La Chine au XXIe siècle : manipuler avec précaution

par Nicolas Doisy, Stratégie et Recherche économique chez Amundi

La Chine est sur le point de devenir la première puissance économique mondiale, et nul doute que son envergure désormais systémique revient à son expansion sans précédent depuis quinze ans (depuis son adhésion à l'OMC). Le pays adhère en effet à l'organisation en 2001 alors que la dévaluation du yuan opérée en 1994 commence à porter pleinement ses fruits ; à partir de ce moment, les exportations chinoises profitent de la bulle du crédit et de l'immobilier aux États-Unis et propulsent rapidement la Chine sur le devant de la scène mondiale. Conséquence : tout comme les États-Unis en 2009, la Chine risque aujourd'hui la déflation.

Le risque déflationniste va-t-il se répandre ou non sur l'économie mondiale, par l'intermédiaire des surcapacités accumulées depuis 2009? Cela dépendra de la Chine et du succès de sa transition vers une vraie économie de marché. Les dirigeants chinois ont mis au point une stratégie économique et financière très élaborée afin d'achever sans accidents majeurs la transition du pays vers une économie de marché. Toutefois, alors que des bulles éclatent maintenant à travers tout le pays, la Chine doit accélérer la restructuration et la libéralisation de ses secteurs financier et réel ou prendre le risque d’une dévaluation involontaire du yuan qui pourrait nuire à sa crédibilité.

Le défi économique : libéraliser le secteur financier pour achever la transition vers une économie de marché

1. Libéraliser et privatiser les ressources pour éliminer les surcapacités à la fois dans l'industrie et la finance

La stratégie des autorités chinoises consiste à faire d'une pierre deux coups : elle vise donc à profiter de l'éclatement inévitable de la bulle du crédit pour assainir, puis libéraliser le secteur financier. L’assouplissement au cas par cas et sélectif actuellement conduit par la PBoC (au total 1 000 Mds de RMB de liquidités injectées cette année1) s'apparentent plus à un assouplissement des conditions de crédit qu’à un assouplissement quantitatif, ne serait-ce que parce qu'elles visent plus à stabiliser la finance qu'à générer de l'inflation pour l’heure2. Dans ce contexte, la seule stratégie viable pour la BPoC est d'empêcher une dégradation supplémentaire de la situation en délestant plus vite le secteur bancaire de ses actifs dépréciés3.

Réduire le volume croissant d'actifs non performants qui paralysent le secteur financier implique de gérer de nombreuses faillites d'entreprises et leur impact sur l'économie réelle, tout en préservant le marché du logement. Le niveau d'endettement de la Chine est passé de 150 % à 250 % du PIB en cinq ans, en troisième position après celui de l'Irlande et de l'Espagne : par conséquent, même s'il est difficile de donner des chiffres précis, l'économie chinoise compte certainement des surcapacités importantes qui doivent être éliminées au plus vite pour empêcher la déflation. La Chine a également tout intérêt à stabiliser le marché du logement car les bulles immobilières sont généralement plus longues à disparaître.

2. La croissance du secteur des services sera utilisée pour réaffecter la main-d’œuvre et répondre à la demande intérieure

Le secteur industriel emploiera plus d’ouvriers qualifiés et des technologies moins gourmandes en main-d’œuvre, tandis que les travailleurs moins qualifiés (issus de l'industrie ou nouveaux sur le marché du travail) viendront travailler dans les services et permettront de répondre à la demande intérieure. S'ajoutant à la mise à niveau du capital et de la main-d’œuvre dans l'industrie, la réduction des surcapacités va invariablement entraîner des vagues de licenciement massives (même si celles-ci sont transitoires) qui risquent de provoquer de la déflation et une croissance (nettement) plus faible. Ce n'est donc pas uniquement pour répondre aux besoins des entreprises et des ménages que la Chine souhaite développer les services: il se trouve que ce secteur emploiera beaucoup de travailleurs faiblement qualifiés.

Protégés contre la concurrence internationale sur les prix, les services et les exportateurs pourront supporter une augmentation des coûts plus rapide, favorisant ainsi une inflation des salaires également rapide et durable, qui ne mettra pas en danger le yuan4. En rééquilibrant l'économie au profit des services, la Chine va pouvoir faire monter en gamme sa production industrielle (par exemple via les services aux entreprises) et orchestrer une croissance rapide, mais durable, des salaires afin de soutenir la demande intérieure (principalement la consommation). En effet, en vertu du mécanisme de Balassa-Samuelson, l'inflation des coûts dans les services peut n'avoir aucun impact sur la compétitivité de l'industrie.

