Des taux négatifs dans la zone euro

par Menno van Eijk, Senior Portfolio Manager du fonds ING (L) Liquid Euro chez ING IM


Pour les marchés monétaires européens, l’année 2014 a été historique. Les banquiers centraux, les investisseurs et les gestionnaires de fonds ont été confrontés à de nouvelles circonstances testant leurs croyances et leurs hypothèses traditionnelles. Le contexte de taux négatifs visant à stimuler la croissance et l’inflation extrêmement faibles en Europe crée une “nouvelle normalité”, avec des implications pour le futur.

En juin dernier, la Banque centrale européenne (BCE) est devenue la première grande banque centrale à ramener l’un de ses principaux taux directeurs en territoire négatif. Bien que ce concept ne soit pas entièrement nouveau, il n’a pas été testé par de nombreuses banques centrales. Les implications à court et à long terme de taux négatifs sont peu connues.

L’impact à court terme se fait sentir

Ces dernières années, tant la Suède que le Danemark ont introduit des taux d’intérêt néga- tifs. Aucune conséquence majeure indésirable n’est jusqu’à présent perceptible dans ces pays. Cela ne signifie pas que l’on peut s’atten- dre à une situation identique dans la zone euro. Les justifications et les objectifs des taux néga- tifs diffèrent d’un cas à l’autre. De plus, la zone euro est une économie beaucoup plus grande, avec des politiques budgétaires bien plus divergentes des États membres et, par conséquent, des dynamiques différentes. Les conséquences plus immédiates des taux euro- péens négatifs se font déjà sentir.

Eonia négatif pour la première fois

Leur impact est ainsi nettement perceptible au niveau des taux des marchés monétaires, comme l’Eonia (Euro Overnight Index Average) et l’Euribor (Euro Interbank Offered Rate) (voir encadré de la page suivante). Pour les investisseurs sur les marchés monétaires, ces taux servent de référence et donnent une bonne indication des rendements attendus. Le graphique ci-dessous montre l’évolution des taux Eonia et Euribor à 3 mois en comparaison du taux de dépôt de la BCE.

Juste avant que la BCE abaisse en septembre le taux de sa facilité de dépôt de 10 points de base (pb) pour le ramener à -0,20%, l’Eonia est devenu négatif pour la première fois de son histoire. Depuis lors, il a souvent été négatif, avec un niveau plancher de -0,052%. Les taux Eonia à terme reflètent les attentes des marchés à propos de nouvelles baisses.

Durant la même période, les taux Euribor ont diminué substantiellement, le taux à 1 mois se situant à peine au- dessus de zéro et le taux à 3 mois se stabilisant autour de 0,08%. Le marché des bons du Trésor en euro est largement en terrain négatif, les taux des bons du Trésor allemands et néerlandais étant retombés à -0,20%.

Liquidités excédentaires

Nous nous trouvons toujours dans une situation de liquidités excédentaires, bien que les niveaux soient inférieurs au sommet de 2012. Les opérations de refinancement à long terme ciblées (TLTRO), le programme de rachat d’Asset- Backed Securities et de covered bonds (ABS/CBPP) et un éventuel assouplissement quantitatif souverain (rachat d’obligations d’État, QE) de la BCE ont pour objectif d’accroître le bilan de cette dernière et augmenteront à nouveau les liquidités excédentaires. Ceci est susceptible de réduire le différentiel de taux entre l’Eonia et le taux de dépôt de la BCE, comme on l’a observé dans le passé et comme illustré par le graphique suivant qui montre l’évolution du spread Eonia-taux de dépôt.

En dépit des vastes liquidités, la demande de financement a largement diminué. Les dépositaires exigent une rémunéra- tion de 0,10% à 0,20% sur le cash en euro et le cash placé au jour le jour auprès des banques au rating élevé est également assorti de taux négatifs. Le fait que les banques doivent payer la BCE pour placer leurs liquidités excédentaires auprès de la banque centrale les incite à ne pas emprunter trop de liquidités. Ceci a contribué à un net repli de la demande de financement, non seulement au jour le jour, mais aussi à moyen terme.

“Nouvelle normalité” pour les fonds monétaires

Le contexte de taux négatifs a créé une “nouvelle normalité” qui a un impact sur l’ensemble des marchés financiers. Un domaine spécifique où l’impact est peut- être le plus prononcé est celui des fonds monétaires. Il s’agit de fonds de placement commun en titres de créance à court terme qui sont généralement considérés comme aussi sûrs que des dépôts bancaires, alors qu’ils offrent des rendements supérieurs.

Tout d’abord, il y a un impact immédiat sur les portefeuilles monétaires en termes de rendement et de facilité de négo- ciation. Une demande de financement plus faible entraîne des rendements plus faibles pour les fonds monétaires et les investisseurs, ainsi qu’une diminution de la liquidité du mar- ché et de la disponibilité des actifs (voir encadré ci-contre).

