par Philippe d’Arvisenet, directeur des études économiques de BNP Paribas
Après sa fameuse décennie perdue, le Japon a renoué avec la croissance. Celle-ci a atteint 2,1% en moyenne annuelle entre 2003 et 2007. Les entreprises, après un long processus de désendettement, ont dégagé des profits en forte hausse en dépit de la persistance de pressions déflationnistes qui pesaient sur leur pricing power. La maîtrise des coûts salariaux et la faiblesse du yen en ont été les facteurs essentiels. En 2006, le Japon est finalement sorti de la déflation, en partie sous l’effet de la remontée des cours de l’énergie. Tout ceci n’est plus qu’un souvenir.
L’industrie japonaise, devenue très dépendante de la demande extérieure, a été touchée de plein fouet par la crise de l’économie réelle. Les exportations phare du Japon : produits électroniques, matériel de transport, biens d’équipement, se sont effondrées, entraînant dans leur sillage la production industrielle.
Le PIB s’est contracté de 12,1% t/t annualisé au T4 avec une contribution du commerce extérieur de -10 points, pire encore qu’en Corée ou à Taiwan. Le recul des exportations a été bien plus violent qu’en Allemagne ; si la moitié de la chute s’explique par la baisse de la demande mondiale(1), le solde est imputable à la vigueur du yen (+30% en termes effectifs réels depuis août) liée au retournement des positions de carry trade. La sensibilité de l’économie japonaise au commerce extérieur est d’autant plus marquée que la part des produits importés dans les exportations y est plus faible que dans les autres grands pays industriels. La faiblesse du yen a d’ailleurs conduit les exportateurs à rapatrier des productions sur le territoire japonais. La part des importations dans l’offre (production+importations) ressort à 10% au Japon contre par exemple 25% aux Etats-Unis(2).
Alors même que la récession industrielle se transmet aux autres secteurs de l’économie, les indicateurs économiques conduisent à anticiper des chiffres tout aussi décevants pour le premier trimestre 2009. La production industrielle a affiché un recul de 10,2% en janvier, puis de 9,4% en février, et son glissement annuel ressort à-38,4%, il faut remonter à 1983 pour retrouver une telle baisse. Sur la base des enquêtes (+2,9% en mars), la chute –déjà de 12% au 4ème trimestre 2008– pourrait approcher 23% au T1 2009. L’ajustement des stocks, qui s’étaient envolés fin 2008 sous l’effet de l’effondrement soudain de la demande, pèse naturellement sur l’activité.
Une fois cet ajustement achevé, la production est appelée à rebondir. Les stocks ont diminué de 2% en janvier puis de 4,2% en février, la poursuite de la baisse des livraisons (-11,4% en janvier et -6,8% en février) n’a pas encore permis un retournement de l’indice stocks/ventes (+11,9 en janvier, +4,6 en février).
Il reste cependant que, tout en restant très ancré en territoire de contraction, les indices PMI se redressent (29,6 en janvier, 31,6 en février, 33,8 en mars) et annoncent une modération du recul de l’activité.
La récession industrielle s’est propagée à l’ensemble de l’économie. La consommation est affectée à la fois par la détérioration du marché du travail qui pèse sur la formation des revenus réels et débouche sans surprise sur un très net repli de la confiance.
Consommation des ménages et marché du travail
La consommation des ménages, en recul de 0,4% au T4 2008, est attendue en baisse d’au moins un point cette année, le plus fort repli depuis le début des années 1980. En février, les ventes au détail affichaient une baisse de 5,8% en glissement annuel. Cette conjoncture n’est pas étonnante. Par delà le jeu d’un effet de richesse négatif (la valeur des actifs financiers détenus par les ménages a perdu l’équivalent de 28 points de PIB depuis le point haut de la mi-2007), c’est la dégradation du marché du travail qui est le principal facteur de la baisse de la demande via les revenus (le RDB recule de 3,1% en glissement annuel) et la confiance, tombée au plus bas depuis 1982. A son niveau actuel, le taux d’épargne ne pourra guère diminuer pour alimenter la demande.
