par Stéphane Monier, Responsable des investissements chez Lombard Odier
La pandémie de Covid-19 a mis les systèmes de santé à dure épreuve et l'économie à l'arrêt. Elle a malmené certaines industries et créé des difficultés à tous les niveaux. Inégalement impactés par cette crise, les États membres de l'Union européenne se sont efforcés d'y trouver une réponse commune, mettant en lumière une fois de plus les différences en matière de budgets et d'attitudes face à la dette entre le nord et le sud du Vieux contient.
Maintenir une cohésion entre les pays membres de l'UE semble dorénavant plus urgent que n'importe quelle discussion concernant un renforcement du fédéralisme. Ce qui a débuté comme une crise de santé publique se voit désormais agrémenté d'une dimension politique que la Commission européenne elle-même, le bras exécutif de l'UE, décrit comme une menace pour la zone euro.
Les réponses sanitaires à la pandémie, de la fermeture des frontières à l'approvisionnement en matériel médical, ont été opiniâtrement nationales. Les premières semaines de la crise ont ainsi mis en évidence une certaine absence de solidarité, quand l'Italie a accepté des masques en provenance de Chine parce que ses voisins interdisaient les exportations d'équipements de protection. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen s'est excusée auprès de l'Italie pour ne pas lui être venue en aide.
Dans les années à venir, les épidémiologistes vont étudier le bilan du coronavirus en matière de santé publique. Mais au sein de l'Union européenne, c'est une autre question immédiate qui se pose: qui doit payer ? Une interrogation qui n'a eu cesse de jeter son ombre sur le projet européen dès sa création. Il ne s'agit pas ici d'une question de liquidités. Personne ne demande si l'UE a les moyens de soutenir ses économies, du moins à court terme.
La question est plutôt de savoir si les pays bénéficiant de solides notes de solvabilité, comme l'Allemagne ou les Pays-Bas, doivent soutenir des régions comme l'Italie ou l'Espagne, afin de maintenir leur niveau de vie et leur pouvoir d'achat. La mutualisation de la dette et des ressources fiscales, ou encore de la force de frappe budgétaire, sont en effet impopulaires dans les pays du nord qui se considèrent comme étant plus économes que leurs voisins du sud.
Une cause commune
Il est facile de critiquer cette absence de coordination fiscale et monétaire. A la différence des États-Unis ou de la Chine, les 19 pays de la zone euro ne possèdent pas de mécanisme unique pour émettre de la dette. La Banque centrale européenne (BCE) n'agit qu'au nom des membres de la zone euro et n'a qu'un seul mandat : la stabilité des prix. Après une résistance farouche, des Pays-Bas en particulier, les ministres des Finances de la zone euro ont décidé le mois dernier que les pays pourraient emprunter auprès du Mécanisme européen urgent de stabilité pour les dépenses de santé et auprès des programmes de la Banque européenne d'investissement. Cette décision a suivi une querelle autour de la proposition de l'Italie, l'Espagne, la France et six autres pays, d'émettre des « coronabonds », à savoir des obligations paneuropéennes permettant de mutualiser la dette des pays membres.
A l'instar des accords communs sur le charbon, l'acier, l'agriculture et la pêche entre la France et l'Allemagne suite aux conflits qui ont marqué le XXe siècle, le bloc a découvert que les défis du XXIe siècle – la grande crise financière, la crise de la dette souveraine et maintenant celle de Covid-19 – exigeaient des interventions massives de la part des gouvernements afin de soutenir les économies.
Durant des décennies, les seuls budgets communs de l'UE étaient ceux destinés à l'agriculture et à la pêche. Un vaste fonds européen de rétablissement post-pandémie d'un montant de 1,5 mille milliards d'euros, soit l'équivalent de 10% du produit intérieur brut de la région, éclipse les budgets communs destinés à l'agriculture et à la pêche, qui se montent à 65 milliards d'euros par an au total et qui, des décennies durant, ont opposé les contributeurs nets aux bénéficiaires nets, remettant en question les attitudes culturelles vis-à-vis de la dette.
