par Pierre-André Jouvet, professeur d’économie à l’Université Paris Ouest Nanterre, et Christian de Perthuis, professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le monde est engagé sur une croissance permettant de doubler le produit intérieur brut par tête tous les vingt-cinq ans. A partir de 1973, la croissance s’est redéployée, amorçant avec la montée en régime des économies émergentes un correctif à la polarisation séculaire de la richesse sur les pays occidentaux et le Japon. Les craintes que le mur de la rareté des matières premières ne bloque le processus ont été déjouées.
La démographie et l’élargissement de la croissance menacent en revanche d’altérer des fonctions régulatrices majeures comme la stabilité du climat, le maintien de la diversité biologique, le cycle de l’eau. La croissance verte consiste à transformer les processus de production et de consommation pour préserver ou reconstituer ces fonctions régulatrices du capital naturel.
Les économistes de la croissance ont bien décrit la façon dont le progrès technique permet de contourner le mur de la rareté des ressources naturelles. La modélisation de la croissance verte exige de dépasser leur représentation standard, en considérant le capital naturel non plus comme une externalité mais comme un facteur de production. Il apparaît alors que le processus de croissance finit par se bloquer si un investissement suffisant n’est pas dirigé vers ce capital. Mais la réalisation de cet investissement dégrade la rémunération des autres facteurs de production engagés, ce qui pose des questions inédites de répartition et d’équité.
Dans la pratique, la transition vers la croissance verte dépend des avancées à réaliser dans quatre domaines : l’élargissement de la notion d’efficacité qui, s’appliquant à un plus grand nombre de variables, est susceptible de déclencher de nouvelles grappes d’innovations ; la transition énergétique qui doit anticiper la rareté croissante des sources fossiles mais dont le rythme et les modalités doivent surtout être guidés par le risque climatique ; l’intégration de la valeur du capital naturel dans la vie économique ce qui implique des arbitrages nouveaux et complexes à trouver en terme de répartition des revenus et des patrimoines ; une révision de l’échelle des risques au sein du système financier dont les innovations pour diriger des ressources à bas coûts vers la croissance verte seraient grandement facilitées par une tarification effective des nuisances environnementales.
La mise en œuvre de la croissance verte
Mettre en œuvre la croissance verte consiste à redéployer l’effort d’investissement en intégrant le capital naturel parmi les facteurs de production. Cet investissement a un coût initial dont les retours dépendent du type d’innovations générées et de la diffusion de nouveaux biens et services en résultant. Nous nous intéressons maintenant aux mécanismes susceptibles de déclencher la transition vers cette croissance d’un nouveau type. En première approche, nous avons identifié quatre leviers dont la combinaison pourrait servir de catalyseur.
– Un élargissement de la notion d’efficacité
L’un des avantages supposés du marché est de générer de l’efficacité dans l’utilisation des ressources. Et de fait la liste est longue des gains incroyables de productivité ayant permis la diffusion de nouveaux biens et service grâce à la chute des prix. Songeons par exemple au service d’éclairage dont le coût pour les ménages a été divisé par 3000 en deux siècles au Royaume-Uni (Fouquet, 2011).
Notre société est-elle pour autant devenue efficace? La lean production, mot d’ordre de l’organisation industrielle mise au point par Toyota, permet d’optimiser le travail le long des chaînes de production. Mais pourquoi s’escrimer à valoriser chaque minute de travail à l’intérieur de l’usine quand des cohortes de chômeurs ne trouvent plus de travail à l’extérieur ?
L’industrialisation des chaînes logistiques aboutit à une invraisemblable abondance de produits alimentaires dans nos supermarchés, en provenance de toutes origines géographiques et disponibles en toutes saisons.
Quelle efficacité reflète cette abondance quand plus de 40 % des produits sont gaspillés et qu’une partie de ceux consommés génère de nouvelles pathologies liées à la surconsommation comme l’obésité ou les maladies cardiovasculaires ? La compétition sur les marchés de l’automobile conduit les constructeurs à des progrès constants d’efficacité et de sécurité : en moyenne, une voiture de milieu de gamme européenne peut parcourir aujourd’hui deux fois plus de kilomètres qu’il y a trente ans avec la même quantité d’essence. Où est l’efficacité en termes de mobilité quand toujours plus de véhicules brûlent cette essence en pure perte, immobilisés par la congestion du trafic résultant du trop plein d’engins ?