Les salaires baissent de 2,7% en glissement annuel, les heures supplémentaires sont en chute de 47,7%, les primes reculent de 22%. L’ajustement des effectifs, qui a commencé, a entraîné une hausse du taux de chômage passé de 3,7% en novembre à 4,1% en janvier et 4,4% en février. Il est attendu à plus de 6% l’an prochain. La contraction des offres d’emploi (–61,3% dans le secteur manufacturier) touche à présent tous les secteurs (-35,5% dans les transports, -38,8% dans les télécommunications, -35,9% dans les autres services). Le ratio des offres aux demandes diminue depuis 20 mois. Il est passé sous 1 en novembre 2007, il est tombé à 0,59 en février, au plus bas depuis septembre 2003. L’ajustement a porté pour l’essentiel sur les contrats temporaires (33% de l’emploi contre 20% il y a une dizaine d’années), il est appelé à s’élargir à l’ensemble des effectifs employés. L’enquête trimestrielle de la Banque du Japon auprès des entreprises, le Tankan, qui faisait état d’une rareté de la main-d’oeuvre jusqu’à septembre dernier (indice de diffusion à -5 en juin et -2 en septembre), affiche aujourd’hui un excès de main-d’œuvre (indice de diffusion à +20 en mars 2009). La dégradation des ventes a conduit à une forte hausse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, les entreprises ne disposent plus de free cash flow, nombre d’entre elles vont se trouver contraintes à ajuster leurs effectifs pour éviter le défaut. Pour ramener le partage de la valeur ajoutée à son niveau du milieu des années 2000, il serait nécessaire de réduire les coûts de personnel de 7 à 8%.
Investissement des entreprises
L’indice de diffusion du Tankan sur le climat des affaires pour les grandes entreprises industrielles est tombé de +11 en mars 2008 à -24 en décembre, puis à -58 en mars 2009. Pour l’ensemble des entreprises, il est passé en un an de -4 à -46, témoignant d’une dégradation considérable. Le creusement de l’output gap, de 4 points au T4 2008 à 10 points fin 2009, pèse naturellement sur l’investissement. L’indice de diffusion du Tankan sur les capacités de production est passé de +2 en juin 2008 à 14 en décembre et à 36 en mars dernier. La dégradation de la situation financière des entreprises, dont les profits chutent et dont le taux d’autofinancement est revenu de 100% dans les dernières années à 50%, joue dans le même sens. L’indicateur du Tankan, relatif aux conditions financières, ressort en mars à -15 contre -6 en décembre et 0 en septembre 2008. L’indice relatif à l’attitude des banques est passé de -9 en décembre à -15 en mars au plus bas depuis 1999. L’investissement a reculé de 5,4% T/T au T4 2008, sa contraction est appelée à se poursuivre (-8% attendus au T1).
Selon les données du Tankan, les plans d’investissement reculent de 14,3% pour l’exercice 2009 (débutant en mars) après -5,4% pour 2008, +3,6% pour 2007 et +9,4% pour 2006. Les commandes de biens d’équipement (hors navires et utilities) ont baissé de 16,7% au T4 (au plus fort depuis la mi-1987), leur niveau de janvier-février est de 9,4% inférieur à celui du quatrième trimestre 2008. Hors secteur financier, les profits affichent un repli de 64% en glissement annuel. Selon le Tankan, les profits, qui avaient augmenté de 12,3% en 2005 (année budgétaire) et 10,1% en 2006, se sont contractés de 1% en 2007, puis de 41,6% en 2008, et une nouvelle baisse de 9% est prévue pour 2009. Le ratio des profits aux ventes de 4,05% en 2007 devrait tomber à 2,37% cette année. Au T3 2008, les profits ont reculé (-33,1 t/t), sous l’effet de la hausse des cours des matières premières.
Ensuite, c’est la déformation du partage de la valeur ajoutée avec une part du travail passée de 67,7% à 73,3% en un trimestre, au plus haut depuis la fin des années 1990, qui a entraîné la poursuite de la chute (-40,9% t/t au T4 2008). Cela devrait pousser à la poursuite de l’ajustement des effectifs, ce qui va accentuer le risque de déflation (baisse des revenus- baisse de la demande-baisse des prix). L’indice Tankan des ventes ressort à -5,7% pour l’exercice qui a débuté en mars, contre -3,3% pour 2008 et +4,1% pour 2007. Cela s’ajoutant à la vigueur du yen ne manque pas de peser sur le pricing power. L’indice de diffusion du Tankan ressort en mars à -25 contre -4 en décembre 2008 et +11 en septembre.
