par Delphine Cavalier, économiste chez BNP Paribas
La croissance effrénée des quatre dernières années se modère. Le rythme global reste encore soutenu, mais le ralentissement devrait se poursuivre. Bien qu’en large part tirée par la demande des ménages, l’accélération de la croissance ces dernières années et son actuel ralentissement reflètent les inflexions du rythme d'investissement. La décélération de l’investissement est surtout endogène, après quatre ans de forte hausse, mais le contexte défavorable accentue la tendance. Les coûts de production plus élevés, la pression concurrentielle et une moindre demande pincent les marges, alors que la hausse des charges d’intérêt pèse sur les profits. Les conditions de financement se tendent. Plus fondamentalement, les dépenses d’infrastructure n’ont pas suivi.
De 2003/04 à 2007/08, l’Inde a connu une croissance moyenne record de 9% par an. Toutefois, au premier trimestre (1T) de l’année 2008/09 (avril-juin 2008), l’activité a ralenti pour le troisième trimestre consécutif, à 7,9% en glissement annuel (g.a.) contre 9,2% un an plus tôt. Pour l’année 2008/09, le PIB devrait progresser de 6,9%, contre 9% en 2007/08. Il s’agirait donc d’un atterrissage vers un rythme plus soutenable qui, combiné au serrage des taux directeurs, devrait permettre de maîtriser les tensions inflationnistes.
Bien que la croissance indienne soit avant tout tirée par la demande des ménages (58% du PIB), son accélération au cours des dernières années et l’amorce de ralentissement résultent des inflexions du rythme de l’investissement. La part de l’investissement dans le PIB a fortement augmenté entre 1999/00 et 2007/08, de 25% à 35%. Après une hausse annuelle d’environ 16% par an en moyenne entre 2003/04 et 2007/08, l’investissement ne progresse plus que de 10% en g.a. depuis la fin 2007/08. Le rythme de la production de biens d’équipement (10% de la production totale) s’est réduit de moitié depuis la fin 2007 pour tomber à 5,6% en juin 2008.
Le ralentissement de l’investissement est par nature endogène, après une forte expansion de quatre ans, mais le contexte défavorable accentue la tendance. La hausse des coûts de production, la pression concurrentielle et une moindre demande pincent les marges, alors que l’augmentation des charges d’intérêt pèse sur les profits. Les conditions de financement se tendent. Les dépenses d’infrastructure, soutien clé de l’investissement productif, n’ont pas suivi. Les entreprises souffrent à la fois de la hausse des coûts de production et du ralentissement des ventes. La hausse des prix des inputs concerne non seulement les matières premières mais aussi l’envolée des salaires dans certains secteurs industriels et de services. La concurrence plus rude limite la répercussion sur les prix de vente, alors que l’inflation érode le pouvoir d’achat des ménages et que la demande extérieure s’affaiblit. A ce stade, le repli de la demande des ménages est encore marginal, de 9,4% en g.a. en 4T07/08 à 8% en 1T08/09, mais l’inflation des prix de gros atteignait 12% en g.a. à la mi-septembre, soit un niveau socialement sensible qui pèsera encore sur la consommation aux prochains trimestres.
Au plan extérieur, les exportations de biens et services en valeur ont encore progressé en 2T08/09 de 21% en g.a., notamment grâce aux efforts de diversification géographique et d’amélioration de la compétitivité prix et hors prix des entreprises. Les exportations de services (35% des exportations) ont toutefois ralenti plus significativement, de 23 % en g.a. l'an dernier à 15%, reflétant la vulnérabilité du secteur indien de hautes technologies au secteur financier américain. La dépréciation de 20% de la roupie contre dollar depuis janvier contribue à restaurer la compétitivité perdue en 2007 suite au fort mouvement d’appréciation (le taux de change effectif réel est ainsi revenu à son niveau moyen sur dix ans), mais elle limite aussi le bénéfice de la baisse des cours des matières premières de ces derniers mois. La croissance des profits des entreprises a ralenti au 1T08/09 à un taux inédit depuis onze trimestres, bien en deçà de la progression moyenne de 30% en g.a. réalisée au cours des dix trimestres passés, reflétant la réduction des marges mais aussi le renchérissement des charges financières.
