par Maarten-Jan Bakkum, Emerging Markets Strategist chez ING IM
Les faiblesses et les problèmes économiques et politiques qui expliquent les piètres performances des actifs des marchés émergents au cours de ces dernières années sont tous présents en Turquie. Le pays est l’un des meilleurs exemples de ce qui a mal tourné dans le monde émergent. Nous nous penchons sur les cinq problèmes majeurs.
Tout d’abord, la croissance économique a essentiellement été alimentée par les crédits. La croissance du crédit a atteint en moyenne 40% au cours des dix dernières années. Actuellement, elle est toujours supérieure à 30%. Avec une hausse du rapport dette/PIB de 25 points de pourcentage depuis la crise de 2008, la Turquie fait partie des pays émergents dont l’endettement a le plus augmenté. Seules la Chine, la Malaisie et la Thaïlande ont fait pire.
Deuxièmement, la croissance excessive du crédit a été soutenue par de solides flux de capitaux. Étant donné que les banques centrales des marchés développés ont accentué leur assouplissement monétaire et sont finalement passées à un assouplissement quantitatif, la Turquie est devenue de plus en plus dépendante des capitaux étrangers. Le ratio emprunts/dépôts a grimpé, passant de 73% en 2007 à 120% en 2013 : les banques ont financé la croissance impression- nante de leurs crédits non par l’épargne domestique, mais bien par des emprunts à l’étranger. Pendant des années, la Turquie a également pu facilement financer le déficit de sa balance courante (9,7% à son sommet remontant à la seconde moitié de 2011) par des flux de capitaux étrangers.
Troisièmement, la croissance élevée tirée par les crédits et les flux de capitaux étrangers ont entraîné une nette augmentation des déséquilibres macroéconomiques. Les deux principaux déséquilibres sont le déficit de la balance courante, qui a été de 6% en moyenne au cours des dix dernières années, et l’inflation qui s’est établie à 8% durant la même période. Durant les années fastes de croissance élevée, le taux de chômage n’est, en outre, jamais redescendu sous 8%. Ceci reflète un chômage structurel élevé qui nécessite des mesures fermes des autorités.
Quatrièmement, la réaction des autorités n’est guère efficace, Le banque centrale n’a pas atteint son objectif d’inflation depuis des années et est toujours à la traîne par rapport à la réalité. Elle espère maintenant atteindre son objectif de 5% d’ici fin 2015! Elle a été forcée à relever ses taux en janvier pour éviter un effondrement de la devise, mais deux mois plus tard, la croissance du crédit est toujours de 30% et l’inflation s’élève à 8%. Lors de notre rencontre à la banque centrale d’Ankara, nous avons toutefois eu l’impression que le directoire envisageait déjà des baisses des taux. Ils nous ont dit que le relèvement des taux de janvier était préventif.
La Turquie souffre, par ailleurs, de l’absence de réformes de l’offre. Les déséquilibres du pays ne sont pas uniquement imputables au contexte mondial de liquidité. Il y a également une importante explication structurelle. Nous avons cité le chômage élevé qui devrait être réduit par le biais de réformes du marché du travail. En outre, l’inflation et le déficit de la balance courante sont structurellement élevés en raison, respectivement, d’une concentration de la propriété au niveau des entreprises et d’une grande dépendance des importations d’énergie. Les oligopoles doivent donc être brisés pour améliorer la concurrence et pour freiner l’inflation. Le gouvernement turc n’a pas procédé à des réformes microéconomiques significatives depuis des années. Il a été un peu plus actif pour réduire la dépendance du pays des importations d’énergie. Il faudra cependant des années pour que les investissements en énergie hydro- électrique et nucléaire entraînent une diminution de la facture des importations.
Globalement, le bilan du gouvernement AKP en matière de réformes est pauvre. Et même après les récentes pressions du marché et la dépréciation de la lire de 25%, le sentiment d’urgence reste faible. À plusieurs occasions, le premier ministre a déclaré qu’il ne voyait pas la nécessité de procéder à des réformes économiques.
Cinquièmement, les risques politiques ont augmenté. Onze années de pouvoir de l’AKP ont entraîné une concentration du pouvoir. L’armée, le pouvoir judiciaire et l’opposition parlementaire ont été marginalisés. Ceci a accru la polarisation du système politique, mais aussi de la société turque. Le leadership autocratique du premier ministre Erdogan, les indications croissantes d’une rapide accumulation de la richesse économique par les leaders de l’AKP, de nombreux scandales de corruption et l’érosion continue de la liberté individuelle ont entraîné un important mécontentement populaire .Dans les grandes villes turques, les manifestations dans les rues dégénérant en de violents affrontements avec les forces de l’ordre sont devenues monnaie courante. Dans ce contexte, il est de plus en plus difficile de s’attendre à des actions décisives des autorités pour s’attaquer aux grands problèmes économiques.