La déflation fait un « come back »
En février, l’inflation est tombée à -0,1%, l’inflation sous-jacente (hors produits frais), qui avait atteint 2,4% en juillet, avec une contribution des produits pétroliers de 1,2% 2008, est ressortie à 0 pour le deuxième mois consécutif. L’inflation sous-jacente, calculée selon les normes internationales (hors alimentation et énergie), a été de -0,1% en février, après -0,2% en janvier. Les effets de base, liés à l’envol des cours du pétrole observé jusqu’à l’été 2008, vont maintenir l’indice des prix en territoire négatif dans les prochains mois. Ce que confirme d’ailleurs le bulletin mensuel de la Banque du Japon (mars) : « YoY increase in CPI is expected to become negative, mainly due to the declines in the prices of petroleum products and the stabilization of food prices and also the increasing weakness in supply and demand conditions in the overall economy ». De fait, le creusement de l’output gap négatif, attendu à 8,9% cette année et à 10% l’an prochain, devrait contribuer à retirer un point à l’inflation.
Erosion de la position de créancier extérieur
La reprise de l’économie japonaise a été tirée par les exportations et par les investissements des exportateurs stimulés par la vigueur de l’économie mondiale et par l’affaiblissement du yen lié au carry trade. La croissance de la demande intérieure a été, de fait, significativement inférieure à celle du PIB, de 0,7 point en moyenne de 2003 à 2007. Le commerce extérieur et les investissements qui lui sont liés ont contribué à environ la moitié de la croissance sur cette période.
La part des exportations dans le PIB a progressé de 6 points pour atteindre 17% l’an dernier. Le Japon, comme l’Allemagne, a été un des rares pays avancés à gagner des parts de marché. En 2006 et 2007 la part des exportations japonaises dans les exportations mondiales a gagné 1,2 point.
Le paysage a radicalement changé, le commerce extérieur est déficitaire depuis trois mois. Les ventes à l’étranger ont continué à se contracter début 2009, elles ont chuté de 49,4% en glissement annuel en février. Les exportations, qui ont baissé de 15,7% m/m en janvier et de 5,5% m/m en février, après avoir diminué de 44,9% en données annualisées au T4 2008, pourraient se contracter de près de 60% en rythme annuel au T1 2009.
La contribution du commerce extérieur à la croissance reviendrait de -10 points au T4 à -6,2 points grâce à la diminution des importations. Les revenus d’investissement ont été touchés par la crise. Avec la baisse des rendements sur les actifs étrangers, ils affichent une chute de 31,5% en glissement annuel, les recettes liées aux IDE reculant de 20,5%. Les comptes financiers font ressortir une baisse des investissements directs, ce qui n’est guère pour étonner au vu de la diminution des profits, mais aussi un net retrait des sorties de capitaux au titre des opérations de portefeuille et des prêts, ce qui devrait tempérer les pressions à la hausse du yen.
La politique monétaire
La Banque du Japon a ramené son taux directeur de 0,3 à 0,1% en décembre. Elle a, par ailleurs, adopté une série de mesures visant à favoriser le financement des entreprises. La gamme des collatéraux, acceptés au refinancement, a été élargie (CP, obligations privées), des prêts subordonnés (1,1 TR yens) sont consentis aux banques affectées par la baisse de la valeur de leurs avoirs en actions. Elle a, par ailleurs, acheté des titres de taux (CP pour 1,6 TR yens, obligations d’entreprises pour 4,6 TR yens). Ceci a débouché sur de meilleures conditions, ainsi le rendement du CP est revenu de 1,5% en octobre à 0,2%. En février, la BoJ a annoncé son intention d’acheter des actions détenues par les banques. Enfin, les achats mensuels de titres longs du Trésor ont été portés de 1,4 à 1,8 TR yens avant l’annonce d’un nouveau plan de soutien budgétaire.
Jusqu’à présent, le bilan de l’institution ne s’est pas gonflé autant, par exemple, qu’aux Etats-Unis (124,1 TR yens fin mars 2009 contre 109,9 fin août 2008). Il est cependant vraisemblable qu’avec le souci de peser sur les taux longs, dans un contexte marqué par une forte hausse des besoins de financement publics face à une épargnez domestique limitée, la politique quantitative soit poussée plus loin.
La politique budgétaire
Depuis le milieu de l’an dernier, le Japon a adopté 4 plans de soutien budgétaire. Les trois premiers d’un montant total de 75 TR yens (14% du PIB) consistaient en mesures de soutien stricto sensu pour environ 2,3 points de PIB, soit 12,3 TR yens, se partageant par tiers en faveur des investissements destinés à économiser l’énergie, en transferts pour les collectivités locales et en mesures destinées à renforcer la protection sociale et à soutenir le pouvoir d’achat des ménages via la distribution de chèques aux particuliers (2 TR yens soit 12 000 par tête). Le reste 63 TR étant destiné à favoriser le financement des PME (garanties publiques à hauteur de 33 TR) et à soutenir le secteur bancaire (pour 30 TR yens) sous forme d’injection de capital et d’achat d’actions. En avril, le gouvernement a annoncé un 4ème package budgétaire de 56,8 TR yens (11,2 points de PIB) se partageant entre 41,8 TR yens pour le soutien au système financier (avec essentiellement l’extension des garanties en faveur des petites entreprises (10 TR) et des garanties aux banques (27 TR) et 15,4 TR de soutien à l’activité (3 points de PIB), un montant qui dépasse le précédent record en matière de soutien budgétaire (7,7 TR en 2008). Cela conduira à augmenter de 11 TR les émissions publiques (1 TR de yens proviennent du budget précédent et 3 de réserves (Fiscal loan investment program).
