par Hervé Juvin, Président de l’Observatoire Eurogroup Consulting
Depuis que le Président Obama lui a consacré un discours entier, l’Intelligence artificielle, IA pour les intimes, est partout. Dans l’armée, elle renouvelle l’idée de la guerre en fauteuil, à distance et sans morts du côté des justiciers ; dans les véhicules, elle promet d’en finir avec les accidents de la route ; dans les maisons, elle pilotera aussi bien le temps de chauffe que l’aspirateur et les alertes santé ; au guichet de la banque, le conseiller virtuel sera toujours là, toujours pertinent et toujours compliant ; etc. A quand l’avocat virtuel et le robot consultant ?
Les grincheux feront observer que rien n’est vraiment neuf. Voici… plus de trente ans, en 1982, le « carrefour de l’Informatique » installé dans la Tour Fiat de La Défense alertait déjà sur les promesses infinies de l’IA… Les fans des « systèmes d’apprentissage » et autres « machine learning » n’ont pas tort de répondre que le passage de la programmation à l’apprentissage signifie qu’une frontière est franchie, et que la conjonction du big data et de la blockchain promet de rudes réveils à bien des institutions garantes de la foi publique – puisqu’elle sera dans le système… Les inquiets verront dans l’enthousiasme des GAFA et autres BAT (Baidu, Alibaba et Tencent) la menace d’empires virtuels contrôlant les consciences et décidant de nos désirs, à travers la collecte permanente de données réalisées par les objets connectés. Tout cela sur fond d’interrogation existentielle ; si la machine est plus intelligente que lui, que reste-t-il à l’homme ?
Posée ainsi, la question manque son objet. Car l’intelligence n’est pas le propre de l’homme. Sinon, comment aurait-il conduit les écosystèmes et ses propres conditions de vie, au bord de l’effondrement ? Si l’homme, pour paraphraser Heidegger, est « riche en monde », ce n’est pas l’intelligence, c’est la sensibilité, c’est l’émotion et ce sont les passions qui lui donnent le monde. Sensibilité, émotions et passions qui sont bien plus que l’intelligence le propre de l’homme, et qui expliquent comment la cupidité peut l’emporter sur l’instinct de survie, comment la passion mimétique peut conduire à la guerre, comment la quête de la satisfaction immédiate peut détruire les conditions d’une vie durable. Bien des animaux sont combien plus intelligents que l’homme dans leur adaptation à leur environnement, dans leur organisation sociale, dans leur conduite individuelle ; en revanche, qu’ils sont démunis de cette passion du pouvoir, de ce désir qui ne se satisfait de rien, de cette démesure dans l’action qui a permis à l’homme de détruire toutes les espèces concurrentes, et qui menacent désormais ses propres conditions de vie !
Il faut s’y résigner, ce n’est pas l’intelligence qui est le propre de l’homme, et si peu de raison habite ceux qui se croient les plus raisonnables, comme l’idiot utile qu’est l’Homo economicus ! Personne ne l’a jamais rencontré, cet idiot rationnel dont chaque achat, chaque investissement résulte de la comparaison coût-bénéfice de toutes les décisions possibles – sinon dans les manuels d’économie ! Si le constat est juste, ce n’est pas une nouvelle anthropologie qu’il faut bâtir, c’est un nouvel être d’émotion, de sentiment et de passion qui est devant nous, libéré des tâches banales de l’intelligence analytique et rationnelle que la machine fera bien mieux et sans encombre – par exemple, choisir un écran TV, ou des chaussures de randonnée. Et c’est une mutation analogue à celle analysée par Michel Serres, quand il considère que l’invention de l’imprimerie et la diffusion du livre, en libérant la mémoire du souci de la transmission des textes sacrés, des généalogies et des mythes fondateurs, a libéré l’imagination, et préparé les grandes inventions, les grandes découvertes, et l’âge moderne.
Nous n’aurons plus à être intelligents ! Bonne ou mauvaise nouvelle, c’est selon. Déjà, certains pays dispensent les enfants d’apprendre à écrire. Déjà, certaines expériences portent sur l’échange de cerveau à cerveau d’images, de représentations, de sensations, sans passer par les mots ou par le langage. Autant dire que le champ de l’imagination est grand ouvert ! Autant dire aussi que ce sont de nouvelles formes de pouvoir qui ne disent leur nom, qui s’avancent masquées, mais qui peuvent réaliser les rêves jamais réalisés des régimes totalitaires ; contrôler les consciences, et jusqu’aux rêves, cette « patrie des sauvages » qui leur permettait d’échapper aux missionnaires et aux Dieux inconnus qu’on leur imposait ! Au moment où l’Etat Nation s’impose partout comme la forme politique de la modernité, de nouveaux conflits, avec les nouveaux empires du virtuel sont non seulement probables, ils sont annoncés. Le champ de bataille n’est plus le territoire, les ressources, les voies de communication, c’est l’esprit humain. Et l’arme décisive, sur ce champ de bataille inédit, nous renvoie à la singularité de l’expérience humaine, et à cette autre particularité ; la conscience de soi. Les meilleures armes pour demeurer seront la certitude de son identité, la connaissance de son histoire, et le lien avec le monde réel. Regarder un arbre grandir, regarder jouer un chat ; et si les antidotes au vertige de l’homme augmenté résidaient dans la simple conscience de l’accord fragile, menacé, merveilleux, de l’homme tel que nous sommes avec le monde tel qu’il est ?
A lire :
- Michel Serres, « Hominescence », Le Pommier, 2001
- Eric Sadin, “La siliconisation du monde”, Editions L’échappée 2016
- Cathy O’Neil, “Weapons of Math Destruction”, Crown Publishing Group/Penguin Random House, 2016