BCE : guide de l’utilisateur

Par Frederik Ducrozet, économiste au Crédit Agricole

• Le rebond de l’IPCH dans la zone euro à 0,72 % en avril devrait permettre à la BCE de patienter jusqu’au mois prochain. Ce rebond ne sera toutefois pas suffisant pour empêcher une nouvelle révision à la baisse des projections du staff, à moins que l’inflation ne remonte bien au-dessus de 1 % en mai-juin – un scénario très improbable.

• La tolérance de la BCE pour de nouvelles (mauvaises) surprises sur l’inflation est très faible. Nous continuons de tabler sur une légère baisse du principal taux de refinancement en juin. Si l’euro s’apprécie à nouveau d’ici là, la BCE pourrait également baisser le taux de sa facilité de dépôt en territoire négatif.

• Viendra un moment où la BCE devra faire un choix quant à l’introduction de mesures d’assouplissement quantitatif (QE), proba- blement au troisième trimestre. L’inflation restera basse jusque-là, ne serait-ce que pour raisons techniques (effets de base), et la revue des bilans bancaires arrivera à son terme. Les données récentes, y compris l’enquête de la BCE auprès des banques (Bank Lending Survey), restent compatibles avec une amélioration des conditions de crédit au second semestre. Cependant, si ce rebond du crédit bancaire tarde à se matérialiser dans les données, la BCE pourrait introduire des mesures ciblées de « credit easing », directes (achats d’actifs) ou indirectes (LTRO), d’ici le mois de septembre.

La BCE a renforcé son biais baissier le mois dernier en insistant sur « l’engagement unanime » du Conseil des gouverneurs à recourir aussi bien à des instruments conventionnels que non conventionnels pour lutter contre le risque d’une période trop longue d’inflation basse. Récemment, Mario Draghi a offert une description plus précise de la fonction de réaction de la BCE, y compris la réponse probable de politique monétaire à chacun des cas de figure suivants : un durcissement injustifié des conditions monétaires ; un nouvel obstacle à la transmission de la politique monétaire ; une dégradation des perspectives d’inflation à moyen terme. Reste aux investisseurs à estimer quels seront les éléments déclencheurs, le calendrier et les modalités des prochaines mesures de la BCE, si toutefois elle en adopte.

En résumé, les dernières données ont confirmé notre scénario central de renforcement et de diffusion de la reprise, qui devrait se traduire par une stabilisation, puis une reprise modeste du crédit d’ici la fin d’année. Cette reprise du crédit bancaire post-AQR reste l’argument central de la BCE pour minimiser les risques de déflation en zone euro, qui se distingue en cela de l’expérience japonaise. Cependant, l’inflation va certainement rester en deçà des anticipations de la BCE pendant plusieurs mois de sorte qu’un assouplissement monétaire nous semble toujours probable pour le mois de juin, éventuellement suivi de mesures d’assouplissement ciblé du crédit en septembre en cas d’amélioration trop lente des agrégats monétaires et de crédit.

Cas de figure no 1 : durcissement injustifié des conditions monétaires

Des « mesures plus conventionnelles » seraient déployées pour faire face à ce risque s’il venait à se concrétiser. Les conditions monétaires et financières revêtent plusieurs aspects, comme l’a indiqué Mario Draghi, dont les évolutions sur les marchés monétaires à court terme, les marchés obligataires internationaux ou les marchés des changes. La Commission européenne publie un indicateur synthétique des conditions monétaires pour la zone euro, que nous avons actualisé à avril 2014. L’indice montre que la hausse des taux courts, cette année, a été en premier lieu amplifiée, en termes réels, par la baisse de l’inflation, puis compensée en partie seulement par le rebond de l’IPCH en avril. Par ailleurs, le taux de change effectif de l’euro (pondéré des échanges commerciaux) s’est encore apprécié, quoiqu’à un rythme plus lent qu’au cours des deux derniers mois.

