par Frederik Ducrozet, économiste au Crédit Agricole
• L’expansion des programmes de rachats de la BCE aux titres de dette publique a surpris favorablement, de par sa taille et l’univers de titres concernés. La BCE achètera des titres émis par les gouvernements, les agences, des titres indexés sur l’inflation, pour des maturités pouvant atteindre 30 ans, le tout jusqu’en septembre 2016 au moins. Les risques potentiels, y compris le partage limité des risques entre Banques centrales nationales et la ventilation par pays selon les clés de répartition au capital de la BCE qui favorisent les grands pays ‘core’, ne doivent pas être surestimés.
• La BCE restera suffisamment flexible pour ajuster si nécessaire ses rachats qui continueront « dans tous les cas » jusqu’à ce que le Conseil des Gouverneurs observe une amélioration « durable » de la trajectoire d’inflation. Nous ne pensons pas qu’une augmentation du programme de QE soit nécessaire, mais en tout état de cause les décisions de la BCE resteront conditionnées à l’évolution des perspectives économiques.
• L’assouplissement des TLTROs (opérations ciblées de refinancement de long terme) via la suppression du spread de 10 pdb appliqué au taux directeur de la BCE est un autre point positif qui pourrait marginalement soutenir la demande de liquidité et aider au redressement en cours du cycle de crédit en zone euro.
Les décisions historiques annoncées par la BCE lors de sa réunion du 22 janvier ont surpris des marchés dont les attentes étaient pourtant très élevées, et nous confortent dans nos convictions :
• La BCE se montrera suffisamment flexible pour ajuster sa stratégie de gonflement de son bilan (la BCE préfère parler d’« intention » que de « cible », une différence purement sémantique) et donc le volume, le rythme et la composition de ses achats d’actifs.
• Le QE n’est pas en soi une arme magique contre la déflation, mais l’économie donne déjà des signes de redressement, en particulier le cycle de crédit, si bien que l’effet des achats d’actifs de la BCE pourrait venir s’ajouter à l’assouplissement déjà marqué des conditions monétaires. Les anticipations d’inflation, en particulier, pourraient profiter à la fois des achats de titres indexés sur l’inflation par la BCE (effet direct) et de l’effet plus général sur la confiance (effet indirect). Par ailleurs, l’assouplissement des conditions des TLTROs alimente les effets positifs auto-renforcés sur le crédit bancaire compte tenu de la définition des références de prêt (benchmarks).
Notre scénario central table toujours sur une accélération des rythmes de croissance cette année, non pas en raison du QE souverain, mais en grande partie parce que les mesures d’assouplissement prises jusqu’ici vont finir par produire leurs effets sur l’économie réelle. Les risques baissiers n’ont pas disparu pour autant, liés à la situation en Grèce et aux perspectives d’inflation à court terme notamment, mais il y a peu de risque que la BCE soit contrainte d’intensifier son action dans un avenir proche. Les prévisions du staff de la BCE seront révisées en baisse en mars, mais cela ne devrait pas provoquer de nouveau changement dans la mesure où le programme de rachats sera mis en œuvre au même moment. Les limitations potentielles du programme – parmi lesquelles une mutualisation limitée des risques (en apparence), la répartition par pays selon les parts au capital de la BCE, l’exclusion des obligations d’entreprises ou les conditions plus strictes applicables aux pays sous programmes d’aide – ne doivent pas être surestimées selon nous. Nous pensons notamment que Mario Draghi a raison de minimiser les inquiétudes concernant le caractère partiel du partage des risques, dans la mesure où un tel schéma n’aura que des conséquences limitées en pratique (voire des avantages).
Voici les principaux points que nous retenons concernant les modalités du QE après la conférence de presse et le communiqué de presse du 22 janvier.
• Taille : le montant mensuel d’achats visé, 60 Mds EUR, comprendra des obligations sécurisées et des ABS, dont le rythme a atteint 13 à 14 Mds EUR par mois depuis fin novembre, en excluant la période des fêtes de fin d’année. Les achats de titres de dette publique (dette souveraine et d’agences) se situeraient donc autour de 50 Mds EUR par mois, en supposant que les volumes des CBPP3 et ABSPP (programmes d’achats de Covered Bonds et d’ABS) se stabilisent autour de 10 Mds EUR par mois. Ce chiffre se situe dans la fourchette haute de nos attentes, même si les marchés s’attendaient à un programme conséquent.
• Calendrier : il est prévu que les achats d’actifs, qui commenceront en mars 2015, se poursuivent « jusqu’à fin septembre 2016 et dureront, dans tous les cas, jusqu’à ce que [le Conseil des Gouverneurs] observe un changement dans la trajectoire d’inflation qui soit compatible avec l’objectif d’une inflation inférieure à 2%, mais proche de ce niveau à moyen terme ». Cette dernière déclaration est plus importante encore que l’engagement initial, dans la mesure où les marchés anticiperont un ajustement du programme par la BCE si les perspectives d’inflation ne s’améliorent pas. La BCE ne pouvait probablement pas aller plus loin en termes d’engagement conditionnel.
