A la Banque du Japon de perpétuer la grande saga de l’expansion monétaire

par Chris Iggo, Directeur des investissements obligataires chez AXA IM

En quittant le devant de la scène, la Réserve fédérale américaine (Fed) laisse à la Banque du Japon (BoJ) le soin de perpétuer la grande saga de l’expansion monétaire. Actuellement, Washington possède suffisamment d’obligations du Trésor et d’entreprises publiques alors que l’économie atteint sa vitesse de croisière. Mais la Banque du Japon en veut plus. La banque centrale nippone devrait bientôt détenir la majorité du marché des obligations d’État japonaises (JGB) et afficher un bilan d’une taille équivalente à celle de l’économie japonaise.

Faute d’un niveau d’inflation viable au Japon et d’un rebond de la croissance réelle suffisant pour engendrer une baisse des excédents financiers du secteur privé, la Banque du japon pourrait bien être contrainte de recourir à la planche à billets pendant un certain temps. Le résultat de cette politique est un yen plus faible et une pléthore d’investissements japonais sur de nombreux autres marchés mondiaux. Dans cette conjoncture, observée avec détachement par la Fed, la Banque centrale européenne (BCE) semble condamnée à jouer les doublures.

Promesses de l’Orient – Il y a quelques semaines, je me trouvais à Tokyo et je me suis plu à imaginer la conversation que pourraient avoir les hauts responsables de la Banque du Japon et de la Réserve fédérale. Je rapporte à la suite leur échange imaginaire :

Janet Yellen – « Kuroda-sama, vous savez que cela fait maintenant six ans que nous achetons activement des bons du Trésor. Eh bien, l’heure est maintenant venue pour nous d’y mettre un terme. Le bilan est assez important et, même moi je pense que l’économie américaine se porte plutôt bien maintenant ».

Haruhiko Kuroda – « Merci Yellen-sama. C’est intéressant parce que nous pensions justement accroître nos propres achats d'obligations d’État japonaises et d’autres actifs mais nous n’avions encore rien décidé à ce sujet ».

Yellen – « Dans ce cas, nous sommes prêts à vous apporter notre soutien si vous décidez d’accroître votre bilan. Après tout, personne ne sortirait gagnant si les bons du Trésor américain venaient à progresser après la fin du programme d’assouplissement quantitatif (QE) de la Fed. D’ailleurs, vous devez sûrement en posséder un certain nombre vous-même. »

Kuroda – « Non, effectivement un tel cas de figure ne serait pas profitable, surtout si cette situation venait à déboucher sur une hausse généralisée des rendements et que les marchés de crédit et d’actions se retrouvaient sous pression. Sans parler de toutes les inquiétudes que suscite la croissance mondiale ces derniers temps ».

Yellen – « Je passerais bien un coup de fil à Mario plus tard pour voir ce que la BCE peut faire, mais vous savez, ce n’est jamais facile avec ces Européens. Il est évident que la plupart d’entre eux rechignent à l’idée d’acheter des obligations souveraines ».

Kuroda – « Janet-san. Je peux vous appeler Janet ? J’ai une grande estime pour le travail que vous avez accompli à la Fed. Les décisions prises par mon gouvernement, en particulier la hausse de la taxe sur la consommation, font qu’il m’est difficile d’atteindre nos propres objectifs d’inflation. Laissez-moi voir si je peux persuader le Comité de politique monétaire d'accepter un accroissement immédiat de notre programme d’assouplissement quantitatif et qualitatif (QQE). Je devrai sans doute forcer la main à quelques membres mais si je leur dis que vous interrompez le QE et que cela comporte des risques, je devrais rassembler suffisamment de soutiens. Je suis sûr que les marchés réserveront un accueil favorable à cette annonce ».

Yellen – « Parfait Harry. Je peux vous appeler Harry ? Cela atténuerait réellement l’impact de la fin du QE américain et préparerait les marchés à cette manne de capitaux en provenance du Japon. Merci pour votre coopération et bonne chance. Bon, quel est l'indicatif pour appeler Francfort… »

Flux (et flux après flux) de liquidités

Nous ne saurons jamais s’il existe ou non une réelle coordination entre les banques centrales américaines et japonaises. C’est néanmoins une heureuse coïncidence qu’une autre source de liquidités prenne le relais de celle qui s’est tarie. La Banque du Japon a relevé l’objectif de croissance de son bilan à 80 000 milliards de yens par an, soit l’équivalent de 80 % du PIB japonais l'année prochaine. Elle intensifiera les achats d’obligations d’État japonaises, prolongera la maturité de ces achats et achètera également d’autres actifs, y compris des certificats immobiliers (REITS). La réaction immédiate du marché a été une baisse de 20 points de base (pb) des obligations d’État japonaises (JGB) à 30 ans et un bond de 2,5 % du taux de change dollar/yen. Cette politique a également donné aux marchés une impulsion dont ils avaient bien besoin après deux semaines de volatilité accrue. Le S&P a rattrapé l’ensemble des pertes générées début octobre et les spreads des obligations à haut rendement américaines sont également revenus à leurs niveaux de la fin septembre.