La transition vers la croissance verte consiste en premier lieu à élargir la notion même d’efficacité. Les travaux conduits au Wuppertal Institut en Allemagne explorent depuis deux décennies les voies d’un tel élargissement. Ils aboutissent à l’idée simple qu’investir sur l’efficacité de l’ensemble des ressources permettrait à nos sociétés de consommer autant de biens et services en divisant par cinq l’utilisation des ressources non renouvelables ou polluantes (Von Weizsacker, 2009). L’élargissement de la notion d’efficacité provoque en effet un triple déplacement dans le fonctionnement de l’économie.
Il rappelle que l’optimisation de l’utilité repose moins sur la quantité des biens et services consommés que sur leur aptitude à rendre les services demandés. Les deux variables sont loin d’être équivalentes dans le long terme. Prenons le cas de l’éclairage dont la diffusion massive a constitué une révolution majeure pour l’organisation de nos sociétés. Comme le montrent Nordhaus (1996) et Fouquet (2011), ce sont les ruptures technologiques à l’aval qui ont permis les bonds en avant de la productivité rendant possible sa diffusion à très large échelle : lampe à pétrole puis au gaz de ville suppléant l’antique chandelle, ampoule à incandescence qui mit plus de quarante ans à s’imposer face au gaz, et enfin ampoules basse consommation. Avec la croissance verte, on passe d’une économie de l’offre de biens et services dont il faudrait gaver le consommateur à une économie de la fonctionnalité dans laquelle on investit dans l’efficacité des usages.
De cette économie de la fonctionnalité dérive naturellement le concept d’économie circulaire dans laquelle la matière première utilisée pour produire certains biens et services est recyclée pour en produire d’autres. Certains pilotes de l’économie circulaire, comme celui de Kalunborg au Danemark, reposent sur l’utilisation de simples complémentarités entre industries lourdes qui généralisent le principe de la cogénération. Les enjeux de l’économie circulaire pour la croissance verte sont nettement plus larges. Ils concernent la généralisation de produits dont la conception et le coût devraient intégrer dès le démarrage la réutilisation à 100 % des matières premières en fin de vie. Un autre volet essentiel est le développement à grande échelle du biogaz qui permet de recycler en énergie tous les sous-produits et déchets issus des biens agricoles et alimentaires.
Un troisième volet de la gestion efficace des ressources consiste à utiliser avec sagacité ce qu’on appelle « l’effet rebond ». Cet effet est généralement présenté comme négatif car il peut manger une partie des économies de ressources naturelles attendues grâce aux progrès d’efficacité. Si l’élasticité de la demande des biens considérés est supérieure à l’unité, on obtiendra même une augmentation de la consommation de cette ressource : Jevons le montra dès le XIX° siècle dans son fameux essai sur le rôle moteur du charbon dans l’industrialisation du Royaume Uni. Comme le rappellent Ryan et Campell (2012), les gains d’efficacité énergétique peuvent avoir de multiples impacts bénéfiques. L’une des formes courantes de pauvreté énergétique résulte par exemple des performances dégradées des logements occupés par les classes sociales défavorisées contraintes de rationner leurs consommations. Améliorer ces performances est un bon moyen de permettre à ces ménages d’accéder à la couverture de leurs besoins énergétiques de base. Au plan global, ces gains d’efficacité sont l’une des conditions nécessaires pour élargir l’accès à l’énergie dans un monde où près d’un milliard et demi d’habitants sont privés d’électricité et où la précarité énergétique a recommencé à progresser dans les pays riches. C’est une priorité de la croissance verte que d’y contribuer à grande échelle. Comment alors éviter que l’effet rebond soit détourné de ce type d’usage pour alimenter consommations superfétatoires et gaspillages de ressources ? En tarifant correctement les ressources rares, en commençant par les énergies fossiles dont le prix doit à la fois refléter le caractère épuisable et les risques environnementaux liés à leur usage.
– La transition énergétique, motrice de la croissance verte
Chacune des grandes périodes de croissance décrites dans la première section a été sous-tendue par la domestication de certaines énergies rendant possible la diffusion à grande échelle de nouveaux biens et services : charbon et production de vapeur avec le chemin de fer et la sidérurgie, pétrole et moteur à combustion interne, électricité, éclairage et multiples procédés industriels… Ces vagues de 30 à 50 ans s’enchaînent les unes aux autres, rappelant les cycles longs de croissance décrits par Kondratiev.