• Partage des risques et statuts des créanciers : nous avons abordé ces questions complexes dans notre preview (lien), en insistant sur le fait que toute tentative de réduire la mutualisation des risques entre banques centrales nationales (BCN) n’avait guère de sens, ni d’un point de vue théorique ni d’un point de vue pratique. L’explication tient à ce que tout achat d’actifs par une BCN conduit à une création monétaire au niveau de l’Eurosystème (et en pratique à une dette commune aux 19 Etats membres), indépendamment du niveau de mutualisation visé, tandis que les balances Target 2 (créances entre BCN) seront également affectées. En termes de signal, l’effet est plus ambigu, mais nous pensons que Mario Draghi a raison de souligner qu’il ne s’agit pas là d’un point crucial (ce qui n’est pas le cas pour l’OMT, par exemple) et d’ajouter que « le Conseil des Gouverneurs garde le contrôle sur l’ensemble des caractéristiques du programme ». De fait, les décisions seront prises de manière centralisée et la mise en œuvre sera décentralisée, comme c’est déjà le cas pour la plupart des autres opérations monétaires.
Sur le papier, les BCN porteront 80% du risque de crédit généré par leurs achats de titres (lesquels seront a priori composés uniquement des titres de dette publique de leur propre pays, bien qu’aucun élément dans les notes techniques qui ont été publiées ne les empêche d’acquérir des titres émis par d’autres pays), tandis que la part du risque mutualisée au niveau de l’Eurosystème ne sera que de 20% (dont 12% portés par les institutions européennes). Ceci constitue une concession politique envers les ‘faucons’ de la BCE, mais sans grande conséquence négative pratique, selon nous. Au contraire, cela serait dans l’ensemble un avantage pour les pays périphériques de recevoir 80% des intérêts produits par les actifs achetés, au rang desquels les coupons payés par les obligations souveraines, lesquels seraient sinon redistribués dans l’Eurosystème en fonction des clés de répartition du capital. Enfin, comme attendu, les créances ainsi acquises seront pari passu, ce qui écarte toute subordination directe des investisseurs privés.
• Seuils sur les ratings : tous les titres de pays notés en « catégorie investissement » (investment grade) et les titres éligibles au collatéral seront inclus (« dette gouvernementale, certaines agences installées en zone euro ou certaines institutions internationales or supranationales situées en zone euro»). Des conditions spécifiques s’appliqueront aux pays notés en « catégorie spéculative » (non- investment grade), comme la Grèce et Chypre, mais ces conditions nous paraissent a priori semblables à celles qui s’appliquent déjà pour les autres programmes d’achats d’actifs. Ainsi, tous les pays bénéficiant d’un programme d’aide devront avoir un plan de financement clair et se conformer à l’ensemble des conditions définies par la Troïka1. Cela pourrait être le cas de la Grèce, quand/si un accord est atteint avec la Troïka.
• Répartition entre pays : les clés de répartition du capital seront utilisées, au moins pour les obligations souveraines, une disposition qui favorisera les grands pays ‘du centre’ par rapport aux pays périphériques, plus endettés (voir le tableau ci-dessous qui fournit une simulation simple et les pourcentages des émissions brutes et nettes qui pourraient être achetées). Il s’agit là de l’aspect le moins favorable du programme, selon nous, bien que les actifs périphériques aient profité de l’annonce du 22 janvier, comme nous l’anticipions.
• Maturités et plafonnement applicables au portefeuille de chaque détenteur : les achats porteront sur des titres ayant « une maturité résiduelle comprise entre 2 et 30 ans». Les obligations à rendement négatif pourront figurer parmi les titres achetés, a priori jusqu’à des rendements de -0,20%, de manière à ce que le taux de dépôt négatif compense la « perte » provoquée par le rendement négatif. Enfin, les achats seront sujets à plusieurs limites (« limite d’émission », « limite de détention agrégée »…) et à « d’autres modalités opérationnelles », dans l’optique de «préserver le fonctionnement du marché ». Cela permettrait d’assurer que la BCE ne dépasse pas un niveau de détention qui empêcherait des restructurations de dette obligataire (telles que les Collective Action Clauses), tout en limitant le risque de distorsion de marché, conformément à l’opinion préliminaire de la Cour européenne de justice (lien). Les contraintes de liquidités pourraient néanmoins finir par poser problème et ceci pourrait expliquer l’annonce très claire de la BCE selon laquelle les titres souverains et les titres d’agence seront éligibles aux opérations de repo (emprunts gagés par des titres).
• Autres types de titres : les obligations indexées sur l’inflation et les titres à taux variable seront inclus (ce qui est très positif), mais pas les obligations d'entreprises (ce qui est marginalement négatif). Les autres types d’actifs (actions) n’ont pas été évoqués.
• Transparence : les transactions seront publiées chaque semaine et, pour les actifs hors CBPP3 et ABSPP, « les montants détenus, la valorisation sur la base d’un coût amorti et les maturités moyennes pondérées par pays émetteur » mois.
• Large soutien politique : Mario Draghi a déclaré que le Conseil des gouverneurs avait été « unanime à considérer que le programme d’achats d’actifs était un instrument de politique monétaire à part entière sur un plan juridique », qu’une « large majorité » s’était prononcée en faveur du lancement des achats d’actifs dès la réunion de janvier, une majorité suffisamment large pour rendre un vote inutile… Dernier point, un consensus s’est formé pour une répartition du risque à 80% pour les BCN et 20% pour l’Eurosystème, sans mutualisation des risques.
NOTES
- Le communiqué ajoute que « pendant les périodes d’évaluation, dans le cadre des programmes d’aide financière pour un État membre de la zone euro, l’éligibilité serait suspendue et ne reprendrait effet qu’en cas de résultat positif de l’évaluation ».