Le défi politique : instaurer un État de droit afin de s'assurer le soutien fidèle des classes moyennes

1. La transition vers l'économie de marché s'accompagnera d'un rééquilibrage de la part des bénéfices et des salaires

Pour créer de réels gains d'efficience, la libéralisation et la privatisation du secteur privé et de la finance devront être conduites dans un cadre juridique favorable aux entreprises. Pour obtenir les gains de productivité nécessaires à une inflation soutenue des coûts et des salaires (dans l'esprit du mécanisme de Balassa-Samuelson), la Chine va (devoir) moderniser son cadre juridique afin d'adapter celui-ci aux besoins d'une économie de marché fonctionnelle, en s'inspirant de la transition des économies post-soviétiques. D'où les efforts déployés par les autorités pour lutter contre la corruption et la législation sur les faillites et la concurrence.

Grâce à l'efficacité accrue du capital et à l'expansion des services, l'augmentation de la productivité favorisera une inflation des salaires supérieure à celle des prix, qui bénéficiera à la consommation sans affecter les exportations. De fait, le mécanisme de Balassa-Samuelson montre qu'une inflation rapide des salaires dans le secteur des services n'a pas d'impact négatif sur la compétitivité de l'industrie dans la mesure où les services ne sont pas échangeables et ne sont donc pas confrontés à la concurrence étrangère sur les prix. Mais ce mécanisme ne fonctionne qu'à condition que les gains de productivité s'accompagnent d'une forte croissance des salaires dans l'industrie, afin que celle-ci soit soutenable en termes de compétitivité internationale5.

2. Consolider les niveaux de vie de la classe moyenne pour étendre la base de soutien du régime

Tout en tenant lieu de relance budgétaire, la croissance réelle des salaires (liée à l'essor des services et à l'augmentation de la productivité industrielle) va également améliorer le niveau de vie des classes moyennes. L'un des objectifs premiers des dirigeants chinois est à n'en pas douter de stabiliser la classe moyenne, et ce pour des raisons politiques évidentes: en s'arrangeant pour que les salaires augmentent durablement, et plus vite que les prix, ils garantissent le soutien de la colonne vertébrale du régime en plus de celui du Parti. Au final, cette stratégie devrait éviter de recourir à un dispositif de relance budgétaire plus vaste pour soutenir la croissance de la production6. Sa capacité de remboursement étant assurée, la classe moyenne devrait se montrer toute disposée à travailler toute sa vie pour conserver son logement, à condition que la stabilité du pays et du marché immobilier soit assurée. La deuxième astuce pour s'assurer la fidélité de la classe moyenne consiste donc à stabiliser le marché immobilier afin de rendre la dette des ménages soutenable : cela implique d'éliminer les surcapacités du marché du logement via la mise en faillite de promoteurs immobiliers, ce qui délestera aussi les bilans des banques de prêts non performants7. Autre avantage, cela pourrait également ralentir la chute des prix immobiliers8.

Le défi international : faire du yuan une devise régionale sans déstabiliser l'équilibre mondial

1. Même si elle est bénéfique dans un environnement déflationniste, la dévaluation du yuan sera évitée pour préserver la stabilité

Bien qu'elle soit utile en cas de récession par les exportations, une dévaluation n'est pas envisageable, car elle nuirait à la crédibilité dont a besoin le yuan en tant que vecteur de la stratégie d'intégration régionale de la Chine. Cette stratégie d'intégration est capitale pour assurer la transition, dans la mesure où elle vise à atténuer la récession par les exportations en repositionnant la Chine plus haut dans la chaîne de valeur mondiale, tout en prenant le contrôle des facteurs de production à bas coût qu'elle importera depuis l'Asie en développement. Selon le succès de cette mise à niveau industrielle, une dévaluation pourrait se révéler moins nécessaire (si ce n’est inutile étant donné le niveau déjà faible de la demande mondiale).

Bien qu'elle soit également utile en cas de déflation alimentée par une baisse de la demande intérieure, une dévaluation entraînerait une accumulation supplémentaire de réserves de change tout en exportant ouvertement la déflation chinoise. Si le risque d'atterrissage forcé se concrétise, la dévaluation serait une option éprouvée pour protéger la Chine contre la déflation ; on se doute que les autorités ne s'en priveront pas, mais elles ne sont pas prêtes à en faire usage pour l'instant, car elles manqueraient alors à leur promesse (répétée récemment au G20) de ne pas s'engager dans une guerre des devises. Les taux américains et internationaux se mettraient alors à baisser en signe de la propagation de la déflation chinoise9.