Concernant les conditions de liquidité en particulier, on assiste globalement à la poursuite de l’autorégulation du marché monétaire qui doit s’ajuster à une liquidité de moins en moins excédentaire. Cette dernière a baissé sous l’effet conjugué des remboursements liés aux opérations de refinancement de long terme (LTRO) et de la hausse des facteurs autonomes, avant de rebondir fortement en fin de semaine dernière. L’Eonia est resté un moment à des niveaux anormalement élevés, nettement au-dessus du taux Refi de la BCE, avant de rebaisser sous les 20 pdb. Surtout, ce processus de normalisation ne s’est pas accompagné d’une hausse des taux à moyen terme ni d’une volatilité sur la partie longue de la courbe des taux du marché monétaire, ce à quoi la BCE accorde la plus grande importance. De plus, la Banque centrale européenne devrait se réjouir de l’accroissement des volumes des échanges sur l’Eonia. En soi, cela n’implique pas une action ciblée de la part de la BCE même si on peut évoquer deux contre-arguments à ce raisonnement.

Premièrement, la BCE conserve un biais baissier explicite et la tolérance aux mauvaises surprises sur l’inflation est très faible. Une hausse de 12 pdb du taux Euribor 3 mois depuis que la BCE a baissé les taux en novembre, par exemple, est difficilement acceptable de ce point de vue. Certes, il y a peu de chance pour qu’une baisse des taux stimule l’inflation à court terme (sauf baisse significative de l’euro), mais elle aurait pour effet de plafonner les taux courts à un niveau inférieur. En supposant que l’euro soit au moins partiellement soutenu par un différentiel de taux courts favorable à la zone euro, un geste sur les taux pourrait contribuer à contenir toute nouvelle appréciation de la monnaie unique. Deuxièmement, le processus de normalisation des conditions de liquidité a un coût, lié à la hausse des taux au jour le jour et la plus grande incertitude à la fin de chaque mois ou de chaque période de constitution des réserves. Que la BCE accepte cela comme le prix à payer pour la normalisation est possible, quoique discutable, mais au minimum l’argument de l’aléa moral perd de son poids alors qu’on se rapproche de la fin de l’AQR et des stress tests. Dès lors, l’adoption de mesures préventives visant à assouplir les conditions de liquidité dans les prochains mois feraient sens, selon nous, y compris l’extension du régime d’allocation illimitée à taux fixe jusqu’au milieu de l’année 2016 environ (contre mi-2015 actuellement), la suspension de la stérilisation du programme SMP ou une opération de refinancement à long terme (LTRO) ciblée et inspirée du mécanisme britannique « Funding for Lending Scheme » de soutien au financement de l’économie et des PME si les conditions pour ce dernier cas de figure sont également réunies.

Cas de figure no 2 : nouvel obstacle à la transmission de l’orientation de la politique monétaire de la BCE

Ce deuxième cas concerne pour l’essentiel, selon Mario Draghi, le canal du crédit bancaire. Les données les plus récentes ont été mitigées (agrégats monétaires et de crédit au T1) à encourageantes (enquêtes). En effet, la croissance de l’agrégat monétaire M3 a été de nouveau décevante à 1,1 % en glissement annuel en mars, un niveau nettement inférieur à ceux que la BCE avait pu viser par le passé (4,5 %). Cependant, le rythme de contraction du crédit bancaire au secteur privé a faibli, contribuant à pousser l’impulsion du crédit (« credit impulse », la dérivée seconde de l’offre de crédit au secteur privé) vers des niveaux plus neutres pour l’activité. Ces évolutions restent compatibles avec une stabilisation des agrégats monétaires à court terme, avant un rebond plus marqué en fin de l’année, une fois l’AQR et les tests de résistance passés.