Les marchés apprécient les capitaux bon marché injectés par les banques centrales et, dans le monde entier, les bilans des banques centrales continuent de s’accroître par rapport au PIB. Plus qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni, la Banque du Japon évince les investisseurs privés du marché des obligations d’État, en les forçant à accepter des rendements réels négatifs pour leurs liquidités (étant donné que l’inflation progresse et reste positive) ou à rechercher des rendements du côté des actions du marché intérieur ou des actifs étrangers. Il est également intéressant de noter que le fonds de pension du gouvernement japonais a annoncé qu’il allait réduire son exposition aux JGB et accroître son allocation aux actifs plus risqués, notamment les obligations étrangères et les actions. Lorsque j’étais à Tokyo, on m’a fait remarquer que le ratio prêts/dépôts des grandes banques japonaises se situait autour de 60 %. Le Japon regorge de liquidités à la recherche de rendements plus importants. Compte tenu de la faiblesse de la croissance et des excédents massifs des entreprises, l’étranger est le seul endroit qui offre des débouchés.

Où va le yen ?

La plupart des marchés développés ont des rendements obligataires plus élevés qu’au Japon. Il est probable que la majorité des devises développées s’apprécieront face au yen. Dans ces conditions, où les fonds peuvent-ils aller ? Depuis un certain temps, nous parlons avec des investisseurs japonais du crédit européen Investment Grade, dont les spreads sont supérieurs d'environ 100 points de base (pb) aux JGB à 10 ans pour une duration bien plus courte. On ne peut pas réellement dire qu’il s’agit de rendements spectaculaires. Les États-Unis resteront une destination de choix avec des spreads entre les bons du Trésor et les JGB de près de 190 pb pour les obligations à 10 ans et de 140 pb pour les obligations à 5 ans. Bien que les grands fonds d’assurance et de pension ne soient pas près de s’aventurer sur les marchés à haut rendement, d’autres gérants d’actifs japonais pourraient tenter le pari et ainsi générer un afflux de capitaux de fonds de gros et de détail sur les marchés obligataires asiatiques en dehors du Japon. Le rendement du JACI (indice obligataire asiatique) est de presque 4,7 % actuellement et offre une bonne diversification aux portefeuilles traditionnels non libellés en yens destinés aux investisseurs japonais.

Par ailleurs, le Royaume-Uni pourra être envisagé en combinaison avec des obligations libellées en euro. Une répartition 60/40 d'obligations Investment Grade en euros et en livres sterling (1-10 ans) produirait un rendement à l’échéance de 1,88 % en ce moment et aboutirait à une plus grande diversification en termes d'émetteurs qu'un portefeuille exclusivement en euros. Affaire à suivre. Quoi qu’il en soit, il est certain que ces flux de capitaux seront importants étant donné le faible niveau de rendement au Japon et le besoin qu'ont les établissements financiers de générer un rendement des actifs plus élevé. Naturellement, d’un point de vue macroéconomique, l’idéal serait que les consommateurs japonais commencent à dépenser et que les entreprises japonaises commencent à investir. Mais la démographie de l’Archipel et deux décennies de croissance faible ont laissé des traces sur les « esprits animaux ».

L’Empire du 3ème âge

D’après les Nations Unies, 32% de la population japonaise est âgée de 60 ans ou plus. Le deuxième pays de ce classement est l’Italie avec 27%, tandis que seuls 19,5 % des Américains sont âgés de 70 ans ou plus. La population japonaise est vieillissante et sur le déclin. Récemment, un article de The Economist citait une étude réalisée avec la coopération du gouvernement japonais qui prévoyait que la population du Japon passerait de 127 millions à 87 millions d'ici 2060, date à laquelle 40 % des citoyens japonais auront plus de 65 ans. Cela signifie que la population en âge de travailler sera inférieure à celle des retraités. Autrement dit, le gouvernement doit dépenser davantage en pensions et en frais de santé alors que moins de personnes travaillent et paient des impôts. Le déficit budgétaire reste donc important et devrait continuer à donner lieu à un grand nombre de nouvelles émissions d’obligations d’État. La Banque du Japon tente de procéder à une réallocation forcée de l‘épargne retraite actuellement très importante au Japon et de l'investir dans des actifs plus risqués au détriment des JGB. Toutefois, le flux de nouvelles cotisations au régime des retraites risque de se ralentir avec la hausse du ratio de dépendance.

