par Hervé Juvin, Président de l’Observatoire Eurogroup Consulting
Beaucoup préfèrent l’oublier, mais nous vivons dans un système capitaliste. Ce système veut dire que le capital est la base de l’économie, il signifie aussi que le prix de l’argent est le signal central du système, déterminant pour tous les acteurs ; le prix de l’argent, que disent les taux d’intérêts, signifie la valeur donnée au temps, au risque et aux projets. Le taux d’intérêt est l’arbitre des marchés capitalistes.
L’arbitre a perdu son sifflet. L’Union européenne vit un moment tout à fait particulier de son histoire, celui où l’indicateur « prix du capital » est devenu muet. Non seulement le prix de l’argent est nul – le capital investi, par exemple en obligations d’Etat, rapporte globalement 0% d’intérêt – mais ceux qui ont de l’argent sont prêts à payer, pour être certains de récupérer leur argent ! Vous avez bien lu, les investisseurs qui achètent des obligations libellées en mark- pardon, en euros émis par l’Etat allemand – acceptent d’être rémunérés à – 0,5% (taux du bund à cinq ans). Logique, ils pensent avoir plus de chances de récupérer leur argent placé en bund que si, par exemple, ils achetaient des obligations émises par la Grèce, l’Italie… voire des OAT par la France. Et les entreprises qui disposent d’une trésorerie florissante vont désormais payer les banques qui acceptent de garder leur argent (décision récente de grandes banques européennes, suivant une décision analogue de banques américaines fin 2014) !
La situation marque l’entrée du capitalisme en territoire inconnu, celui où le coût du capital est nul, celui où le temps n’a plus de prix, où la préférence pour le présent dévore l’avenir. Elle établit une étonnante différence entre l’Europe et le reste du monde où les vieux mots de courbe des taux, d’écart entre taux courts et taux longs, de prix du temps et du risque, gardent leur sens. Elle interroge sur les circuits de financement : comment peut-il y avoir autant d’argent à se porter sur les obligations d’Etats, dont beaucoup sont endettés au point que le remboursement de leur dette est une pure fiction, alors que tant de projets porteurs d’avenir peinent à se financer ? Des dispositions, telles que Solvency 2, qui privilégient de manière manifestement exagérée les placements en titres publics par rapport aux titres privés, sont en cause. Cette situation inédite suspend la sanction des marchés. L’euphorie de la création monétaire conduit à des prises de risques qui peuvent s’avérer redoutables : pour chercher un minimum de rendement, les fonds d’assurance vie sont conduits à accumuler des papiers dont le rating les aurait exclus, voilà seulement trois ou quatre ans ! Et une telle situation nourrit des bulles d’actifs. Quand l’argent n’a pas de prix, c’est le prix des choses qui vacille.
Il ne suffit pas de parler de déflation ou de surabondance de liquidité, pour cerner un phénomène nouveau. Le sous-système de l’économie qu’est la finance a pris le contrôle de tout le système. En témoignent les 700 000 milliards d’options émises sur les marchés, ou des positions spéculatives représentant 30 fois l’économie mondiale ! Le levier est tel qu’un sous-système contrôle le système. Tout ingénieur, tout biologiste, sait que la situation ne peut se rétablir que par la reprise de contrôle du système sur le sous-système. Mais qui va faire rentrer la finance dans la boîte de l’économie ? La question vaut quelques milliards… et pas seulement en argent.