2. Bien qu'elle soit viable à long terme, l'appréciation du yuan sera contenue pour empêcher la formation de bulles

À long terme, l'appréciation tendancielle du yuan sera un thème clé de la transition vers l'économie de marché car elle reflétera une inflation élevée mais durable des salaires, accompagnée d'une croissance équivalente de la productivité de la main-d’œuvre. Si la Chine réussit à entrer dans le XXIe siècle en position de première puissance économique durable, elle doit accepter que sa stratégie d'expansion via la tertiarisation de son économie et la montée en gamme de sa production industrielle entraîne une appréciation tendancielle de la valeur d’équilibre du yuan sur le long terme. Cette tendance reflétera la hausse inévitable et substantielle des salaires sous l'effet d'une série de gains de productivité durables, générés par une offre plus efficiente10.

À court terme, il semble qu'une désindexation prudente (c'est-à-dire graduelle et continue) du yuan sur le dollar soit la meilleure option pour empêcher que les bulles actuelles reprennent forme ultérieurement. Le compromis entre une appréciation à long terme et une dévaluation à court terme consiste à laisser la valeur du yuan se déterminer librement par les flux de capitaux (y compris ceux des portefeuilles d'investissement) et fluctuer dans une fourchette qui ira s'élargissant à mesure que l'économie se stabilisera. Cette solution coïnciderait avec la plupart des scénarios probables, y compris celui d'une dépréciation modeste et lente jusqu'à un nouveau point bas dans les prochaines années11.

Conclusion

Une éventuelle (pour ne pas déjà dire probable) dépréciation modeste et graduelle du yuan traduirait une récession (de croissance légèrement) déflationniste due à un atterrissage plus rude que ne le prévoyaient les autorités. Elle mettrait alors en évidence des failles dans la coordination soigneusement gérée de (i) la restructuration des secteurs réel et financier (défauts, recapitalisations, privatisations) et (ii) la modernisation de l'environnement économique (concurrence et loi sur les faillites). En réalité la dépréciation du yuan témoignerait de pressions récessionnistes et déflationnistes plus prononcées que prévu, générées par les surcapacités et l'éclatement des bulles financières. La multiplication de déclarations officielles et de mesures toujours plus diverses visant à stabiliser les secteurs réel et financier tend à confirmer un début de ralentissement de la croissance tendancielle. En effet, qu'elles proviennent de l'éclatement d'une bulle ou d'un système financier inapte à sélectionner des projets industriels viables, les surcapacités ont toujours les mêmes conséquences: (i) une dévaluation si le régime de taux de change est flottant ou (ii) une déflation si le régime de taux de change est fixe. Si l'installation de nouvelles capacités (services) prend du retard par rapport à l'élimination des anciennes capacités (industrie), alors une dépréciation peut adoucir la transition vers une croissance plus modérée.

NOTES

  1. En plus de ces injections (qui apparaissent maintenant massives) de liquidités, la PBoC a déjà activé progressivement tout l'arsenal de mesures à sa disposition: assouplissement des conditions de prêt (notamment aux ménages), réduction du ratio des réserves obligatoires imposé aux banques (aujourd’hui à 1/5e, ce qui est beaucoup au regard des standards occidentaux et procure un matelas relativement épais en cas de pertes), garantie des dépôts bancaires pour les classes moyennes, transfert des actifs financiers dépréciés vers des véhicules publics de gestion d'actifs (structures de défaisance), légères dévaluations (en vue de l'élargissement à venir de la fourchette de fluctuation du yuan par rapport au dollar : si le dollar s'apprécie contre toutes les devises, le maintien de l’ancrage du yuan pèsera sur la compétitivité des exportations). Il semble donc judicieux de commencer à familiariser le marché avec l'instauration d'un régime flottant car une dépréciation légère et graduelle (contrôlée) pourrait amortir le choc en cas de faillites importantes dans l'immobilier et la finance, et contre les pressions déflationnistes qui s'ensuivront. Voir dernière section du texte principal pour en savoir plus sur cette approche. 

  2. À cet égard, mieux vaut les comparer avec les interventions d'urgence de la Réserve fédérale américaine fin 2008 puis QE-1 en 2009 (plutôt qu'avec QE-2 et 3, dont le but était de contrer la déflation et de relancer l'inflation, et non plus de stabiliser le secteur financier). 

  3. Fin des années 90 et début des années 2000, l'Allemagne a connu un épisode de surendettement des ménages, qu'elle a brillamment résolu en réformant la procédure de faillite personnelle de manière à ce qu'un ménage déposant une requête d'allégement de sa dette et/ou de rééchelonnement soit quasiment assuré de l'obtenir. En 2009, Barack Obama n'a pas convaincu le Congrès d'adopter la même stratégie que l'Allemagne, car les banques auraient alors dû supporter des pertes encore plus importantes que pendant la crise Lehman. Ces deux exemples montrent qu'un programme de réduction de la dette contribue largement à empêcher que l'éclatement d'une bulle de crédit ne se mue en (pré-)déflation, en particulier lorsque ce programme est axé sur les ménages. La Chine a donc tout intérêt à laisser certaines entreprises déposer leur bilan (pour délester les banques de prêts potentiellement non performants) tout en protégeant la situation financière des ménages, pour les raisons politiques exposées dans le texte principal. 

