par Francis Rousseau, Fondateur et Président de Nextcontinent
Un château de cartes géant. L’image résume bien ce qu’est devenue l’économie mondialisée, hyper financiarisée et ultra libérale depuis les années 80. Qu’un souffle – certes important – passe, comme la crise financière en 2008 ou la covid-19 aujourd’hui, et voilà qu’elle vacille.
Le projet de départ de nos sociétés occidentales était pourtant louable. Au sortir de la guerre, équiper les foyers, offrir un mieux-être aux citoyens, faire rimer liberté, égalité, fraternité. La finance réelle était utile car au service de l’économie réelle et utile. C’étaient les Trente Glorieuses. Mais peu à peu, comme subrepticement, le citoyen est devenu un consommateur et la société, une société de consommation. Il faut dire que la technologie a tout changé, encourageant à aller toujours plus vite, à produire plus, pour gagner plus. Promettant l’illimité comme d’autres auraient promis l’éternité, nos sociétés occidentales, mues par une recherche effrénée de croissance sans nul autre but que son accélération permanente, se sont éloignées de l’économie réelle et utile, et par là, de la maille humaine. Pensant nous emmener vers un bien-être infini, elles nous ont littéralement jetés dans un abîme peuplé de plus d’incertitudes, de plus d’inégalités, de plus de déshumanisation. Grisées par cette course folle, elles en ont dévoyé le sens, oublié la finalité, perdu leur humanité. La quête de croissance, pour quoi, pourquoi, pour qui… Le résultat, c’est que le compte n’y est pas.
Concrètement, dans beaucoup d’entreprises, le pied sur l’accélérateur, l’œil rivé sur le cours de bourse, et l’oreille attentive aux murmures des actionnaires, des dirigeants, au rythme de l’immédiateté ou au mieux du quarter, ont abdiqué leur trône, rôle pourtant si noble. Ceux-là ont troqué la vision qui rime avec temps long, contre une stratégie qui vise à maximiser les dividendes, conquérir à tout prix de nouvelles parts de marché, se convertir au tout-digital, instaurer le flex office à tous les étages, marketer la communication.
Plus généralement, le système a pris le pas sur la culture. La réflexion, la pensée argumentée, l’épaisseur d’une décision n’ont plus leur place dans le mode d’expression formaté de ces entreprises. On parle powerpoint, donc on pense powerpoint, en bullet points. On n’échange plus, on reporte. Le chiffre a remplacé les lettres et la data, l’humain. Avec certaines rémunérations qui relèvent souvent de l’indécence, des responsables, impassibles aux turbulences du monde, poursuivent dans cette voie. Quoi qu’il en coûte (sic).
Justement, cela ne va pas durer. Cela ne peut plus durer. La société, malade de ses fractures, est à l’agonie. Ce monde où des process règnent en maître sur des humanoïdes est en train de nous rendre fous. Il ne perdurera pas malgré les soubresauts que vont nous imposer les meilleurs stratèges du moment. Il est temps que des personnes cultivées et raisonnables influencent cette sphère économique en déshérence ; et les entreprises ont un rôle majeur à jouer. C’est bien à cet endroit que les ruptures doivent être majeures. Si ce n’est par raison, du moins par intérêt, voire par cynisme. Il en va de la survie des acteurs économiques.
Demain, les entreprises qui « gagneront » ne seront plus celles qui courent après des taux de croissance à deux chiffres, proclament un discours évasif non suivis d’actes sur la responsabilité sociale et environnementale ou appliquent la même stratégie partout dans le monde sans tenir compte des spécificités locales. Celles qui réussiront – ce qui signifie rester pérennes et se développer – seront celles qui remplaceront le sacro-saint 15% de rentabilité par le progrès – et le respect – pour toutes les parties prenantes, et la croissance obligatoire, accélérée et illimitée par un développement partagé et utile – surtout utile. Celles qui sauront décélérer pour durer. Demain, la réussite d’une entreprise sera celle de tous ses environnements – « écosystème » dans la novlangue managériale. Certains dirigeants l’ont déjà compris. Transformer le cercle vicieux en cercle vertueux, c’est possible.
Ne nous y trompons pas. Le modèle économique théorique ne va pas changer et entraîner à sa suite les agents économiques. A moyen terme, le changement viendra des citoyens eux-mêmes, lesquels poussent déjà le système à se transformer. Les critères d’achat évoluent. Soucieux de leur santé, de leur alimentation et de la planète, certains privilégient le local et les circuits courts, plébiscitent la proximité et le partage – au sens de la valeur de partage et non du partage de la valeur -, commencent à quitter les grandes métropoles pour les villes moyennes et les villages. Dorénavant, ce sont les citoyens qui détermineront le cadre dans lequel ils souhaitent vivre et de fait, dicteront aux entreprises ce qu’elles doivent être. Les futurs dirigeants, appartenant à cette jeune génération soucieuse de qualité plus que de quantité, remettront les compteurs à zéro pour que le monde change de direction. Le système n’est que la résultante de ce que nous, humains, voulons.
La crise du covid nous apporte un nouvel éclairage. Cette pandémie révèle, s’il le fallait, que tout le monde est utile. Elle nous invite à réviser nos échelles de valeur notamment en matière d’utilité sociale. Avoir l’œil rivé sur la création de valeur n’est plus au goût du jour. Et pourtant, certains persistent. Cherchant encore à maximiser le profit dans une logique d’optimisation à tout crins, ils rendent leur bureau, accordent le télétravail permanent à leurs salariés. Le sacro-saint digital. Encore un peu de temps et ils comprendront que les lieux sont créateurs de liens ; que le digital ne peut être que le complément du lien ; que la relation humaine reste au cœur de toute création et projet entrepreneurial.
Tout n’est qu’une question de temps. La création de valeur, figure emblématique de nos économies hyper financiarisées et finalement déconnectées aura bientôt causé trop de malheurs. Alors, la création de nouvelles valeurs nous laissera peut-être entrevoir de nouveaux bonheurs.
Note
Francis Rousseau est aussi cofondateur de Quartier Libre. Dernier ouvrage paru : « On ne dirige pas une boîte avec des camemberts – Manifeste pour l’entreprise du futur » (Flammarion)