Cela signifie non seulement une hausse des emprunts du gouvernement japonais mais également une baisse des cotisations au régime des retraites pour financer le déficit, étant donné le déclin de la population. En fin de compte, la Banque du Japon a recours à la planche à billets pour financer les dépenses publiques consacrées à une population très âgée. Les conséquences sociales et économiques de ce type de projection linéaire n’augurent rien de bon pour quiconque est investi au Japon.

Quelles actions pourraient être entreprises pour changer le cours des choses ? La dépréciation du yen, en faisant remonter l’inflation, peut stimuler les dépenses. Mais cela ne suffit pas. Il convient également de changer le profil démographique du Japon. Certains des voisins proches du Japon ont une démographie très différente. L’immigration peut faire partie de la solution, tout comme l'accroissement du taux de fécondité. Il s’agit de problèmes à long terme qui n'affectent en rien notre opinion à court terme, à savoir que les flux en provenance du Japon continueront d'avoir une influence considérable sur les marchés mondiaux.

La BCE pourrait-elle en faire de même ?

Il peut être intéressant de comparer le cas japonais avec l’Europe et la BCE. Bien qu’aucun des pays européens n’ait de démographie aussi catastrophique que celle du Japon, les populations de pays comme l’Italie, l’Allemagne, la Grèce et certains pays nordiques connaissent un vieillissement rapide. Le chômage de masse, le désendettement, l’absence de croissance du crédit et l’austérité budgétaire font également planer le spectre de la déflation en Europe. La courbe des taux allemands est à peine supérieure à la courbe des taux japonais. Sous la présidence de M. Kuroda, la Banque du Japon a adopté une position très agressive. Son bilan s’établit à 60 % du PIB actuellement et elle s’est fixée pour objectif de l’amener à 80 %. La BCE souhaite accroître son propre bilan mais a du mal à le faire, soit parce qu’elle n’est convaincue de l’efficacité de l’assouplissement quantitatif souverain (QE), soit parce qu’elle n’est politiquement pas en mesure d'entreprendre un programme d'achats d’obligations d’État de la zone euro à grande échelle. Les investisseurs ont déjà modéré leurs attentes concernant la capacité de la BCE à accroître substantiellement son bilan, étant donné la faible adoption de l’opération de refinancement à long terme ciblée (TLTRO) par les banques et les difficultés rencontrées pour acheter en masse des titres adossés à des actifs (« ABS »). En outre, la Banque du Japon est à l’origine d’une baisse rapide de la valeur du yen.

Depuis l’annonce de la BoJ, l’indice du yen pondéré en fonction du commerce extérieur a chuté de 5,7 % et s’établit en baisse de 10 % par rapport à l’année dernière. L’euro ne s’est déprécié que de 2,5 % l’année dernière. La position de l’Europe au moment de plonger dans la crise était très différente de celle qui prévalait au Japon au début de sa période de stagnation, et il n’est pas dit que l'Europe se retrouvera dans la même situation. Toutefois, je pense que la faiblesse persistante de la croissance dans la zone euro (les indices des directeurs d'achat (PMI) d’octobre n'étaient pas très encourageants) et la baisse des prévisions d'inflation inciteront la BCE à être plus agressive. Ou bien peut-être que la BCE profite des flux de capitaux japonais et cherchera dans ce cas à maintenir les rendements des obligations européennes au plus bas.

Un contexte favorable

A court terme, je pense que les marchés conserveront un certain appétit pour le risque jusqu'à la fin de l'année. L’économie américaine a le vent en poupe et les indicateurs mettent en évidence une reprise de la croissance des salaires qui devrait soutenir les dépenses des ménages. Les élections de mi-mandat, même si elles débouchent sur 2 ans d’impasse, devraient assurer que Washington ne peut rien faire de négatif. La Fed ne va pas procéder à un resserrement cette année, pas plus que la Banque d'Angleterre. Quant à la BCE, elle doit au moins maintenir l'illusion de la relance monétaire. C’est une bonne nouvelle pour les obligations à haut rendement et les actions, et cela signifie que les rendements des obligations des pays les mieux notés progresseront encore.