Le déficit budgétaire devrait ressortir à -9,2% du PIB en 2009 et à -9,9% en 2010. La dette publique, de 177% du PIB en 2008, devrait atteindre 197% l’an prochain. Les émissions du Trésor sont appelées à augmenter, passant de 33,2 TR yens en 2008 à près de 50 TR cette année, avec le refinancement des titres arrivant à échéance, les émissions passeraient de 138 à plus de 153 TR yens.
Compte tenu des effets multiplicateurs associés à certaines des mesures adoptées, le programme devrait déboucher sur un supplément de croissance qui pourrait atteindre 1,5 point de PIB entre la mi-2009 et la mi-2010. Le PIB pourrait ainsi éviter de se contracter à nouveau l’an prochain, sans pour autant pouvoir combler l’output gap. Nombre de mesures sont de caractère temporaire et ne manqueront pas de s’accompagner des classiques effets de calendrier (la dépense effectuée cette année ne le sera plus l’an prochain), la croissance restera ainsi déprimée sous le double effet d’une économie mondiale, dont la croissance restera très hésitante, et de la réduction des effectifs et des excédents de capacité que les entreprise ne peuvent éviter. Mis à part les dépenses d’infrastructure qui ont le mérite de ne plus seulement bénéficier aux campagnes, les mesures ne sont pas de nature à stimuler la productivité et, partant, la croissance potentielle à l’heure où celle-ci est appelée à se modérer (vers 1%) sous l’effet du vieillissement. Cela n’est pas rassurant pour la consolidation des finances publiques.
Clairement, la charge de la dette va s’accroître. Au moment où l’épargne domestique devient moins abondante, comme l’indique le repli de l’excédent extérieur, cela pourrait pousser les taux à la hausse et conduire la BoJ à renforcer ses achats de titres publics.
Le fardeau de la dette pèsera plus lourd sur les jeunes générations, et la marge de manoeuvre de la politique budgétaire deviendra plus étroite au moment même où le vieillissement sera appelé à peser sur la dépense
Les mesures se déclinent en :
- soutien à la consommation (660 mds yens) via l’incitation à l’achat de biens d’équipement électroniques moins consommateurs d’énergie (rabais de 5%, 10% pour les postes de télévision) et au remplacement des véhicules (subvention de 250 000 yens), l’allègement de la fiscalité des donations (100 mds yens) si celles-ci sont destinées à financer l’achat d’un bien immobilier.
- travaux publics (3,5 TR yens), notamment pour l’amélioration des voies de communication entre grandes villes et la modernisation des aéroports.
- subvention aux entreprises qui évitent les licenciements et actions de formation (1,9 TR yens) – amélioration du système de santé (3,7 TR yens)
- transferts aux collectivités locales (1 TR yens).
Au total, même si la fin de l’ajustement des stocks, conjuguée à une amélioration de la conjoncture en Chine et aux effets des plans de soutien budgétaires, peut être de nature à freiner l’ampleur et à limiter la durée de la récession, rien n’autorise à prévoir le retour à une croissance soutenue l’an prochain.
Contrairement à ce que l’on a pu observer de 2002 à 2007, le Japon ne pourra compter sur une croissance mondiale vigoureuse pour tirer son économie. L’output gap va continuer à se creuser, et l’économie japonaise sera de nouveau confrontée à des pressions déflationnistes. Le défi du vieillissement sera encore plus aigu compte tenu de la détérioration des comptes publics et de la baisse de la croissance potentielle. Cette dernière ne pourra être évitée par des mesures budgétaires essentiellement destinées à soutenir la demande (et non la productivité). La question des réformes structurelles visant à flexibiliser l’économie japonaise, particulièrement dans le domaine du marché des biens et services, reste entière. De ce point de vue, les mesures visant à sauvegarder les emplois existants (par opposition au soutien aux demandeurs d’emploi) ne vont pas dans le bon sens .