par Hervé Juvin, Président de L’Observatoire Eurogroup Consulting
(Message écrit en grosses lettres sur un panneau de bois, à l’entrée d’un coffee shop dans le centre de Fairbanks)
Pas la peine de remonter jusqu’à Fairbanks (Alaska) pour lire un avertissement qui tend à se multiplier à l’entrée des cafés, des self "bio" et autres "mangeries" au Canada et aux Etats-Unis, de la Californie au Yukon. Certains y verront une réponse au phénomène des "couch potatoes", ces jeunes qui ne bougent plus de leur lit ou de leur chambre, entre jeux vidéo, réseaux sociaux et addiction permanente à leur écran numérique ; une réponse urgente à l’enfermement radical de ces milliers de jeunes Japonais qui ne sortent plus de chez eux, renoncent à toute vie sociale et à tout contact humain au profit d’une relation exclusive avec le monde numérique.
Certains salueront une réponse à la déréalisation des rapports humains, qui fait que des applications se substituent peu à peu aux relations sociales et que SMS ou mails remplacent l’échange direct. D’autres liront une manière de se démarquer des Starbucks et autres fastfood qui font du Wifi gratuit un élément fort de leur marketing.
Le fait mérite attention car il interpelle l’entreprise et le manager sur la Netétiquette. Jusqu’où laisser le numérique nous envahir, jusqu’où confier notre vie à des applications qui la façonnent sous prétexte de la faciliter ? Jusqu’où laisser les outils à notre disposition disposer de nous, de notre temps, de notre attention, au point de prendre le pouvoir ?
Les sociologues le disent depuis quelques années ; le signe du pouvoir, du respect, ou de l’intérêt, c’est le silence des téléphones portables et l’extinction des smartphones. L’Institution demeure là où spontanément chacun éteint son portable. Le pouvoir appartient à ceux qui peuvent couper la connexion, et demeurer en eux-mêmes. A ce compte-là, l’Opéra est une institution plus respectée que les Palais de Justice, et les réceptions à l’Elysée où chacun multiplie les selfies, des lieux moins institutionnels que certains Comités de Direction, d’où tout écran est banni ! A ce compte-là aussi, l’hyperactivité de managers branchés en permanence n’est pas un signe de pouvoir, ni de pertinence ; combien sont capables de rester concentrés sur une idée, une page, un paysage, plus de quelques minutes ? Et comment font-ils le tri entre le bruit qui submerge les réseaux sociaux, et l’information qui leur est utile pour comprendre, pour décider, pour gérer ? Le dirigeant hyper connecté a quelques chances d’être singulièrement débranché du monde tel qu’il est et des hommes tels qu’ils sont.
Le message affiché à l’entrée du coffee shop de Fairbanks mérite qu’on s’y arrête. Nous ne vivons pas dans un monde virtuel, et l’histoire abonde d’exemples ; ceux qui veulent oublier que l’homme est fait de chair et de sang finissent mal. Nous en sommes encore à la préhistoire de notre aventure avec le numérique ; nous sommes sidérés par une nouveauté qui bouscule des habitudes, des modes d’être, des sensibilités ; nous sommes loin d’avoir maitrisé les nouveaux outils numériques pour notre usage et de les avoir apprivoisés pour les intégrer à un environnement amical et bienveillant, de sorte que le sentiment qui monte chez beaucoup de leurs récents addicts n’est autre que la peur. De sorte que les dispositifs, plus ou moins pertinents, efficaces et pérennes, que cherchent à mettre en place les entreprises pour limiter l’emprise des mails sur la vie privée, touchent un sujet majeur. De sorte que l’innovation la plus intéressante des prochaines années ne sera pas la nouvelle appli "qui tue" ; ce sera l’appli qui coupe les applis, qui débranche les serveurs et qui bloque les mails, l’appli qui fait silence, prend du recul et sait considérer longuement les choses qui comptent vraiment.
Cette appli s’appelait culture générale, elle s’appelait recueillement, elle s’appelait même prière pour certains. Elle se cherche un nom, des procédures, un packaging ; ceux qui les trouveront n’auront rien inventé, mais ils auront un champ immense devant eux ! Le vrai luxe moderne, celui que vont chercher les milliers de pèlerins d’un nouvel âge qui se pressent dans le désert pour célébrer "Burning Man", celui que convoitent sans le dire tant de dirigeants, tient en un mot ; dé-con-nec-té !
A lire sur le sujet :
- «Le cercle», Dave Eggers, Gallimard, 2016
- «Capitalism and mental health», Franco Berardi, Verso, 2015
- «L’idée de progrès, la « religion du progrès », et au-delà. Esquisse d’une généalogie », Pierre André Taguieff, in Krisis, sept. 2016