De vague en vague, le système énergétique s’est détaché d’une situation initiale où la biomasse était la source dominante en accroissant chaque fois le recours aux sources fossiles. La part des fossiles a culminé au seuil des années soixante-dix : en 1973, pétrole, charbon et gaz représentaient 80 % de l’énergie primaire utilisée dans le monde. Quarante ans après, la part du pétrole a bien reculé de près de la moitié à un tiers. Mais la part des fossiles est restée de 80 % en raison de la remontée de l’usage du gaz et du charbon. Notre addiction à l’égard de l’énergie fossile a cessé de croître, mais n’a pas baissé. La prochaine vague d’innovations générée depuis le système énergétique sera celle de la diversification des sources et des modes de production et de distribution de l’énergie nécessaires pour réduire notre dépendance à l’égard des fossiles. A cause du changement climatique, cette transition devra se faire rapidement : il faut en quarante ans être capable d’inverser la proportion 80- 20 en développant des technologies de capture et stockage du carbone permettant d’utiliser après 2050 les 20 % d’énergie fossile résiduelle sans pratiquement plus rejeter de CO2 dans l’atmosphère. Economiquement, cela n’est envisageable que si le prix des énergies reflète à la fois la rareté géologique des fossiles et leur impact déstabilisant sur le système climatique.
Le modèle économique standard de gestion d’une ressource non renouvelable est la tarification de la rareté via une rente qui s’ajoute au prix de la ressource à mesure que l’on mord dans son stock fini. Les marchés classiques de matières premières tarifient, de façon certes un peu chaotique, la rente de rareté ricardienne associée au caractère non renouvelable des énergies fossiles : chacun peut constater que le prix du pétrole est bien supérieur à son coût de production et de distribution en raison des écarts considérables de productivité entre les différents gisements. Mais ces marchés fonctionnent de façon très imparfaite. Le premier levier pour tarifer correctement les énergies fossiles est par conséquent d’améliorer le fonctionnement des marchés énergétiques.
La financiarisation des marchés énergétiques est souvent pointée du doigt, comme étant responsable des mouvements en yo-yo qui rendent illisibles les cours. Echappant à la plupart des régulations, les marchés au comptant s’avèrent pourtant souvent bien plus opaques que les marchés à terme. C’est sur eux que doit prioritairement porter l’effort de régulation qui requiert la mobilisation d’une information sur les conditions de l’offre et de la demande physique souvent volontairement tenue opaque. Une autre entorse à la tarification de la rareté des énergies fossiles est la pratique de subventions à objectifs sociaux (prix de détails de l’essence en Iran ou en Indonésie) ou économiques (subvention du charbon en Allemagne ou de la tourbe en Irlande).
L’AIE estime à plus de à plus de 409 milliards de dollars en 2010 ce type de subvention dans le monde, ce qui représente environ deux fois l’ensemble des soutiens publics au développement des énergies renouvelables. La bonne information sur la rareté des énergies fossiles exige que ces subventions soient supprimées ou substituées par d’autres leviers d’intervention. La mise sur pieds de fonds souverain destinés à réallouer la rente pétrolière et gazière vers des usages économiquement et socialement utiles à long terme est une voie permettant d’agir dans cette direction. Leur développement dans un certains nombres de pays pétroliers peut constituer l’un des leviers du financement de la croissance verte.
Mais une deuxième rareté doit être prise en considération : celle de la capacité de l’atmosphère à absorber les rejets de gaz à effet de serre. Parmi les sept « frontières planétaires » identifiées dans la première section, le changement climatique joue un rôle spécifique. Il est le système dont l’altération risque d’avoir le plus d’impact sur les autres systèmes régulateurs naturels : biodiversité, cycle de l’eau, usage des terres. Si on prend en compte le risque climatique, le rythme et les modalités de la transition énergétique doivent être totalement modifiés. Le stock d’énergies fossiles dans le sous-sol recèle en effet bien plus de carbone que ne peut en absorber l’atmosphère. Fonder la transition énergétique sur la seule rente ricardienne apparaissant sur les marchés énergétiques classiques conduit à prolonger l’extraction du stock. Il faut donc encastrer la transition énergétique à l’intérieur d’une mutation plus large vers une économie sobre en carbone.
