par Philippe Ithurbide, Directeur Recherche, Stratégie et Analyse d’Amundi
Pas une semaine ne passe désormais sans de nouveaux indicateurs économiques décevants, sans révisions des prévisions de croissance, sans commentaires d’un banquier central sur la nécessité d’accompagner l’activité économique… et pourtant, les marchés d’actions et de crédit, entre autres, ne cessent de s’apprécier. Un paradoxe ? Une folie ? Qu’en est-il exactement ?
Des prévisions de croissance dégradées
Il y a encore un ou deux mois, on pouvait – très grossièrement – partager le monde en trois groupes :
• Le monde dit « émergent », en croissance, avec toutefois de grandes divergences entre pays ;
• Les Etats-Unis, en lutte avec « mur budgétaire » et « plafond de dette », mais bénéficiant d’une reprise visible de l’activité économique, liée à la reprise du marché du crédit, de l’immobilier, de l’emploi et de l’investissement. Nul ne doutait du pragmatisme des dirigeants américains et de leur capacité à dépasser les problèmes de gouvernance ;
• L’Europe enfin, maillon faible de la croissance mondiale, soutenue par les actions de la BCE, mais en proie à de multiples difficultés: récession / déflation, chômage, poursuite du désendettement, tensions sociales, tensions politiques…
La dynamique actuelle est moins favorable que celle qui prévalait il y a peu… Tout récemment, comme bon nombre d’institutions – gouvernements, banques centrales, banques, asset managers…– le FMI a lui aussi révisé sa prévision de croissance mondiale (de +3,5 % à +3,3 %) pour 2013. Il a toutefois laissé inchangée à +4,0 % sa prévision pour 2014. La plupart des grands pays ont vu leur prévision de croissance réduite ou au mieux inchangée… sauf le Japon, qui a vu sa prévision de croissance passer de +1,2 à +1,6 % pour 2013 et de +0,7 à +1,4 % pour 2014, conséquence directe de la dépréciation du yen et du plan de relance. Le FMI insiste par ailleurs sur la différence de rythme marquée de la reprise économique dans les pays avancés dans les années à venir.
En ce qui concerne les États-Unis, la révision de croissance à la baisse du FMI est essentiellement liée aux coups de rabots budgétaires mais l’institution reste confiante sur la vigueur de la demande privée. La reprise du crédit bancaire et la détente des conditions de crédit constituent des facteurs de soutien importants.
Le FMI reste confiant sur l’accélération de la croissance dans les pays émergents en 2013 et en 2014. Il prévoit notamment une croissance de 8 % en 2013 et 8,2 % en 2014 pour la Chine. Même s’il croit en l’accélération de la croissance en Amérique latine en 2013, l’une des principales dégradations de croissance pour 2013 concerne le Brésil à +3,0 % au lieu de +3,5 % en janvier.
En zone euro, la récession se confirme et la reprise s’annonce très molle en 2014. Les prévisions de croissance du FMI n’ont cessé d’être abaissées depuis juillet 2012, passant de 0,7 % à -0,3 %. Le FMI indique qu’un regain d’incertitude politique conduirait à dégrader à nouveau sa prévision de croissance de la zone. La France et l’Italie sont d’ailleurs les deux pays de la zone où la révision à la baisse est la plus forte (respectivement -0,1 % et -1,5 % de croissance pour 2013). Nos prévisions de croissance sont globalement plus pessimistes, notamment pour la zone euro (–0.4%) et pour la France (–0.6%).
La zone Euro, maillon faible de la croissance mondiale, est soutenue par les actions de la BCE, mais elle est surtout en proie à de multiples difficultés, assez différentes entre les pays :
• Les pays du noyau dur, en bien meilleure position que le reste de la zone euro, mais dont la dynamique économique s’étiole inexorablement. Il suffit de regarder l’évolution du crédit en Allemagne, la – forte – révision à la baisse des prévisions officielles de croissance pour être convaincu – si besoin était – que ces pays ne peuvent pas être déconnectés, et indifférents à ce qui se passe dans le reste de la zone euro ;
• Les pays intermédiaires, pas vraiment des pays périphériques, mais plus vraiment membres du bloc des pays du noyau dur. La France en est sans le moindre doute le meilleur exemple ;
• Les pays périphériques connaissent ce qu’il convient d’appeler une «Debt Déflation » : contraction du crédit, baisse du taux d’épargne, chômage record, forte baisse du pouvoir d’achat, chute des importations, forte amélioration des balances commerciales, baisse des prix, baisse des salaires… on ne parle plus de contagion financière, mais d’une contagion plus redoutable encore : la contagion économique. La liste des pays en proie aux pressions déflationnistes s’allonge. Après la Grèce et autres petits périphériques, l’Espagne… et la déflation menace désormais l’Italie.
Malgré la détente du stress financier, la situation macrofinancière de l’ensemble de la zone euro reste fragile et l’absence de reprise du crédit bancaire continue de constituer un sérieux frein à l’activité, surtout dans les pays périphériques (on notera toutefois la baisse du crédit mais également, point positif, la baisse du taux de rejet des demandes de crédits aux PME). La mise en œuvre de réformes structurelles, menant à davantage de flexibilité, à une réduction du poids de l’État et à une ré- industrialisation des certains pays s’avère désormais incontournable.