Le 5 mai dernier, au moment même où l'Europe commençait à esquisser une riposte commune à la crise, les tensions se sont exacerbées lorsque la Cour constitutionnelle fédérale d'Allemagne à Karlsruhe a jugé que l'un des programmes d'assouplissement monétaire de la BCE violait les principes de l'Union européenne parce que les objectifs de politique monétaire poursuivis étaient disproportionnés par rapport aux effets économiques qui en découlaient. La requête a été déposée par un groupe de plaignants eurosceptiques comprenant des membres du parti nationaliste Alternative pour l'Allemagne.
Le tribunal remet ainsi en question le programme d'achat d'actifs du secteur public de la BCE, qui date de 2015 et achète des obligations gouvernementales afin de permettre aux banques centrales d'augmenter le crédit disponible au sein de leurs économies. La Bundesbank a trois mois pour justifier cette dépense. Faute de quoi, la cour suggère que la banque centrale allemande trouve un moyen de vendre les actifs ainsi achetés. Le verdict ne vise pas spécifiquement le programme d'achats d'urgence face à la pandémie. Il sape plutôt une décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) prise en 2018. Légalement, la BCE répond à la CJUE.
« Ridicules »
Les réactions ne se sont pas fait attendre. « Les arguments de la Cour sont ridicules et nous pourrions facilement lui répondre en cinq minutes, mais nous n'allons absolument pas le faire » a rétorqué un membre de la BCE au Financial Times.
La chancelière allemande Angela Merkel a adopté une attitude positive, décrivant cette décision de justice comme « résoluble », selon un rapport de Reuters. L'exigence adressée à la BCE de démontrer que les achats d'actifs sont proportionnés aux possibles effets économiques et fiscaux induits pourrait même renforcer les mécanismes de la zone euro, selon un porte-parole du parti d'Angela Merkel.
Politiquement, la décision du tribunal allemand est gênante parce qu'elle ouvre la porte à d'autres contestations judiciaires nationales visant les interprétations de la CJUE. Par ailleurs, elle peut exiger de la Bundesbank qu'elle rédige une justification. Cependant, il convient de souligner qu'elle constitue aussi une garantie de fonctionnement du système de contrôle démocratique où les institutions sont responsables de leurs actes.
Pour les citoyens européens, la question centrale est de savoir s'ils préfèrent avancer à tâtons, en réponse à des choix imparfaits et en réajustant la direction prise, ou plier le joug devant un pouvoir central qui n'a pas de comptes à rendre, comme en Chine, ou encore aller leur chemin seuls, dans le style Brexit.
Le tribunal allemand lui-même reconnaît la nature confuse de l'UE et des obligations de ses membres. Les membres de l'UE restent les « maîtres des traités » et « l'UE n'a pas évolué vers un État fédéral », a-t-il écrit. De même, « certaines tensions sont ainsi inhérentes à la construction européenne. » Une loi qui évolue à coup d'essais et de précédents s'apparente peut-être davantage à une approche anglo-saxonne, à laquelle la plupart des membres de l'UE ne sont pas habitués.
Les banques centrales du monde entier ayant saisi leur chéquier afin d'éviter l'effondrement de leurs économies, l'argumentaire voulant que la BCE s'abstienne d'en faire de même et que sa riposte à la crise de Covid-19, un choc aux dimensions historiques, soit injustifiée ou disproportionnée, serait difficilement recevable.
Les comparaisons avec les réponses monétaires apparemment incontestées de la Chine sont inévitables, mais ne doivent pas être exagérées. Là où la riposte chinoise semble rationnelle, et hostile à toute remise en question, les mesures européennes ne peuvent que paraître confuses. La décision du tribunal de Karlsruhe fait partie d'un système de contrôle démocratique certes hésitant, mais utile, qui préside à un modèle imparfait, mais évolutif. Après tout, l'UE semble habituée à évoluer d'une crise à la suivante.
Ces derniers mois, nous avons augmenté la liquidité et renforcé les couvertures de nos portefeuilles, tout en maintenant une légère sous-pondération des actions. Cette politique reflète en partie le risque de prix du pétrole bas. Une fois que les pires effets de la pandémie seront derrière nous, nous nous attendons à une croissance soutenue des secteurs technologique et de la santé. Ces derniers dominent les indices boursiers américains et asiatiques, et pour cette raison, nous avons augmenté notre exposition aux marchés actions de ces régions et réduit notre allocation aux actions européennes.