Un deuxième prix doit dès lors être introduit et devenir rapidement directeur : le prix du droit d’émettre des gaz à effet de serre dans l’atmosphère que nous appellerons le prix ou la valeur carbone (Delbosc & De Perthuis, 2012).
Depuis la signature de la convention climat au sommet de Rio en 1992, l’introduction d’un prix du carbone dans la vie économique a fait l’objet de multiples discussions dans le cadre de la négociation internationale et a conduit à la mise au point de nombreux pilotes : mécanismes économiques du protocole de Kyoto, instaurations de taxes carbone dans les pays d’Europe du Nord, marchés de quotas en Europe, dans certains Etats américains, en Australie et Nouvelle Zélande, et bientôt en Corée et en Chine (Jouvet & De Perthuis, 2011). Le prototype le plus achevé, le système européen d’échange de quotas fournit trois enseignements majeurs sur l’introduction dans une économie d’un prix pour valoriser le capital naturel :
- l’introduction de la valeur carbone modifie les rendements relatifs des différentes activités en conduisant à une orientation différente des outils de production. En Europe, le prix du carbone a provoqué des réductions d’émission de l’ordre du milliard de tonnes au cours des deux premières phases du marché (de 2005 à 2012). Les rentabilités respectives du charbon, du gaz et de la biomasse renouvelable pour produire de l’électricité sont en effet radicalement modifiées dès que la valeur carbone atteint un certain niveau.
- pour produire son plein effet, la valeur carbone doit modifier les anticipations de long terme des entreprises qui investissent dans des infrastructures de production ou de distribution en place pour plusieurs décennies. Ceci pose un problème de crédibilité de l’autorité publique sur le long terme dans un environnement où l’horizon politique du décideur a tendance à se raccourcir, particulièrement dans les contextes de crises. C’est la raison pour laquelle la mise en œuvre de politiques climatiques ambitieuses appelle à des innovations dans la gouvernance publique tant au plan national qu’international.
- L’apparition du prix du carbone dans une économie pose immédiatement une question en termes de distribution des revenus. En France, l’introduction d’une tarification du carbone sous la forme de la « contribution climat-énergie » en 2009 a buté sur un problème de répartition et la totalité du débat public s’est focalisé sur une question : qui va payer et qui va profiter ? Sur le marché européen, la règle de l’allocation gratuite consistant à transférer aux entreprises la rente créée par le prix du carbone a conduit nombre d’acteurs à passer plus de temps à négocier leur allocation qu’à chercher des voies innovantes de réduction d’émission. Le passage aux enchères en troisième phase explicite les enjeux de redistribution entre pays et entre acteurs. Au plan international, les discussions aux Nations Unies portent essentiellement sur ces volets distributifs. Dans le conclave de la négociation climatique, les décideurs ne parlent guère du climat et de la planète : ils discutent gros sous !
Pour installer la tarification du carbone dans l’économie, et faire de la valeur carbone la variable directrice de la transition énergétique, il faut par conséquent maîtriser ses effets distributifs. La leçon dépasse le cadre strict du changement climatique : qu’il s’agisse du climat, de la biodiversité, du cycle de l’eau, de la couche d’ozone ou de tout autre composante du capital naturel, la mise en en œuvre de la croissance verte implique de traiter des questions complexes de distribution.
– De questions nouvelles de répartition et d’équité
L’intégration de la valeur du capital naturel dans la vie économique modifie la répartition préexistante des revenus, ce qui pose des questions d’équité. Les arbitrages en la matière peuvent être explicites ou implicites mais ne peuvent masquer une réalité économique de base : il y a des perdants et des gagnants. Il faut intégrer ces volets distributifs pour réussir le passage à la croissance verte comme l’illustrent trois exemples pris à l’échelle internationale, nationale et dans le domaine de l’action pour la protection de la biodiversité.