Les conditions de financement pour les entreprises se durcissent
La levée de fonds par les entreprises indiennes a atteint un pic ces derniers mois. En 2007/08, elles avaient levé le montant record de 220 Mds$ (19% du PIB), financements bancaires et non bancaires inclus. Début 2008/09, si les crédits bancaires se sont maintenus, les financements de marché ont diminué. Du côté du marché actions, un certain nombre d'introductions en Bourse ont été reportées. L'indice Sensex a corrigé de 50% depuis son niveau record de janvier, en grande partie sous l’effet du retrait des investisseurs étrangers qui ont détenu jusqu'à 23% de la capitalisation du marché local.
D’ici un an, la hausse des taux d'intérêt aura ralenti l'offre domestique de crédit au secteur privé. Afin de maîtriser l'inflation, la banque centrale a relevé son principal taux d'intervention (repo rate), de 6% à 9% depuis la mi-2005. Dans le même temps, le meilleur taux prêteur est passé de 10,5% à 13,5%. En Inde, le crédit bancaire couvre généralement la moitié des besoins de financement des entreprises. Le financement en devises devient également plus difficile compte tenu du retour de l'aversion au risque provoqué par les conséquences plus sévères que prévu de la crise des crédits « subprime ». Les entreprises indiennes ont eu moins recours à l’endettement extérieur (à travers les External Commercial Borrowings, ECBs) en 2007/08, pour partie du fait des restrictions imposées par la banque centrale fin 2007. Les flux d’ECBs devraient encore se tasser cette année 2008/09. Les émissions d’actions d’entreprises indiennes sur les marchés mondiaux devraient aussi avoir diminué récemment au vu de la crise boursière mondiale. En 2007/08, la dette extérieure à court terme a augmenté, quoique que cela puisse aussi être lié à la vigueur des échanges extérieurs. Les tensions sur le marché des CDS (credit default swaps) des entreprises indiennes reflètent celles du marché du crédit aux Etats-Unis et en Europe.
Au total, le resserrement des contraintes de financement domestique et international devrait affecter l’investissement. La santé financière du secteur productif privé indien est, en général, meilleure que dans les années 1990, grâce aux restructurations, et de nombreuses sociétés cotées ont réalisé de solides profits ces dernières années. Toutefois, les grandes entreprises seraient plus endettées du fait de leur développement à l’étranger. Les PME devraient également souffrir du ralentissement du crédit en monnaie locale, comme le suggèrent les avertissements de la banque centrale sur le risque de détérioration de la qualité des actifs – aujourd’hui satisfaisante. La diminution des flux de capitaux étrangers, illustrée par la détérioration du taux de change USD/INR depuis le début de l’année – nettement plus marquée depuis août –, rappelle la dépendance croissante de l’Inde aux capitaux étrangers pour financer sa croissance.
Inefficacité des politiques publiques : retard dans les infrastructures
Plus fondamentalement, l'investissement dans les infrastructures, indispensable à l'investissement privé, n'a pas progressé à un rythme aussi soutenu que le PIB, ce qui se traduit par de fortes tensions sur les taux d’utilisation sur les capacités, qu'il s'agisse de la production électrique, des routes, des ports et des grands aéroports(1). Les retombées positives de l’accord Indo-Américain pour le développement de l'énergie nucléaire ne se feront pas sentir avant 2012 au plus tôt.
