par Bastien Drut, Stratégiste Senior chez CPR AM
Dans son autobiographie, Ben Bernanke explique qu’il « tenait autant que possible à éviter de donner l’impression d’un Bernanke put » lorsque les premières tensions sont apparues sur les marchés financiers à l’été 2007. Le Bernanke put désignait le fait que la Fed dirigée par Bernanke assouplirait sa politique dès lors que les actifs risqués connaîtraient une évolution trop négative. Quelques années auparavant, c’est le Greenspan put qui avait fait couler beaucoup d’encre. Aujourd’hui, c’est la question de l’existence d’un Powell put qui se pose : la Fed de Jerome Powell reverra-t-elle à la baisse ses ambitions de durcissement monétaire si les marchés baissent trop ? C’est clairement ce que souhaiterait le président Trump, qui a adressé à la Fed et à son président Jerome Powell un déluge de critiques car l’institution remonterait ses taux trop vite selon lui.
L’une des raisons pour lesquelles les marchés actions ont faibli ces dernières semaines est la montée des taux directeurs de la Fed et la perspective que la Fed poursuive le durcissement de sa politique monétaire en 2019, voire au-delà. Le relèvement des taux directeurs jouera négativement sur l’activité car il augmente les coûts de financement pour les ménages et pour les entreprises, qui se sont massivement endettées ces dernières années afin de financer des opérations de rachats d’actions. L’effet négatif sur l’activité d’une hausse de taux directeur étant généralement le plus fort 18 mois après la hausse en question, les 7 hausses de taux de 2017 et 2018 auront déjà un effet négatif clair en 2019 et 2020. L’effet négatif du resserrement monétaire s’ajoutera donc à la dissipation des effets positifs de la réforme fiscale adoptée en décembre 2017. Pour les entreprises, la montée des coûts de refinancement pourrait inciter au désendettement, potentiellement au détriment de la distribution de dividendes et des rachats d’actions. Par ailleurs, le marché immobilier est déjà en perte de vitesse avec la remontée récente des taux de crédit hypothécaires.
Le fait que Jerome Powell déclare le 3 octobre que la Fed avait encore un resserrement monétaire substantiel à effectuer avant que la politique monétaire puisse être considérée comme « neutre » a fait grimper un peu plus les anticipations de resserrement monétaire, ce qui a propulsé le taux 10 ans américain au-dessus de 3,20% et coïncidé avec le début de la baisse des marchés actions américains.
Au sein de la Fed, le consensus se fissure
Jusqu’à maintenant, il existait au sein du FOMC un consensus sur le fait que la Fed doive continuer « sa normalisation graduelle des taux d’intérêt. » Ce consensus a commencé à se fissurer sur les dernières semaines.
Le président de la Fed de Minneapolis Neel Kashkari a publié ce 26 octobre un édito dans le Wall Street Journal plaidant pour une pause dans le resserrement monétaire de la Fed dès maintenant : pour lui, la Fed devrait tolérer que l’inflation dépasse quelque temps sa cible de 2% et devrait laisser les salaires accélérer afin que davantage de personnes ayant quitté le marché du travail y reviennent.
Après huit hausses de taux dans ce cycle, la caractérisation du degré d’accommodation monétaire (la politique monétaire est-elle accommodante ? est-elle neutre ? est-elle restrictive ?) est devenue moins aisée. Ces dernières années, les membres du FOMC ont largement centré leur communication sur le concept de taux « neutre » ou encore taux « naturel » (souvent référencé par l’appellation r*), c’est-à-dire de taux d’intérêt directeur qui ne serait ni accommodant, ni restrictif pour l’économie. Après avoir pourtant travaillé sur ce concept durant toute sa carrière, le président de la Fed de New York John Williams a indiqué fin septembre que trop d’attention y était accordée aujourd’hui1 et qu’il était nécessaire d’analyser un éventail plus large d’indicateurs. A contrario, lors de sa première intervention publique en tant que n°2 du Board of Governors, Richard Clarida a indiqué que le concept de taux naturel (r*) restait, malgré ses défauts, très important à ses yeux pour guider la Fed dans ses décisions. De son côté, le président de la Fed de Dallas Robert Kaplan a indiqué que son estimation du taux naturel de long terme était légèrement inférieure à celle de ses collègues du FOMC. Globalement, les membres du FOMC semblent donc de moins en moins d’accord sur le degré d’accommodation monétaire appliqué par la Fed.
Quelle est réaction de la Fed à la baisse des marchés actions ?
Lorsque les marchés actions américains avaient perdu 10% début février 2018, le président de la Fed de New York de l’époque (Bill Dudley) avait minimisé l’importance de la correction, qu’il avait qualifiée de « small potatoes ». La Fed avait d’ailleurs remonté ses fed funds dès le 21 mars.
La correction des marchés en octobre ne devrait pas faire dévier les membres du FOMC de leurs velléités de resserrement monétaire. Ce vendredi 26 octobre, alors que le S&P 500 avait déjà baissé de 9% sur le mois d’octobre, la présidente de la Fed de Cleveland Loretta Mester a indiqué que « nous étions loin d’un scénario où une baisse profonde et persistante des marchés actions pourrait peser sur la confiance et mènerait à une baisse significative de l’appétit pour le risque et des dépenses. »
Il n’est pas inutile de rappeler que ce sont surtout les membres du Board of Governors qui définissent les grandes lignes de la politique de taux de la Fed. Or même si des voix discordantes se sont élevées au niveau des présidents de Fed régionales, les membres du Board of Governors ont tenu des propos plutôt positifs ces derniers temps :
- En septembre, Lael Brainard, qui avait été très dovish ces dernières années, s’était montrée confiante sur les perspectives de croissance.
- Le 3 octobre, Jérome Powell a indiqué que les fed funds étaient encore loin du taux neutre.
- Le 18 octobre, Randal Quarles a expliqué qu'il avait une vision « optimiste » des perspectives économiques et même sur l'évolution du potentiel de croissance sur les années à venir.
- Le 25 octobre, Richard Clarida a insisté sur le fait que la Fed n’avait jamais été aussi proche de remplir son mandat dual sur la dernière décennie et que la politique de la Fed restait accommodante.
Dans le contexte actuel de croissance encore très dynamique, de conditions continuant à s'améliorer sur le marché du travail et d’inflation proche de l’objectif, il semble peu probable que la Fed réagisse à la baisse des marchés actions du mois d'octobre. Même si le consensus des membres du FOMC au sujet de la poursuite de la remontée graduelle des taux directeurs semble se fissurer, les membres du Board of Governors, qui définissent les grandes lignes de la politique de la Fed, restent confiants sur les perspectives économiques et il faudrait une baisse bien plus marquée des marchés pour que la Fed modifie sa communication à court terme. Les appels de Donald Trump à un Powell put devraient donc rester lettres mortes.
NOTES
- 28 septembre, “'Normal' Monetary Policy in Words and Deeds”