par Hervé Juvin, Président de L’Observatoire Eurogroup Consulting
De quoi avons-nous réellement envie ? La question hante la conscience occidentale, les directeurs marketing, et tous ces dirigeants qui suivent la maxime du Président historique d’Intel, Andy Grove ; « Seuls, les paranos survivront ». C’est que les préférences bougent, c’est que les priorités des consommateurs bougent plus vite encore, et que les industriels commencent dans le secret de leurs cellules d’innovation, à en tirer les conséquences.
En un mot comme en cent, la préférence pour le corps, son bien-être, sa forme, sa séduction, et sa longue vie, quand elle rencontre la dégradation de l’environnement, l’inquiétude sur la qualité sanitaire des aliments ou l’accès aux ressources naturelles, change les priorités.
Pour les industriels de l’agroalimentaire, cela signifie que l’eau, le lait, la viande, le café, le chocolat, et tous ces biens simples, que certains préfèrent nommer « biens bibliques » à cause de leur simplicité, vont retrouver une valeur inconnue depuis que la surabondance matérielle et la profusion aux étalages les avaient banalisés. Un lait pur de tout élément chimique, une viande ne contenant aucun résidu d’antibiotique, une eau telle que sortie de la source, un chocolat garanti pur cacao n’auront bientôt plus de prix – ou plutôt, ils auront le prix que la préférence du consommateur occidental aisé, vieillissant, et soucieux de profiter de la vie quelques années de plus leur donnera.
Pour les offreurs de services, quels qu’ils soient, l’inquiétude pour la survie qui monte à bas bruit dans les populations des grandes villes offre quantité d’opportunités. Voici déjà beaucoup d’années que des « bars à air » ont ouvert dans les quartiers branchés de New Delhi, ville régulièrement étouffée par une atmosphère encore plus chargée de polluants que Pékin des mauvais jours. Pour quelques roupies, les amateurs peuvent respirer, au choix, quelques litres d’air de l’Océan Indien, du désert du Thar, ou des hauts plateaux himalayens ! A Pékin et Shanghai, précisément, des prestataires astucieux ont élaboré des offres rassurantes ; en cas de pics de pollutions, comme ceux qui ont été enregistrés régulièrement en décembre et encore en janvier, les « abonnés » prévoyants disposeront de billets d’avion garantis vers des destinations d’air pur et de grands espaces ; il faut savoir qu’à partir de Pékin, les week-ends de pollution, les prix des billets d’avions ont été multipliés par… six récemment, un grand nombre de candidats au plein air ne trouvant pas de places !
La quête de lieux d’exception modifie aussi la cuisine et la nuit. Certes, la gastronomie française demeure dans les assiettes et la musique sort des amplis. Mais le lieu, le décor et l’environnement du repas, de la fête et de la nuit prennent une importance qu’ils n’avaient pas, et obéissent à de nouveaux critères. Ceux qui ont vécu les fins de nuit dans les discothèques africaines, ouvertes sur la mer et le lever du soleil, ne s’étonneront pas que des groupes comme Noctis qui disent collectionner les lieux d’exception, préfèrent les terrasses aux caves, et la vue sur le Vieux-Port de Marseille aux sous-sols de briques et de tuyaux industriels ! Les fêtes de Washington s’organisent de plus en plus sur les terrasses des hôtels ou dans les jardins, au prix d’une métamorphose ; pour éviter toute nuisance, c’est le casque sur les oreilles que les danseurs s’agitent, poupées mécaniques que rien ne lie, sinon le fil virtuel des ondes !
La crise du luxe trouvera-t-elle un répit dans le bien-vivre, le mieux-être et le corps assaini ? C’est du moins ce qui suscite la recherche de divers groupes, attentifs à l’obsession de leur clientèle – vivre mieux plus longtemps – et à la préférence absolue pour la santé ; la forme, à n’importe quel âge, à n’importe quel prix, quelle opportunité industrielle et commerciale ! Et voilà comment maints acteurs réfléchissent à des bijoux alimentaires, à des pépites nutritionnelles, à des parures vitaminées et autres articles de luxe à effets forme-santé-séduction garantis !
L’ensemble redessine la carte du luxe et des préférences de ces « high-income individuals » que chacun s’arrache, et qui se multiplient en Asie notamment. C’est une autre figure de la lutte pour l’amélioration des conditions de vie, une lutte individuelle, consumériste si l’on veut, exploitée et détournée sans doute, mais qui a quelques chances de modifier durablement nos habitudes et nos choix de consommateur. Après tout, quand la vie est en jeu, quelle autre préférence pourrait l’emporter ?
A lire :
- Ashok Som, Christian Blanckaert, « The road to luxury. The Evolution, Markets and Strategies of Luxury Brand Management », J. Wiley and Sons, 2015
- Roger Scruton, “ De l’urgence d’être conservateur. Territoires, coutumes, esthétique : un héritage pour l’avenir », L’Artilleur, 2016
- Georges Vigarello, « Histoire de la Beauté. Le corps et l'art d'embellir de la Renaissance à nos jours », Seuil, 2014.