hausse de la TVA pourrait être envisagée en cas de dérapage des dépenses de la Sécurité Sociale, le taux normal étant inférieur à la moyenne européenne.
L’Espagne nous paraît donc solvable dans un scénario macroéconomique raisonnable. Le problème apparu récemment concerne la liquidité.
Le retour de la contrainte externe
L’Espagne a accumulé pendant les années de bulle une dette extérieure colossale. L’ampleur de la dette rend la balance des revenus largement déficitaire, ce qui plombe la balance courante à hauteur de 2% du PIB. Hors balance des revenus (intérêts de la dette) et des transferts (effet de l’immigration), la balance des biens et services est quasiment à l’équilibre.
C’est aujourd’hui la dépendance aux flux de capitaux étrangers qui menace la liquidité de l’Etat souverain et du secteur bancaire.
Malgré l’ajustement rapide de la balance courante (qui reste néanmoins déficitaire, au contraire de l’Irlande), la balance des paiements affiche un large déficit avant les interventions de l’Eurosystème. En effet, la balance des capitaux est largement déficitaire du fait des ventes d’actifs nettes par les étrangers, que n’arrivent pas à compenser les ventes nettes d’actifs à l’étranger, et du non-renouvellement d’une partie des dettes externes arrivant à échéance. Le compte financier de la balance des paiements avant intervention de la BdE est déficitaire de 90mds€ sur un an. Le bouclage est assuré par l’endettement des banques espagnoles auprès de l’Eurosystème.
Les banques espagnoles ont en effet largement fait appel aux opérations de liquidité illimitée de la BCE, dont les maturités ont été étendues à 3 ans en décembre 2011 et février 2012 (LTRO). La BCE participe également au programme d’élargissement des collatéraux aux prêts bancaires proposé aux banques centrales nationales en février 2012.
Les banques espagnoles ont obtenu 180mds€ de liquidité auprès de la BCE depuis décembre 2012. Une partie de cette liquidité a été utilisée pour racheter de la dette souveraine (68mds entre décembre et février), ce qui a atténué les pressions vendeuses dues aux sorties d’investisseurs étrangers.
Les banques conservent en outre une réserve de liquidité en dépôts à la BCE (80mds€) qui leur permet de faire face à leurs remboursements de dette (63mds restant à rembourser cette année) et la baisse graduelle de leur base de dépôts. En outre, nous pensons que leur liquidité continuera d’être assurée par l’Eurosystème, même si cela est au prix d’une ‘nationalisation’ du risque de contrepartie monétaire (comme cela a été initié avec l’élargissement de collatéraux de février).
En résumé, une partie du secteur bancaire est insolvable mais liquide (grâce à la BCE) alors que la liquidité de l’Etat, pourtant solvable, est menacée. Le maintien de l’assistance de liquidité de la BCE et une recapitalisation bancaire aidée par le FESF devraient permettre de maintenir le coût de la dette externe à des niveaux gérables, le temps de l’assainissement des bilans bancaires et public. Seul un revirement politique majeur (rejet de l’austérité par la population, fronde budgétaire des provinces) semble à même de menacer la solvabilité de cette économie bien plus avancée qu’on ne le croit sur le chemin de la rédemption.