Au plan international, la difficulté de mise en place d’une régulation globale des émissions de gaz à effet de serre renvoie à une question de répartition assez facile à représenter. Une tarification uniforme du carbone de 20 dollars la tonne avec une répartition égalitaire (par habitant) des droits à émettre aboutirait à des transferts massifs de revenu depuis les pays industrialisés vers les pays en développement : un flux global de l’ordre de 200 milliards de dollars par an, deux fois la totalité de l’aide publique au développement (De Perthuis, 2011). Avec une contribution de 93 milliards, les Etats-Unis seraient le premier perdant tandis que l’Inde serait le premier bénéficiaire avec un gain de 110 milliards. Un tel dispositif est plébiscité par les pays en développement qui seraient prêts à signer immédiatement un tel accord. A l’opposée, les pays riches sont favorables à une distribution des droits à émettre reflétant les niveaux historiques suivant une formule dite du « droit du grand- père » qui a été retenue dans le cadre du protocole de Kyoto. Les prochaines étapes de la négociation consistent à rechercher d’ici 2015 une formule de compromis qui permette d’intégrer les pays émergents dans un système d’engagement commun. En l’absence d’accord global, des prix différents du carbone émergeront, reflétant les conditions spécifiques des différentes régions s’engageant dans des politiques climatiques. La question clef en matière d’équité et d’efficacité sera alors le type de lien pouvant rattacher ces différents sous-ensembles.
A contrario, le protocole de Montréal, signé en 1987, est parvenu en deux décennies à éradiquer les rejets des gaz fréon à l’origine de la destruction de la couche d’ozone. Sa réussite a reposé sur l’instauration d’une norme interdisant l’usage de ces gaz, couplée à un mécanisme subventionnel pour faciliter la reconversion des usines situées dans les pays en développement. Deux types de transferts ont permis la réussite spectaculaire de cette action conduite à l’échelle internationale : un transfert financier explicite vers les pays du Sud ; un transfert implicite en faveur de l’entreprise américaine Dupont de Nemours qui après avoir participé au lobbying général mettant en doute les dangers inhérents à l’utilisation des gaz fréon est devenue l’un des plus chauds supporters de leur interdiction. L’entreprise ayant été la première à mettre au point une technologie de substitution a été la grande bénéficiaire de cette nouvelle régulation.
Les effets distributifs des actions en faveur de l’environnement se retrouvent à l’intérieur de chaque pays. En France, il existe toute une batterie d’instruments d’intervention de l’Etat dont les impacts distributifs sont mal connus. Citons quelques exemples : les ménages investissant pour améliorer l’efficience énergétique de leur logement bénéficient de déductions fiscales, parfois très généreuses. Propriétaires de leur logement et assujettis à l’imposition, ils auraient souvent les moyens de faire ces investissements en l’absence des mesures. Comment mesurer l’efficacité réelle de ce type de dispositif, tant sous l’angle de l’efficacité que de l’équité ? Autre exemple : l’adoption progressive de normes thermiques ambitieuses est plébiscitée par les trois grands groupes de BTP français. Il n’y a aucune raison de mettre en doute leur engagement en faveur de l’environnement. Mais la norme ne risque-t-elle pas d’accentuer le déséquilibre des forces au sein de la filière entre les trois majors et la cohorte des petites et moyennes entreprises ? Une autre évaluation reste à faire : celle des impacts distributifs des tarifs de rachat de l’électricité renouvelable dont bénéficient les ménages auto- producteurs et qui doivent normalement être répercutés sur l’ensemble des clients via un mécanisme de péréquation.
Outre la mise à plat de l’ensemble des dispositifs existant en faveur de l’environnement, la mise en œuvre de la croissance verte implique dans chaque pays des arbitrages explicites dans deux domaines : le prix de l’énergie fossile payé par les ménages et les reconversions professionnelles.
Le phénomène dit de « pauvreté énergétique » touche environ 15 à 20 % des ménages en Europe occidentale et augmente rapidement depuis 2008. Pour engager la transition énergétique avec une adhésion sociale, il faut coupler le renchérissement des énergies fossiles avec des leviers ciblés sur ces ménages. A court terme, plusieurs voies peuvent être étudiées, de la tarification croissante en fonction des consommations par tête de l’électricité et du gaz (modèle californien) à des compensations ciblées lors du verdissement de la fiscalité (s’opposant à la technique du « chèque vert » indifférencié). Sur le front de l’emploi, il ne fait guère de doute que la croissance verte est à la fois créatrice de nouveaux emplois et destructrices d’anciens dans les activités prédatrices de capital naturel ne parvenant pas à s’adapter. Les coûts de la transition peuvent s’avérer très lourds socialement en l’absence d’actions volontaristes de reconversion permettant d’assurer la fluidité du marché du travail.