À cet égard, la BCE aura été rassurée par l’Enquête de la BCE auprès des banques (Bank Lending Survey ou BLS), parue la semaine dernière, qui indique une nette amélioration de la demande attendue de prêts aux sociétés non financières (pourcentage net en hausse de 10 % à 25 %). Les autres composantes de l’enquête ne se sont pas toutes améliorées, notamment celles concernant les prêts aux ménages, mais là encore on s’attend à ce que la revue des bilans bancaires (AQR) réduise in fine certains obstacles restants à l’origination du crédit. L’enquête séparée de la BCE sur les PME conclut ainsi : « l’accès des petites et moyennes entreprises au financement reste un sujet de préoccupation, quoique pas le problème le plus urgent » ; les PME font par ailleurs état d’une « détérioration moins marquée de la disponibilité des financements » sur fond de « différences significatives entre pays ». Pour résumer, une reprise plus vigoureuse, plus stable et davantage tirée par la demande intérieure devrait finir par se traduire sur le cycle du crédit, avec un retard plus important que d’habitude compte tenu du caractère exceptionnel de la dernière récession. Après tout, c’est ce qui s’est passé au Royaume-Uni également où la reprise a été bien plus robuste et la politique monétaire plus agressive.

Dès lors, la BCE devrait s’en tenir, pour le moment, à des mesures de réglage fin de sa politique monétaire avant de réévaluer les perspectives de mesures non conventionnelles, y compris de « credit easing » au troisième trimestre. Si les données réelles sur le crédit tardent à s’améliorer d’ici septembre (ou si leur amélioration est jugée trop timide), la BCE pourrait lancer une opération de refinancement ciblée (LTRO avec notamment une baisse des décotes sur des garanties spécifiques) voire un programme d’achat d’actifs ciblé sur les marchés de dette privée. Si le crédit bancaire poursuit sa contraction et les risques de déflation augmentent, la BCE pourrait n’avoir d’autre choix de d’annoncer un programme d’achat d’actifs plus large. Dans le premier cas au moins, nous estimons que la BCE pourrait trouver suffisamment d’actifs à acheter sur les marchés de la dette privé sachant que le plus important serait le « prix et non la quantité » (Coeuré). Les actifs éligibles aux opérations de refinancement de la BCE constituent des candidats tout désignés, y compris les ABS et les créances privées pour peu qu’un cadre approprié d’évaluation des risques soit mis en place.

Cas de figure no 3 : dégradation des perspectives d’inflation à moyen terme

La politique monétaire de la BCE se fonde sur son évaluation des perspectives de stabilité des prix à moyen terme (habituellement autour de deux ans), même si l’introduction de la forward guidance et le prolongement récent des prévisions du staff jusqu’en 2016 laissent penser que cet horizon a été étendu de facto. L’évolution à court terme des prix à la consommation ne devrait pas avoir, en temps normal, un impact notable sur les prévisions à moyen terme. Cependant, le niveau actuel de l’inflation rend la BCE plus sensible à de telles variations à court terme. Les surprises cumulées sur les chiffres d’inflation (observé vs consensus) atteignent 0,8% sur les neuf derniers mois (voir graphique ci-dessous). De plus, les prévisions du staff des économistes pour le mois de mars sont déjà dépassées ; il faudrait que l’inflation rebondisse fortement, au-dessus de 1,1 % en mai comme en juin, pour éviter une nouvelle révision en baisse des prévisions du staff le mois prochain. Un tel scénario semble très improbable, d’où notre prévision d’une baisse de taux en juin.

L’inflation sous-jacente, en revanche, n’a pas autant déçu en avril, en remontant à 1,0 % en glissement annuel, réduisant d’autant les chances d’adoption de mesures radicales (QE) à court terme. Les anticipations d’inflation seront déterminantes pour les perspectives à moyen terme et la prochaine enquête de la BCE auprès des prévisionnistes (Survey of Professional Forecasters) à paraître le 15 mai sera à cet égard, très attendue. Un nouveau repli des anticipations d’inflation à long terme devrait tout au moins nourrir les attentes de mesures plus radicales de la part de la BCE même si le Conseil des gouverneurs espère ne pas avoir à délivrer.

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