Compétitivité, «dangereuse obsession » ?

par Thibault Mercier, économiste chez BNP Paribas

L’Espagne est-elle redevenue compétitive ? A la lecture des comptes extérieurs, la réponse semble évidente : au troisième trimestre 2013, le volume des exportations était près de 15% supérieur au pic d’avant crise. La balance des biens et services est passée d’un déficit de EUR 71mds en 2007 à un excédent attendu à EUR 28mds en 2013. La balance courante, qui inclut le solde des revenus, devrait afficher un excédent à la fin de l’année, pour la première fois depuis 1986. L’idée, généralement admise, que l’Espagne a retrouvé de la compétitivité – celle perdue pendant une décennie de bulle immobilière, de gonflement du crédit au secteur privé et d’indexation des salaires à l’inflation – est encore corroborée par l’évolution du taux de change effectif réel qui a retrouvé en 2013 son niveau du début des années 2000.

Toutefois, réduire la notion de compétitivité aux gains de parts de marché et à la baisse des coûts salariaux unitaires (CSU) serait éluder la complexité du concept. Selon l’OCDE par exemple, la compétitivité économique est « la latitude dont dispose un pays évoluant dans des conditions de marché libre et équitable pour produire des biens et services qui satisfont aux normes internationales du marché tout en augmentant simultanément les revenus réels de ses habitants dans le long terme ». En d’autres termes, la compétitivité se mesure à travers la capacité d’un pays à opérer dans un environnement concurrentiel tout en conservant un équilibre intérieur, c’est-à-dire une progression du niveau de vie de sa population.

La « dévaluation interne » menée en Espagne à partir de 2009 a induit une baisse des CSU qui a profité aux exportations. Mais cette dernière s’est réalisée principalement par le biais d’une baisse de l’emploi (graphique) et, dans une moindre mesure, des salaires réels. La productivité a augmenté, grâce à la réallocation des ressources de l’économie depuis les secteurs protégés (immobilier par exemple) vers les secteurs exportateurs qui ont réalisé des gains de compétitivité «hors prix». Dans l’ensemble, le rééquilibrage extérieur s’est fait au prix d’un déséquilibre intérieur. Avec plus de 25% de la population active au chômage, l’économie espagnole peut difficilement être décrite comme « compétitive » au sens de l’OCDE.

On peut arguer que cette situation est transitoire et que la reprise économique, tirée par le commerce extérieur et l’investissement des entreprises, permettra de recréer des emplois et, partant, de ramener un équilibre intérieur. Mais il faudra d’abord que la croissance des exportations soit assez vigoureuse pour relancer une activité suffisante à la création d’emplois ; et ensuite que le secteur exportateur, généralement plus intensif en capital qu’en emploi, soit à même d’absorber un excès d’offre de travail pour partie peu qualifiée. Par ailleurs, quand bien même la vigueur du commerce extérieur permettrait une baisse significative du chômage, il faudrait que cette dernière ne s’accompagne pas d’une reprise marquée des importations au risque de compromettre l’équilibre extérieur, une évolution qui est sujette à débat1.

Comment dès lors concilier équilibre interne et externe? Paul Krugman apporte une réponse dans un article de 1994, intitulé « Competitiveness: A dangerous obsession ». Il y démontre que la compétitivité d’une nation se ramène à sa productivité dans la mesure où celle-ci détermine à la fois l’évolution des CSU et celle des niveaux de vie. Le corollaire est que les salaires réels soient effectivement déterminés par les gains de productivité, ce qui ne fut pas le cas en Espagne entre 2001 et 2007. Durant cette période, la dérive des CSU provenait d’une augmentation des salaires bien plus rapide que les gains de productivité, ces derniers ayant été inexistants en moyenne entre 2001 et 2007. La progression du niveau de vie s’est doublée d’une baisse de la profitabilité de l’économie espagnole et d’une montée de l’endettement extérieur. Il y avait un vrai problème de compétitivité, résultant d’une productivité nulle.

Pour Krugman, il convient alors de distinguer la compétitivité au sens des entreprises de celle au sens des nations. Tandis que la première se mesure en termes relatifs mettant en jeu des « gagnants » et des « perdants », la seconde n’est pas un jeu à somme nulle : parce que ce sont les gains de productivité en termes absolus, et non relatifs, qui déterminent l’amélioration du niveau de vie des populations, un pays réellement compétitif est une source de demande pour le reste du monde. En définitive, une appréciation étroite de la notion de compétitivité peut conduire à des politiques économiques sous- optimales. L’accent mis sur la dévaluation interne pour restaurer l’équilibre extérieur des pays périphériques a ses limites. En l’absence de politique monétaire suffisamment accommodante et d’investissements au Nord de l’Europe, elle peut se traduire par une véritable déflation et un appauvrissement généralisé.

NOTES

  1. Le FMI estime que le retour de l’emploi s’accompagnera d’une dégradation des comptes courants. L’INSEE (juin 2013) a une analyse plus nuancée, notant les gains substantiels de compétitivité hors prix réalisés par l’économie espagnole.

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