Il est un domaine dans lequel le subjectif semble parfois prendre le dessus dans la prise de décision : la protection de la biodiversité. C’est presque par affection qu’il nous faudrait protéger l’ours polaire, le tigre du Bengale ou les espèces menacées d’oiseaux migrateurs. Sans évoquer le cas du panda si cher à une grande organisation environnementale ! En réalité, ce n’est pas l’ours ou le tigre qui importe, mais la dégradation de l’écosystème qui lui sert d’habitat et à laquelle il est bien difficile de donner une valeur. Contrairement au changement climatique pour lequel le CO2 est devenu l’étalon d’une métrique universelle, il est en effet impossible de se mettre d’accord sur une unité commune de biodiversité et encore moins de lui affecter un prix. Nos sociétés affichent pourtant une valeur très élevée pour la biodiversité dans certaines circonstances : la compagnie BP l’a expérimenté à ses dépens lors de l’accident sur sa plateforme Deepwater dans le Golf du Mexique dont les impacts sur la biodiversité marine ont rapidement fait oublier l’existence de onze victimes humaines. Mais en dehors de ces situations exceptionnelles, les enjeux de répartition liés à la protection de la biodiversité restent méconnus.
Les atteintes à la biodiversité sont multiformes, comme les actions de conservation engagées. Le vecteur le plus important à l’échelle du globe résulte des changements d’usage des sols consécutifs à l’extension de l’agriculture et de l’élevage (OECD 2012). La pression qui en résulte sur les milieux naturels riches en biodiversités n’est nullement le résultat d’une volonté des agriculteurs ou des éleveurs de détruire la nature. Elle résulte de la croissance de la demande de produits alimentaires provenant de la démographie et des changements du mode d’alimentation.
Le premier investissement de conservation de la diversité des espèces consiste donc à mettre en place les incitations économiques rendant plus intéressante l’utilisation de la biodiversité pour la production agricole que sa destruction. Cela ouvre de nouveaux champs à la recherche agronomique et pose une question de répartition entre les différents groupes sociaux qui sont en compétition pour l’usage de ces sols. On le voit dans les pays développés à forte densité de population où l’expansion périurbaine mord de façon croissante sur des terres agricoles (la forêt et les milieux humides étant généralement mieux préservés). Mais c’est sur les fronts de la déforestation tropicale que cette question est la plus exacerbée. La réussite de la négociation internationale sur l’arrêt de la déforestation dépend de la capacité des projets à faire la preuve sur le terrain qu’on peut rendre économiquement plus intéressant la valorisation de la biodiversité, en intégrant en particulier les savoirs faire des communautés locales, pour accroître l’offre agricole et alimentaire. Autre illustration : l’édiction du nouveau code forestier brésilien qui est probablement la décision politique la plus importante en la matière dans le monde. Elle donne lieu à un arbitrage complexe que la présidente Rousseff doit rendre, face à un parlement sensible à l’influence des ruralistas, partisans de renforcer le poids du Brésil parmi les grands exportateurs agro-alimentaires, quitte à sacrifier quelques dizaines de millions d’hectares de forêt amazonienne et les communautés qu’ils font vivre.
– Les leviers du financement
En théorie, à partir du moment où la valeur du capital naturel est correctement intégrée à la fonction de production, les acteurs économiques réagissent spontanément au changement des rendements économiques en redéployant leurs investissements. Dans la pratique, la mise en œuvre de la croissance verte implique une révision de la grille d’évaluation des risques utilisée au sein du système financier. Cette grille doit être élargie par une meilleure prise en compte du capital naturel, et son horizon temporel doit être allongé.
Les financements bancaires. Contrairement à une idée reçue, la déréglementation des marchés financiers n’a nullement réduit le rôle des banques dans le financement des économies. Le premier levier à actionner pour le financement de la croissance verte est par conséquent bancaire. Le renforcement des règles prudentielles s’applique aux banques indépendamment de la nature des financements déployés. Il risque en conséquence de tarir les financements destinés au verdissement de la croissance. Pour mobiliser les ressources nécessaires aux plus faibles taux d’intérêt possibles, il convient de mettre en place des dispositifs favorisant la rentabilité de cette catégorie de financements. Donnons deux exemples : la rénovation des parcs immobiliers et le financement international de projets.