  4. Les services sont protégés contre la concurrence des prix étrangers dans la mesure où ils ne sont tout simplement pas transportables, et donc pas échangeables à l'international; la production manufacturière, quant à elle (plus généralement industrielle) est protégée par une amélioration constante de la productivité (liée à l'innovation technologique et à des gains d'efficience), qui doit placer la Chine en position de price maker sur le marché international : c'est l'un des objectifs du projet d'accord d'intégration commerciale et financière avec des pays plus pauvres de la région, dans lesquels la Chine prévoit de délocaliser sa production à bas coût. 

  5. Il faut impérativement que les salaires augmentent dans les mêmes proportions dans l'industrie et dans les services à cause de la (quasi) liberté de mouvement existant entre le secteur des biens et services échangeables (l'industrie) et non échangeables (les services). Dans une certaine mesure, certains pays en fournissent une preuve empirique, à l'image de la Slovaquie, où la couronne s'est appréciée de 40 % pendant la seconde moitié des années 2000 sans subir pour autant de correction brutale et/ou prononcée. C'est précisément grâce aux gains d'efficacité accumulés dans l'industrie après la réforme et les changements budgétaires et les nombreuses réformes de 2003-2004. 

  6. Naturellement, ce calcul ne tient pas compte du coût budgétaire de la recapitalisation éventuelle (bien que pas toujours souhaitable) de plusieurs groupes industriels. Si en effet les autorités envisagent ce type de recapitalisation, elles devront s'interroger sur les avantages induits par la restructuration d'entreprises publiques en vue de 
 les fermer ou de les privatiser, ne serait-ce qu'à cause de la résonance politique de ces sauvetages effectués avec l'argent des contribuables. Il faudra cependant mettre en place une législation appropriée de la concurrence et des faillites. Toutes ces considérations sont merveilleusement illustrées par la succession de réussites et d'échecs accomplis dans le cadre de la transition des économies post-soviétiques dans les années 90.
  7. Naturellement, cela signifie qu'au cours des prochaines années, des banques seront recapitalisées (ou poussées au dépôt de bilan) puis privatisées, dans le cadre de la libéralisation du secteur financier. 

  8. Historiquement, souvent, le surplus de dette des ménages a tendance à diminuer beaucoup moins vite que celui des entreprises; par conséquent, aussi involontaire qu'elle puisse paraître, la préservation du marché immobilier n'est qu'une autre manifestation du réalisme pragmatique des dirigeants chinois.
  9. Étant donné que la croissance chinoise dépendra de (i) celle du secteur industriel, toujours axé sur les exportations, et (ii) celle du secteur des services, qui (espérons- le) se développera rapidement, la Chine devra s'appuyer encore sur ses exportations tant que les services ne seront pas assez vigoureux pour prendre le relais et pour que la croissance totale préserve la stabilité politique et sociale. Pour cette raison, la Chine a intérêt à poursuivre sa transition sans (trop) dépendre de la croissance des exportations, car la demande mondiale ralentit sous l'effet de pressions déflationnistes qui proviennent elles-mêmes de l'Empire du Milieu. Autrement dit, les intérêts de la Chine sont à peu près alignés sur ceux du reste du monde dans la mesure ou celui-ci n'est plus là pour absorber les exportations de la Chine, et ceci par la faute de cette dernière: il paraît donc logique que les dirigeants chinois cherchent une solution domestique, et ce d'autant plus que l'indépendance nationale est un de leurs principaux objectifs stratégiques.
  10.  
  11. C'est un point soulevé par les États-Unis pour appuyer leur demande de réévaluation du yuan, un processus initié en 2005 avant d'être interrompu en 2008 après la crise Lehman. Bien sûr, les États-Unis ont aussi d'autres raisons pour réclamer cette réévaluation, à commencer par le fait qu'elle stopperait les pressions déflationnistes grandissantes qui émanent de la Chine depuis les années 2000.
  12. Le rythme de cette dépréciation dépendrait de deux principaux facteurs (qui entretiennent entre eux un certain nombre de liens): (i) le niveau actuel de sur- ou de sous-évaluation du yuan et (ii) l'ampleur des surcapacités et les possibilités de redéploiement de l'offre vers les services. Ces deux paramètres feront l'objet d'estimations aux fins de futures publications.