Quelles sont donc les perspectives de l’économie turque au vu de ces cinq faiblesses/problèmes? Nous pensons qu’il est improbable que le pays puisse éviter une récession. Les flux de capitaux vers les marchés émergents devraient rester négatifs pendant longtemps en raison du ralentissement de la croissance en cours et des risques de faillite et d’accidents au sein du secteur financier à la suite du processus de désendettement. La normalisation de la politique monétaire américaine devrait se poursuivre. Dans ce contexte, la Turquie ne peut plus compter sur les capitaux abondants qui ont financé son déficit courant et son boom du crédit. (Jusqu’à présent, les flux nets de capitaux sont restés plutôt solides).
La croissance du crédit devra redescendre à un niveau à un chiffre inférieur à la croissance nominale du PIB pour que le processus de désendettement nécessaire puisse débuter. Ceci implique que les conditions financières seront serrées pendant quelque temps. Les sociétés largement endettées devraient être sous pression. Jusqu’à présent, les faillites ont été rares, mais ceci est susceptible de changer. Pour les banques, cela signifie qu’elles devront provisionner davantage pour des pertes sur crédits. Ceci, combiné à la diminution du financement étranger, réduira le potentiel de croissance des nouveaux crédits. Globalement, une nette décélération de la croissance du crédit semble inévitable.
Sachant que la croissance du PIB turc a essentiellement été tirée par les crédits au cours de ces dernières années, que le secteur des exportations ne représente que 28% du PIB et que les obstacles structurels à la croissance restent élevés, nous pensons que l’économie entrera bientôt en récession. Nous prévoyons une croissance négative entre le deuxième et le quatrième trimestre de cette année. Notre prévision pour l’ensemble de 2014 s’élève à 0,5%, contre une attente consensuelle de 2,5%.
Ce scénario est un scénario d’atterrissage en douceur, dans lequel le système bancaire sera contraint de ralentir la croissance du crédit, comme cela se passe dans toutes les autres économies émergentes. Les risques pesant sur ce scénario sont une hausse plus marquée que prévu des faillites de sociétés, un renforcement des pressions sur les banques et des craintes accrues des marchés quant à la capacité des banques de faire face à la crise. La lire est certainement vulnérable dans un tel contexte. Or, une lire encore plus faible accroît le risque d’une augmentation des problèmes dans les entreprises qui se sont largement endettées en devises étrangères au cours de ces dernières années. Le secteur de la construction est particulièrement vulnérable.
La lire pourrait également se déprécier en raison d’une recrudescence des troubles politiques. Le 30 mars, des élections locales auront lieu. Un soutien de moins de 40% pour l’AKP à l’échelle nationale ou une défaite de l’AKP à Istanbul ou Ankara créerait de nouvelles incertitudes et pourrait provoquer une nouvelle vague de manifestations. Les marchés commenceraient alors à anticiper une situation politique dans laquelle l’AKP ne détiendrait plus une majorité absolue.
En raison du risque politique élevé, de la perspective d’une récession et de notre attente de pressions accrues sur le système bancaire, nous sommes d’avis que les actifs turcs affichent un important potentiel de baisse. En comparaison d’autres marchés émergents faibles et vulnérables, la Turquie a cependant déjà enregistré une correction plus prononcée, comme en témoigne la lire. Alors que les devises des marchés émergents se sont dépréciés en moyenne de 6% en termes réels depuis la crise de 2008, la lire turque a dégringolé de 30%.
Le marché des actions aussi a déjà digéré plus de mauvaises nouvelles que les autres marchés émergents. Par rapport à l’ensemble des marchés émergents, les actions turques sont revenues en USD à des niveaux qu’elles avaient atteints en 2011, en 2008 … et même en 2003, ce qui implique que la totalité du boom des marchés émergents a déjà été effacée des valorisations des actions turques (voir graphique ci- dessous).Tout ceci ne garantit bien sûr pas que les choses ne vont pas empirer. Mais cela montre une fois de plus que le risque lié aux marchés émergents est présent sous une forme concentrée en Turquie. Et que les investisseurs ont moins de problèmes à identifier les risques et à les incorporer dans les cours en Turquie que dans d’autres marchés émergents affichant des problèmes et des faiblesses similaires.
Conclusion
La correction dramatique enregistrée par les actifs turcs au cours des dix derniers mois reflète la grande vulnérabilité de l’économie turque dans le contexte mondial actuel. La hausse des risques politiques a particulièrement préoccupé les investisseurs. Alors que l’économie turque doit connaître un processus douloureux de désendettement, il faut que le pays trouve des moyens d’échapper à des années de pouvoir autocratique et de polarisation. La Turquie n’est pas un cas unique. Un nombre croissant de pays émergents sont confrontés à des problèmes similaires. La hausse des risques politiques n’est pas seulement un phénomène spécifique au pays, mais est aussi influencée par la faiblesse de la performance économique et par l’augmentation des pressions sur le système financier.