Dans tous les systèmes bancaires du monde, le financement du logement et de l’immobilier est le premier moteur de la distribution du crédit. De la faillite de la Kreditanstalt à Vienne en 1931, à la crise des subprimes en 2008, ce sont du reste les défaillances dans ce domaine qui précipitent les crises bancaires. Or l’un des investissements les plus nécessaires à la transition énergétique consiste à convertir les parcs immobiliers : à l’heure actuelle à l’origine de 25 à 30 % des émissions de CO2 ces parcs peuvent devenir neutres ou même exportateurs nets d’énergie. Si on accepte d’étaler la transition sur plus de 100 ans, il suffit de s’attaquer aux constructions neuves en fixant des normes thermiques ambitieuses et en les faisant respecter par l’offre et la demande additionnelles de logements. Le problème est alors de financer un surcoût de l’ordre de 10 à 20 % par logement neuf sans faire baisser l’activité ce qui se produira mécaniquement en l’absence d’incitations économiques adéquates. L’intégration de la rénovation du parc ancien accroît la complexité car les coûts de mise à niveau sont supérieurs et varient d’un immeuble à l’autre. Dans les deux cas, le système bancaire ne peut assurer spontanément ce type de financement dont les retours sur investissement se comptent souvent en décennies. D’où la nécessiter de trouver les bons leviers pour abaisser le taux d’intérêt sur ce type de prêts. L’une des innovations intéressantes en la matière est conduite au Royaume Uni dans la cadre de la Green Investment Bank, nouvelle banque publique dont l’un des premiers objectifs est de faciliter la rénovation énergétique des logements en gageant les prêts sur les économies futures d’énergie et d’émissions de CO2.
Les infrastructures énergétiques sont l’un des principaux segments de l’activité de financement de projets des banques internationales. Le « verdissement » de cette activité peut être en premier lieu facilité par l’utilisation de standards. Les « principes de l’Equateur » édictés en collaboration avec la Banque Mondiale ont ouvert la voie en 2003. La Climate Bonds Initiative tente de mettre en place un tel standard pour l’ensemble des émissions d’obligations censées financer la transition vers une économie bas carbone. Dans les deux cas, il est difficile d’évaluer si ces standards permettent de réduire le coût des financements verts en attirant plus de capitaux. Un levier autrement plus important, est la possibilité introduite dans le sillage du protocole de Kyoto de valoriser directement sur un marché de permis les réductions d’émission obtenues grâce aux projets. Lorsque le prix du CO2 atteint 15 dollars la tonne, ces recettes peuvent représenter jusqu’à 20 % des revenus des projets d’efficience énergétique ou d’énergie renouvelable, en accroissant fortement leurs rendements financiers. Renforcer la tarification du carbone permettrait de démultiplier l’effet de levier.
Les investissements de conservation et de compensation. Judicieusement utilisée, la valeur carbone pourrait également contribuer aux investissements nécessaires à la conservation de la biodiversité. Face au risque d’extinction de la biodiversité, les premières mesures prises ont été d’ordre réglementaire : la constitution de zones naturelles protégées, sous l’égide des pouvoirs publics (par exemple les espaces Natura 2000 en Europe). Relativement efficaces dans les pays développés, ces méthodes restent virtuelles dans nombre de pays en développement. Elles doivent être combinées à des instruments incitant les populations locales à valoriser les services que peut apporter la préservation des écosystèmes.
La protection de la forêt tropicale est l’un des moyens les plus sûrs d’y parvenir en évitant simultanément de rejeter de l’ordre de 6 à 8 milliards de tonne de CO2 par an. Si on parvenait à donner une valeur de 15 dollars à chaque tonne d’émission évitée, on atteindrait une somme de l’ordre de 100 milliards, soit le montant que les pays industrialisés se sont engagés à transférer vers les pays du Sud à la conférence de Copenhague. Ici encore, la valeur carbone pourrait provoquer un effet de levier majeur, relayant les efforts effectués à bien plus petite échelle par la Banque Mondiale et le gouvernement norvégien. C’est devenu un enjeu majeur de la négociation climatique.
Une autre voie pour investir dans la biodiversité est de mettre en place des systèmes de compensation prenant comme étalon une unité standard de biodiversité. Ces mécanismes introduits avec le développement des Mitigation Banks dans les années quatre-vingts aux Etats-Unis ont attiré dans le monde des investissements de l’ordre 3 à 4 milliards de dollars. En France, la Caisse des Dépôts à lancé en 2010 un programme de compensation permettant de donner un début d’application à l’obligation de compenser les atteintes à la biodiversité résultant d’une loi de 1976 !