Un second effet peut-être plus subtil des taux d’intérêt négatifs est lié aux méthodes comptables de la valeur nette d’inventaire (VNI) utilisées par certains fonds monétaires. Les gestionnaires de fonds monétaires à VNI constante, qui s’efforcent de maintenir la VNI des parts de leur fonds à €1,00, ont réagi au déclin des rendements en mettant en œuvre des programmes de remboursement de parts car ils ne peuvent pas – par définition – diminuer le cours de leurs parts. Ces programmes réduisent le nombre de parts détenues par les clients – et par conséquent la valeur des investissements des clients – tout en maintenant la VNI du fonds à son niveau lorsque le rendement du fonds devient négatif. D’autres gestionnaires de fonds ont évité cette situation en convertissant leur fonds monétaires à VNI constante en fonds à VNI variable. De cette façon, la valeur des parts fluctue en fonction de l’évolution des marchés sur lesquels leurs actifs sont cotés.

Une autre conséquence des taux négatifs est liée à la notion de sécurité et de liquidité. Les actifs extrêmement liquides au rating élevé ont été les premiers à afficher des taux négatifs. Les obligations d’État allemandes, par exemple, offrent des taux négatifs pour les maturités allant jusqu’à quatre ans, voire plus en termes réels. En d’autres termes, les émetteurs affichant une solvabilité présumée élevée peuvent vous demander une rémunération pour veiller sur votre argent, ce qui provoque une érosion inexorable de votre capital.

Ceci vaut également pour les fonds investissant exclusive- ment en obligations d’État à la duration très courte. Les investisseurs considèrent ces fonds comme des placements refuges en période de turbulences sur les marchés ou comme un outil pour parquer leurs liquidités en toute sécurité. Dans le contexte actuel, ces fonds offrent toutefois aussi un rendement négatif.

Pour les fonds monétaires au rating supérieur, une baisse des rendements est également probable. Les récents abaissements des taux et l’expansion annoncée du bilan de la BCE pèseront sur les taux du marché monétaire. Certaines agences ont des règles si strictes pour leurs fonds monétaires aux ratings les plus élevés qu’il est quasiment impossible de générer un rendement positif dans les condi- tions de marché actuelles. Souvent, ces règles imposent une limite au niveau du nombre de jours avec un rendement négatif. Paradoxalement, un rendement négatif prolongé entraîne dès lors la perte de leur rating supérieur en raison des règles qui ont causé le rendement négatif dans un premier temps!

La pénalité pour la détention de cash entravera les flux de capitaux

Parallèlement à l’impact déjà visible sur les fonds monétaires, nous distinguons également des implications à plus long terme. Les taux négatifs aideront-ils réellement la BCE à stimuler les flux de capitaux et les crédits bon marché à l’économie réelle et à atteindre ses objectifs de lutte contre la déflation et de soutien de l’économie? Il est peut-être trop tôt pour le dire, mais en dehors des avantages potentiels, nous distinguons des effets négatifs de la politique actuelle de la BCE.

Les investisseurs sont sous pression pour qu’ils augmentent leur appétit pour le risque, de sorte que l’on observe un glissement des obligations d’État, en particulier des émetteurs les plus sûrs, vers les obligations d’entreprises et les obligations des pays périphériques. Cette tendance est reflétée par un aplatissement de la courbe des taux et une contraction des spreads de crédit. La prime de risque perçue pour investir dans la duration, les obligations d’entreprises ou les actions diminue cependant rapidement. Les banques subissent les mêmes conséquences – les taux négatifs exercent des pressions sur les marges qu’elles peuvent réaliser sur les prêts aux petites et moyennes entreprises et aux ménages. Le rapport risque/rendement peut alors prendre rapidement la mauvaise direction, d’autant plus que le désendettement des banques n’est pas terminé. La demande de capital n’est pas un facteur facile à stimuler. Promouvoir la croissance du crédit n’est pas uniquement une question d’assouplissement des conditions de crédit. Les banques ne sont pas les seules à être encore engagées dans un processus de désendettement, ceci vaut également pour les entreprises et les ménages. Étant donné que les perspectives de croissance demeurent incertaines, que le chômage reste élevé et que la réglementation relative aux prêts hypothécaires et aux prêts personnels devient plus stricte, une demande de crédit élevée et persistante semble difficile à atteindre uniquement grâce à des taux négatifs et à des liquidités illimitées sur les marchés monétaires.

Le taux de dépôt négatif peut même se révéler contre- productif pour tous les programmes visant à accroître la quantité des liquidités dans le système, comme les TLTRO, MRO, ABS/CBPP et même l’éventuel QE. Les banques et les autres détenteurs de titres éligibles ont très peu d’autres alternatives d’investissement. L’incitation à participer aux opérations de refinancement ou à vendre des actifs à la BCE est dès lors probablement beaucoup moins importante que ce que la plupart des gens prévoient. Par conséquent, la BCE pourrait éprouver des difficultés à étendre son bilan du montant souhaité et, surtout, au rythme recherché.

Ne soyez donc pas si négatif

L’effet des taux négatifs en matière de soutien de la croissance et de l’inflation reste discutable. Pénaliser les investisseurs prudents et imposer une taxe de fait sur la détention de cash devrait plus probablement avoir des effets perturbateurs sur les conditions normales de financement et les flux de capitaux. Même si la BCE envisage de nouvelles mesures de liquidité et si les taux des marchés sont largement en territoire négatif, la banque centrale pourrait dès lors bientôt réaliser qu’un taux de dépôt négatif n’est pas le bon remède pour tout ce qui va actuellement mal dans l’économie de la zone euro. L’avenir montrera que la BCE doit s’assurer que celui-ci ne soit pas trop négatif.