La question foncière constitue en Inde un autre obstacle à l'investissement, qui touche autant investisseurs locaux et étrangers. Un exemple emblématique est celui de Tata Motors, le constructeur automobile indien basé à Mumbai, qui avait prévu d’investir 350Mds$ dans la construction d’une nouvelle usine dans le Bengale occidental, où devait être fabriquée la Nano minicar – véhicule à bas coût pour les pays en développement (2). Dans tout le pays, des conflits similaires se sont développés autour de zones économiques spéciales, de mines ou d’usines chimiques. La résistance populaire à l’implantation industrielle en milieu rural est un problème pour les entreprises et pour le climat général des affaires en Inde, mais aussi pour le gouvernement, qui n’a pourtant pas d’autre choix de promouvoir l’essor industriel pour créer des emplois.
Ces difficultés ainsi que la réactivité insuffisante du gouvernement en matière d’infrastructures soulignent que les politiques publiques peuvent entraver la réalisation du potentiel de croissance du pays en affectant les incitations à l’investissement. Plus généralement, le contexte politique ne favorise pas suffisamment la croissance. Un véritable décollage des dépenses d’infrastructures constitue le relai nécessaire de l’investissement productif. Toutefois, alors que les finances publiques se détériorent sous l’effet de la hausse considérable des subventions publiques et des programmes sociaux, l’investissement public sera de plus en plus dépendant de la participation de capitaux privés(3).
Au-delà des défis de court terme, des perspectives favorables
L’actuel ralentissement économique ne met fin que temporairement au cycle d'expansion qui a prévalu entre 2003/04 et 2007/08, et qui apparaît sans précédent dans l'histoire économique de l'Inde, à la fois par sa durée et par son ampleur. En raison d’un effet de correction naturel, mais aussi du fait des contraintes qui pèsent sur l’offre (capacités de production, infrastructures) et de la forte détérioration du contexte économique mondial depuis la mi-2007, les facteurs structurels qui sous-tendaient cette croissance dynamique (processus de rattrapage industriel, extension des infrastructures, augmentation de la consommation des ménages, développement du commerce extérieur) ont perdu de leur force mais sont toujours à l’œuvre et permettront sur le long terme de nouvelles phases d’expansion. Beaucoup plus efficaces et compétitives que dans les années 1990, les entreprises indiennes continueront à se positionner de sorte à accroître leurs parts de marché sur les marchés mondiaux en se diversifiant à l’exportation et en procédant à des acquisitions à l’étranger. La consommation des ménages devrait continuer à se renforcer. Par ailleurs, l'Inde bénéficie d'une position extérieure plus saine. Aussi, le niveau de croissance soutenable dans l’actuel cycle économique devrait se situer à un niveau plus élevé qu’au cours du cycle précédent 1993-1998. Le creux de croissance du PIB non agricole (qui constitue une bonne mesure de la croissance tendancielle, en excluant la production agricole volatile) devrait être supérieur à celui touché en 2001/02 (5,7%).
(1) Tandis que l’investissement domestique total dans le PIB est passé de 23% en 2001/02 à 36% en 2007/08, celui de l’investissement des entreprises privées passait de 5,4% à 16% sur la même période. En supposant que les dépenses d’infrastructure représentent près de la moitié du total de l'investissement public et que l’investissement des ménages croissait en 2007/08 au même rythme que les années précédentes, la part des dépenses d’infrastructure est estimée être passée de 3,5% du PIB en 2001/02 à environ 5,5% en 2007/08, ce qui reste très limité.
(2)Début septembre, Tata Motors a dû faire cesser les travaux sur le site, de violentes manifestations de protestation contre l’installation de l’usine menaçant la sécurité des ouvriers. Ce mouvement d’opposition s’est développé depuis deux ans, rassemblant à la fois les paysans locaux qui prétendent avoir été chassés de leurs terres et une protestation plus générale contre l’utilisation de terres agricoles pour les besoins de l’industrie.
(3)Contribuant à assouplir les contraintes de financement dans ce secteur, la banque centrale vient de relever les limites d’endettement extérieur pour les entreprises qui investissent dans les infrastructures.