Les investisseurs de long terme. Parmi les acteurs susceptibles de contribuer le plus à la mutation du système financier, une mention doit être faite aux investisseurs de long terme : fonds souverains, fonds de pension, compagnies d’assurance vie,… Ces acteurs ont en commun de mobiliser d’importants actifs avec une perspective de rentabilité à long terme et des contraintes étalées dans le temps du côté du passif. Certains, à l’image des fonds pétroliers norvégiens, ont déjà engagé une stratégie d’allocation du portefeuille explicitement tournée vers la transition énergétique et l’investissement dans la biodiversité.
Pris ensembles, ces acteurs ont un certain poids : s’ils déplaçaient leurs capitaux vers les entreprises les plus innovantes en matière de croissance verte, nul doute que l’échelle des rendements financiers entre valeurs boursières en serait bousculée. Malgré le volontarisme de certains, on en est encore assez loin. En témoigne par exemple l’évolution des cours boursiers à New York qui ont entre janvier 2011 et mai 2012 accordé une surcote de 40 % aux entreprises pétrolières sur celle engagées dans les énergies renouvelables. La réduction du risque climatique est encore bien mal valorisée à Wall Street au regard des bénéfices immédiats apportés par les gaz de schiste !
Les financements publics. Impossible d’aborder les questions de financement sans évoquer le rôle des Etats. Au plus fort de l’euphorie régnant lors de la formation de la bulle spéculative, il était de bon ton de minimiser le rôle de ces acteurs ringards. La mise en route de la croissance verte appelle pourtant un redéploiement des financements publics dans le domaine des infrastructures et de la R & D.
Le mode d’organisation de l’espace urbain et rural est modelé très longtemps à l’avance par les choix en matière d’infrastructures collectives, notamment les infrastructures de transport. Même si les utilisateurs et le capital privé peuvent contribuer au financement de certains ouvrages, le rôle des Etats reste dans tous les cas déterminant. La croissance verte appelle en la matière des arbitrages nouveaux, souvent difficiles à prendre. Dans des pays comme le Brésil ou l’Indonésie, l’ouverture de nouvelles voies de communication dans les forêts primaires est un vecteur qui démultiplie la pression sur les écosystèmes mais peut apporter d’autres bénéfices à court terme.
Faire les bons choix implique de donner une valeur suffisante aux services rendus par ces écosystèmes et requiert un volontarisme politique certain. En France, plusieurs commissions ont successivement abaissé le taux d’actualisation utilisé par les pouvoirs publics et incorporé une valeur du carbone croissant dans le temps pour modifier les choix d’investissement public. Cela n’a pas encore permis la relance des investissements en faveur du fret ferroviaire dont la nécessité fait par ailleurs l’objet d’un large consensus.
Les Etats sont aussi attendus en matière de soutien à l’investissement immatériel sous forme de soutien à la R & D. La croissance verte requiert en effet une accélération des innovations pour mettre en œuvre une conception élargie de l’efficacité. Par beaucoup de côté, elle est bien plus technique que l’ancienne croissance. Dans les contextes européens, peu de pays ont les moyens d’accroître leur effort en la matière en dehors de l’Allemagne qui suit résolument cette voie depuis dix ans en matière d’efficacité énergétique. En France, un renforcement des soutiens publics à la R & D pourrait aller de paire avec un verdissement de la fiscalité. Les simulations commandées par le groupe de travail sur les transitions vers l’économie sobre en carbone révèlent en effet que la forme la plus appropriée de recyclage d’une taxe carbone serait d’en affecter deux tiers à la réduction des charges et un tiers à la stimulation de la R & D (Centre d’Analyse Stratégique, 2011).
D’après les simulations conduites à l’aide du modèle macroéconomique du Trésor, cela provoquerait des créations nettes d’emploi dès la seconde année atteignant de l’ordre de 100 000 personnes d’ici 2020. Reste à conduire les travaux pratiques pour vérifier la pertinence de la simulation !
Ce texte est issu d’une note publiée dans « Les Cahiers de la Chaire Economie du Climat » à l’occasion du sommet « Rio+20 ». Pierre-André Jouvet est directeur scientifique de la Chaire Economie du Climat, Christian de Perthuis est professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine et Président du Conseil Scientifique de la Chaire Economie du Climat