par Florent Delorme, Stratégiste chez M&G Investments
La contraction du PIB mondial en 2020 est historique. En Europe comme aux USA les niveaux d’activité qui prévalaient avant la crise ne seront probablement retrouvés que fin 2021 voire début 2022, sachant que la croissance potentielle sera durablement affectée par la baisse prévisible de l’investissement des entreprises, et ce même en intégrant l’ampleur des plans de relance. Pour l’heure cette situation économique hors norme ne s’est pas traduite par des faillites en série, des plans sociaux, une très forte hausse du chômage et par voie de conséquence une crise sociale de grande ampleur. On ne peut que se réjouir de cette situation où les revenus des ménages ont été pour l’essentiel préservés malgré la violence du choc économique.
On connaît les raisons de ce miracle : l’interventionnisme sans précédent de la puissance publique en Europe et aux USA à la fois sur le plan monétaire et budgétaire. On a dépensé sans compter et fait appel aux banques centrales pour financer le tout, au point que les ménages comme les investisseurs semblent en capacité de s’affranchir du réel. La chute de la monnaie qui théoriquement sanctionne de telles politiques n’a pas été constatée. Quand partout dans le monde occidental on augmente la quantité de monnaie et les déficits, aucune devise ne se dévalue fortement par rapport aux autres. Et l’inflation me direz-vous ? Il faut reconnaître qu’elle a peu de chance de surgir brusquement dans un monde où la main-d’œuvre et l’offre de produits sont pléthoriques. Ainsi tout semble dorénavant possible : les taux demeureront bas, le financement sera pris en charge par les banques centrales, la dépense peut être creusée et le remboursement des dettes est désormais facultatif puisqu’il suffira aux banques centrales qui les détiennent de renoncer à leurs créances. Quant à la baisse de productivité qu’entraîne inévitablement ces facilités monétaires, elle est trop imperceptible pour constituer un épouvantail propre à faire renoncer les partisans de ce nouveau monde monétaire. Le fameux « there is no free lunch » de Milton Friedman semble complètement dépassé. Fort de ce constat, les marchés sont revenus à leurs plus haut niveaux aux USA et semblent proches d’effacer leurs pertes en Europe.
Ce cadre d’analyse se tient et va perdurer. Dans ce contexte, l’investissement en actifs risqués se justifie pour les prochaines années même si les ratios de valorisation traditionnels sont peu flatteurs. Les cours pourraient progresser au même rythme que la liquidité. Quand les taux sans risque du monde occidental sont durablement ancrés à zéro, l’actif actions paraît être la seule alternative et les valeurs cycliques pourraient être les plus performantes en 2021 tant elles ont été délaissées au plus fort de la crise par les investisseurs qui se précipitaient vers les valeurs défensives sans trop prêter d’attention aux prix. On peut également s’intéresser à certaines dettes de grands pays émergents qui offrent encore des rendements positifs et se tourner vers les actions asiatiques qui devraient bénéficier de la bonne situation économique du géant chinois.
Est-ce à dire que la fin de l’Histoire débute en 2021 ? Sommes-nous à l’aube d’une ère sans contraintes ? C’est là qu’il faut raison garder. Ce nouvel équilibre qui semble permettre des financements perpétuels jamais remboursés repose sur une coordination mondiale sans faille des pouvoirs publiques : aucun ne doit revenir à l’orthodoxie monétaire et budgétaire, sous peine de mettre en relief le laxisme des autres. Mais quelle puissance pourrait rompre ce consensus ? On pense à l’Allemagne qui conserve dans les esprits une image de rigueur et dispose d’une puissance économique significative. Mais cette Allemagne semble désormais davantage relever du mythe que de la réalité. La politique monétaire très accommodante de la BCE a été validée par Berlin depuis de nombreuses années. Des réticences ont été régulièrement exprimées, mais le fait est que la puissance germanique a progressivement épousé les nouvelles thèses monétaires en vigueur et même accepté en 2020 les forts déficits budgétaires. Le retour au Mark n’est plus une hypothèse crédible tant les destins européens sont désormais liés et l’Allemagne donnera sans doute très prochainement son accord pour une annulation des dettes contractées par les Etats à l’occasion de la crise sanitaire comme le demande déjà l’Italie.
Mais alors quel autre pays pourrait sortir du rang ? Un candidat dispose de la puissance économique et politique lui permettant un jour de jouer cette partie : la Chine. L’Empire du Milieu n’est à ce stade pas irréprochable en termes de rigueur financière. On sait combien l’endettement a accompagné le développement du pays. Mais les efforts déployés par les autorités chinoises pour corriger cette faiblesse sont réels depuis quelques années et on notera d’ailleurs que la Chine s’est bien gardée d’engager sa banque centrale dans des « quantitative easing » à l’image de ce qui a été pratiqué en Occident. La « théorie monétaire moderne » chère aux économistes occidentaux n’est pas du goût de Pékin qui demeure sur une ligne plus classique visant à rappeler la nécessité d’une certaine orthodoxie. A ce stade la Chine ne constitue pas encore une menace financière pour le monde occidental car elle n’est pas au bout de son processus d’internationalisation de sa monnaie et d’ouverture de son économie aux capitaux extérieurs. Mais il est envisageable qu’elle y parvienne tôt ou tard. Qu’en sera-t-il si la Chine inspire un jour confiance via son système juridique de protection de la propriété et la rigueur de sa gestion monétaire ? Ne pourrait-elle pas à cet instant servir de réceptacle à l’épargne mondiale, provoquant ainsi de fortes sorties de capitaux d’un monde occidental engagé depuis des années dans la mise en œuvre de nouvelles théories monétaires ? Un tel scénario constituerait le choc exogène mettant à bas le bel édifice théorique désormais promu dans les contrées occidentales. Sauf à mettre en place un contrôle des sorties de capitaux, un tel scénario provoquerait une chute durable de nos monnaies et actifs. Cela dit, la Chine ne parviendra peut-être pas à devenir la référence monétaire et financière mondiale. Mais gardons néanmoins à l’esprit que l’actuel « free lunch » n’est peut-être qu’apparent.