par William de Vijlder, Chef économiste chez BNP Paribas
Hasard du calendrier, le 5 mai dernier la Cour constitutionnelle allemande rendait son jugement sur le programme d’achat de titres du secteur public (Public Sector Purchase Programme ou PSPP) par la Banque centrale européenne (BCE)[1], et le lendemain la Commission européenne publiait ses prévisions de printemps. Les huit juges constitutionnels allemands ont conclu que la revue du PSPP de la BCE, engagée en 2018 par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), « n’était pas compréhensible ». Ils ont considéré que, dans son évaluation de la proportionnalité du PSPP, la CJUE avait complètement ignoré les effets de politique économique résultant du programme[2].
Cet arrêt reflète l’opinion selon laquelle l’accomplissement du mandat de stabilisation des prix pourrait avoir des effets de politique économique et budgétaire indésirables, notamment en créant un environnement assurant un financement bon marché à des entreprises au bilan fragile et à des pays lourdement endettés. À cet égard, la politique monétaire est jugée disproportionnée quand elle ignore les effets économiques et budgétaires de son action visant à atteindre l’objectif d’inflation (en dessous mais proche de 2%). En réalité, les politiques monétaire, économique et budgétaire peuvent difficilement être dissociées. La plupart du temps, elles sont davantage complémentaires qu’antagonistes. Plus la politique monétaire est accommodante, plus l’impact d’une expansion budgétaire est important car celle-ci ne risque pas de se heurter à une hausse des taux d’intérêt.
L’inaction en matière d’ajustement structurel — point souligné par Mario Draghi, en qualité de président de la BCE, lors des conférences de presse de son mandat — alourdit le fardeau de la politique monétaire. De même, une relance budgétaire insuffisante en phase de repli conjoncturel en fait peser toute la charge sur cette dernière. En d’autres termes, la proportionnalité de la politique monétaire doit être évaluée en tenant compte de l’orientation de la politique économique et budgétaire des pays.
L’autre facteur à prendre en compte est le risque de développements non linéaires. C’est un sujet de préoccupation pour toute banque centrale souhaitant préserver sa crédibilité en matière de ciblage de l’inflation : le fait de jeter l’éponge pourrait entraîner une déflation aux conséquences économiques dommageables. Autre exemple, le maintien d’un fonctionnement fluide du marché, y compris pour les obligations d’État. C’est le principal objectif du programme d’achat d’urgence contre la pandémie (Pandemic Emergency Purchase Programme[3] ou PEPP). La relation entre action publique et risque a été clairement soulignée par Christine Lagarde, présidente de la BCE, lors de sa conférence de presse de la semaine dernière : « Dans la mesure où certaines limites que la BCE s’est imposées pourraient entraver l’action qu’elle est tenue de mener pour remplir son mandat, le Conseil des gouverneurs envisagera de les réviser dans la mesure nécessaire pour rendre son action proportionnée aux risques auxquels nous sommes confrontés »[4]. Après la publication de l’arrêt rendu par la Cour de Karlsruhe, les spreads des obligations d’État italiennes se sont légèrement élargis face aux obligations allemandes, mais, dans l’ensemble, la réaction des marchés est restée limitée. Les investisseurs ont sans doute considéré que, au vu des innombrables conférences de presse, comptes rendus de réunion, discours et documents de travail, la BCE pourra aisément démontrer que son PSPP n’est pas disproportionné. En réaction, la banque centrale a publié un communiqué de presse dans lequel elle a pris note du jugement, ajoutant qu’elle reste pleinement attachée à son mandat pour faire en sorte « que les mesures de politique monétaire prises pour atteindre l’objectif de maintien de la stabilité des prix soient transmises à toutes les parties de l’économie et à toutes les juridictions de la zone euro ». L’accent mis sur « toutes les juridictions » n’est pas choisi au hasard. C’est pour la BCE une manière subtile de rappeler que l’étendue du périmètre géographique de son mandat est un autre facteur à prendre en considération pour déterminer ce qui est proportionné et ce qui ne l’est pas.
Alors que le jugement de la Cour constitutionnelle allemande pourrait laisser craindre une restriction possible de l’interprétation du mandat de la BCE, et ainsi limiter l’efficacité de la politique monétaire, la Commission européenne souligne, dans ses prévisions économiques du printemps 2020, le risque de révision à la baisse de ses évaluations déjà sombres des perspectives économiques. Elle insiste sur la nécessité de faire plus et d’agir collectivement. D’après elle, un retour des préoccupations liées à la soutenabilité de la dette n’est pas à écarter — ce qui confirme la nécessité du PEPP — et elle souligne aussi l’importance d’une coordination suffisante des réponses des politiques publiques au niveau national. La réponse commune de l’UE pourrait être trop limitée « ou inadéquate pour compenser l’insuffisance des politiques publiques dans les États membres de la zone euro qui sont également les plus durement frappés ». Ce dernier point nous amène à un autre aspect de la proportionnalité : au sein d’une union monétaire, la politique budgétaire dans un pays donné, ou au niveau de l’ensemble de l’union, remplit la condition de proportionnalité dès lors qu’elle tient compte, dans son élaboration, de la nécessité d’une compensation suffisante de l’absence de marge de manœuvre des politiques publiques dans certains États membres.
En conclusion, pour évaluer la proportionnalité de la politique monétaire, visant à atteindre l’objectif d’inflation, en zone euro, il faut prendre en considération l’orientation des politiques économiques et budgétaires, la nécessité d’une transmission appropriée à toutes les juridictions, ainsi que la probabilité et l’ampleur des risques de perte extrême (tail risks) dus à des mesures de politiques publiques insuffisantes. Il semble également utile de soumettre la politique budgétaire à une telle évaluation dans le contexte d’une union monétaire.
Extrait :
Pour évaluer la proportionnalité de la politique monétaire, il faut prendre en considération l’orientation des politiques économiques et budgétaires, la nécessité d’une transmission appropriée à toutes les juridictions ainsi que la probabilité et l’ampleur des risques de perte extrême (tail risks) dus à des mesures de politiques publiques insuffisantes.
NOTES
- [Source : Bundesverfassungsgericht, ECB decisions on the Public Sector Purchase Programme exceed EU competences, Communiqué de presse n° 32/2020 du 5 mai 2020
- En conséquence, « la Bundesbank ne peut plus participer ni à la mise en œuvre ni à l’exécution des décisions en cause de la BCE, sauf adoption par le Conseil des gouverneurs de la BCE d’une nouvelle décision démontrant de manière compréhensible et justifiée que les objectifs de politique monétaire poursuivis par le PSPP ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets de politique économique et budgétaire résultant du programme »
- Le jugement de la Cour constitutionnelle allemande ne concerne pas le programme d’achat d’urgence contre la pandémie (PEPP). La Cour dit explicitement que sa décision “ne concerne pas les mesures d’aide financière prises par la BCE dans le contexte actuel de crise du coronavirus.”
- Source : BCE, Conférence de presse, Christine Lagarde, Présidente de la BCE, Luis de Guindos, Vice-Président de la BCE, Francfort-sur-le-Main, 30 avril 2020