Les actifs financiers sont globalement déconnectés de la réalité économique
La dépendance à la BCE est telle que les marchés d’actions – et de crédit – ont tendance à bien réagir aux mauvais indicateurs économiques, car cela est annonciateur d’une inflexion de la politique monétaire: des baisses de taux et la perspective de mise en place d’une politique monétaire non conventionnelle (un support aux marchés du crédit bancaire) suffisent au bonheur des investisseurs.
Prévisions de croissance du FMI depuis juillet 2012 Cela ne saurait durer. La dégradation des conditions économiques et les pressions déflationnistes ont des impacts bien définis.
Le rebond des classes d’actifs risqués, et l’adoption d’un mode « risk on » dans les portefeuilles avaient initialement trouvé leur source dans trois éléments particulièrement porteurs :
• la très forte sous-pondération des portefeuilles en classes d’actifs risqués;
• la très forte sous-pondération des portefeuilles internationaux en actifs européens ;
• la réponse de la BCE aux problèmes de liquidité (LTRO, OMT…) et la mise en place d’une union bancaire européenne.
Il y a de nombreux mois, nous avions mis l’accent sur le rôle que finirait par jouer, quelque part en 2013, le risque macroéconomique, tant l’embellie des marchés financiers intervenait dans des conditions économiques dégradées. Ce qui était vrai il y a 6 mois l’est encore plus aujourd’hui. Que faut-il espérer pour les mois à venir pour les trois grands pays/blocs avancés?
Les politiques monétaires vont rester accommodantes pour les 3 ou 5 années à venir aux États-Unis, au Japon et en zone euro. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de hausse des taux à horizon 2 ou 3 ans ou que les programmes de « quantitative easing » ne seront pas interrompus ou réduits, cela veut simplement dire que la « normalisation » (retour à des taux d’intérêt d’équilibre et fin des politiques non conventionnelles) prendra du temps. Ceci est d’autant plus vrai en zone euro où le deleveraging n’est pas terminé (banques) ou pas vraiment engagé (États), et où par ailleurs se dessinent très clairement des pressions déflationnistes réelles.
Sur le marché des changes, et dans le contexte actuel, les devises faibles ou vulnérables restent l’euro et le yen, le premier du fait de conditions économiques difficiles, et le second en lien direct avec la politique économique menée. Ces « distorsions » de change ne manqueront pas de générer des distorsions en Asie, qui se transformeront en « guerre des changes » si le mouvement de dépréciation est trop brutal ou trop ample.
En ce qui concerne les taux longs des pays sûrs, le risque est asymétrique: le potentiel de baisse des taux est a priori bien plus faible que le potentiel de hausse. La chute du niveau des taux longs depuis 3 ans est certes liée à la crise de la dette européenne, à l’aversion au risque, au stress financier… mais lorsque les portefeuilles se sont de nouveau mis en mode « risk on », les spreads de crédit et les spreads des pays périphériques se sont effectivement – et fortement – resserrés, mais sans pour autant entraîner de remontée des taux allemands ou américains. Preuve que la situation économique, l’absence de pressions sur les prix et le caractère très accommodant des politiques monétaires suffisent à garder à un bas niveau les rendements obligataires. La seule raison pour que les taux longs de la zone remontent se trouve en fait dans les taux américains: la fin du quantitative easing ou une embellie brutale et non anticipée de la croissance économique outre Atlantique sont les deux risques majeurs… pour plus tard. Quant au Japon, même si la situation de la dette publique est catastrophique, ce n’est pas ce qui représente le plus important facteur de risque à court terme: la remontée de l’inflation et des perspectives de croissance sont à même de favoriser davantage encore les actions, les obligations d’entreprises ou étrangères et le crédit au détriment des JGB. Attention toutefois… la BoJ ne va pas cesser d’agir en « acheteur en dernier ressort » : les JGB ne sont plus un marché « normal ».
Les taux longs des pays périphériques de la zone euro: l’abondance de liquidité et la recherche de rendement favorisent autant le crédit que les obligations des souverains périphériques. Ces derniers, moins « sains » que les entreprises bénéficient d’un garde-fou potentiel, le programme OMT de la BCE. L’impact des flux japonais sur les taux européens n’est pas neutre non plus. La question qui se pose désormais est bien de savoir si les spreads souverains protègent suffisamment des risques sous-jacents. La réponse est non… si la situation économique n’est pas rapidement stabilisée, il y aura nécessairement un ajustement qui passera également par une remontée concomitante de la volatilité et un affaiblissement supplémentaire de l’euro.
La dette émergente est souvent suspectée d’être sous la coupe d’une bulle. Il est pourtant difficile de considérer que la progression des obligations souveraines émergentes ne repose pas sur des bases solides : la qualité de la dette est réelle, et l’amélioration graduelle et systématique des ratings est bien la preuve de l’amélioration des conditions économiques de ces pays, et cela en dépit des différences qui règnent entre eux. Parler de bulle signifie également valorisations extrêmes et fait inévitablement référence à un prochain krach. Les deux sont intimement liés. Pour cela, il faudrait sans doute un effondrement des conditions économiques des pays émergents, ou un énorme choc sur les marchés de taux internationaux, ce qui ne nous semble pas à l’ordre du jour. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les flux de capitaux vers les économies émergentes peuvent être extrêmement changeants, ce qui justifie en général une volatilité plus grande de cette classe d’actifs. Un autre argument souvent évoqué serait que bon nombre d’investisseurs sur les marchés émergents ne seraient pas des investisseurs « naturels ». La dégradation des conditions de dette dans les pays avancés et l’amélioration de celles qui prévalent dans les pays émergents justifient bien évidemment la venue d’investisseurs « inhabituels » : la solvabilité a changé de camp (des pays avancés vers les pays émergents), certaines grandes banques centrales sont amenées à diversifier leurs réserves de change, pour des raisons de solvabilité, de risque mais aussi, dans le cas de la Chine, parce que cela permet d’accroître le rôle régional du yuan (diversifier vers des devises émergentes asiatiques prend tout son sens).
Sur le marché du crédit, les spreads sont bien plus protecteurs sur le high yield que sur l’investment grade, mais les risques sont également plus élevés même si les taux de défaut restent bas. Ce segment est également plus sensible à l’activité économique. La recherche de rendement, le niveau très élevé des spreads de crédit et l’abondance de liquidité ont beaucoup à voir avec la belle performance du high yield depuis l’été 2012… mais cela ne saurait occulter les risques macro sous-jacents. Sur ce point, le marché du crédit américain est sans doute moins risqué. Comme pour la dette souveraine, les actifs émergents ont de plus en plus d’attrait, pour toutes les raisons qui précèdent, mais aussi parce que bon nombre de pays favorisent un modèle de croissance interne. Investir dans des entreprises locales qui s’inscrivent dans cette logique (ou dans des entreprises européennes, par exemple, qui accompagnent ce changement structurel) devient une attitude de plus en plus « naturelle ».
Les marchés d’actions: au-delà de la volatilité de court terme, les conditions actuelles de marché (BCE, liquidité, stress financier…) incitent à rester positif sur les actions européennes. En Europe, les valeurs sensibles à la croissance globale restent notre thème de fond préféré malgré une surperformance déjà remarquable. Ce thème peut paraître paradoxal compte tenu des prévisions de croissance, mais le thème de l’allégement des politiques d’austérité est majeur. En outre, investir sur des valeurs de croissance dans la zone qui en a le moins a du sens en termes de valeur. Les actions mid cap européennes, segment cyclique et sensible notamment à l’investissement des entreprises devraient également profiter du retour du M&A, un thème néanmoins plus fort aux États-Unis qu’en Europe. Le thème du retour à l’actionnaire via les dividendes ou share buy back est aussi à considérer au niveau global. Un bémol confirmé sur les actions émergentes: il y a certes davantage de croissance bénéficiaire que dans le monde développé, mais certains pays pâtissent de la baisse du yen (Corée et Taïwan notamment). Il faut rester positif sur les actions japonaises pour quelque temps encore : l’argument de l’impact de la faiblesse du yen sur les profits est puissant et devrait durer au moins jusqu’aux élections parlementaires de Juillet. Les financières globales sont encore intéressantes à ce niveau du cycle, mais beaucoup plus fragiles en Europe (redémarrage immobilier aux États-Unis, voire au Japon, risque macro en Europe).
À ce stade, en matière d’allocation d’actifs, l’enjeu majeur est de préserver la performance issue du mode « risk on » et notamment sur les classes d’actifs peu liquides. Prendre en compte le risque macro tout en ne se privant pas de rendement, et en préservant la liquidité du portefeuille s’avère essentiel. Autrement dit, comme dans toutes les périodes difficiles, le triptyque rendement – risque – liquidité redevient majeur.
• Si le prochain choc de marché est un choc de croissance, il se traduira par une remontée des taux longs et un resserrement des spreads de crédit en cas de reprise économique, ou alors par une nouvelle baisse des taux longs et un élargissement des spreads en cas de confirmation de la déflation. Dans le premier cas de figure, la liquidité demeurera sur le crédit et les obligations souveraines… dans le second cas de figure, la liquidité disparaîtra sur ces actifs et détenir des actions en lieu et place du crédit a du sens. Les premières sont toujours liquides, ce qui n’est pas le cas du crédit (souverains périphériques et obligations d’entreprises).
•Si le choc provient d’une nouvelle crise de dette, le risque est encore plus grand. Les obligations d’entreprises et la dette souveraine périphérique perdront sans doute toute liquidité, y compris très vraisemblablement la dette italienne (qui bénéficie d’une forte surpondération dans bon nombre de portefeuilles).
Autrement dit, l’enjeu majeur de ces prochaines semaines / mois redevient la capacité à rendre ou à laisser liquides les portefeuilles tout en continuant de bénéficier de l’abondante liquidité tant qu’elle porte les marchés financiers, et notamment les classes d’actifs risqués.