par Jean-Marie Mercadal, Directeur Général Délégué en charge des Gestions chez OFI Asset Management
L’inflation est de sinistre mémoire dans l’inconscient collectif des épargnants et plusieurs épisodes douloureux marquent notre histoire récente de citoyen et surtout, d’investisseur. Sans revenir sur les années 1920 en Allemagne, le dernier épisode en date concerne la période de la fin des années 1960/début des années 1970, marquée par le double choc de l’augmentation de la dette fédérale américaine pour financer la guerre au Vietnam, suivie par l’envolée des prix du baril de pétrole durant les années 1970.
De très mauvais souvenirs pour les investisseurs : l’indice Dow Jones, qui avait atteint le niveau de 1000 points en 1966, n’a de nouveau dépassé significativement cette barre qu’en 1982 après que des mesures radicales de libéralisation économique et monétaire soient adoptées, justement pour sortir de la spirale inflationniste !
Dès lors, comment interpréter les débats actuels sur le retour souhaité de l’inflation ?
Les Banques Centrales contribuent à nourrir ce débat en maintenant des politiques de création monétaire massive et des cibles d’inflation de 2 % aux États-Unis et en zone Euro qui peinent à être atteintes. En zone Euro par exemple, l’inflation n’a pas dépassé le niveau de 2 % depuis 2011. Par ailleurs, compte tenu des endettements massifs accumulés depuis plusieurs années par les États, mais aussi par les entreprises, et qui se sont fortement aggravés avec la crise de la Covid-19, une inflation plus élevée permettrait de réduire plus rapidement le ratio de dette rapporté au PIB. Dans ces conditions en effet, un taux d’inflation plus fort permettrait une croissance des PIB nominaux plus importante.
Le sujet de l’inflation redevient donc un sujet d’actualité, ce qui contraste à première vue avec le sentiment plus ou moins diffus de se situer dans une sorte de « japonisation » des économies occidentales, c’est-à-dire d’une longue période de déflation.
Mais en effet, il y a dans la situation actuelle plusieurs éléments qui suggèrent une résurgence de l’inflation :
- À court terme, une reprise économique franche est attendue grâce aux campagnes de vaccinations, ce qui pousse à la hausse les cours des matières premières. Par ailleurs, la transition énergétique met la pression sur certaines expertises et induit des coûts en hausse pour les industriels ; les semi-conducteurs sont de plus en plus recherchés du fait des progrès dans la connexion des objets, les coûts de transport sont affectés par la désorganisation du marché des containers issue des confinements et les plans de relance risquent d’accroître ces situations de surchauffe.
- À long terme, les politiques monétaires menées récemment par les grands pays suscitent l’étonnement et surtout des craintes. Cette création monétaire massive née de l’expansion des bilans de toutes les grandes Banques Centrales dans le monde pose en effet la question fondamentale de la valorisation des monnaies par rapport aux actifs réels, question qui est légitimée par l’envolée de la valeur des cryptomonnaies, et notamment du Bitcoin. Par ailleurs, des situations de « guerres commerciales » plus marquées, de relocalisations des lieux de production sont également susceptibles à moyen/long terme de renchérir le prix des biens et donc de favoriser la hausse des prix. Ajoutons enfin que les gouvernements, dans l’ensemble tous très endettés, ont intérêt à ce que l’inflation remonte, ce qui créerait des conditions plus favorables pour réduire le ratio dette/PIB.
Pour en finir avec la pertinence de cette question sur un retour éventuel de l’inflation, en tant qu’investisseur de long terme, nous sentons bien que nous arrivons « au bout d’un certain chemin » : les portefeuilles classiques 60/40 entre obligations et actions, quel que soit d’ailleurs le sens de surpondération donné, ont remarquablement performé ces 40 dernières années, avec des ratios de « Sharpe », c’est-à-dire de rendement ajusté du risque, particulièrement efficients. En effet, à chaque fois que les économies ralentissaient, avec leurs répercussions naturellement négatives sur les bénéfices des entreprises, et donc sur les actions, les taux baissaient et poussaient les cours des obligations à la hausse… et ces 40 dernières années ont correspondu à une période de longue désinflation, et donc de baisse naturelle des taux. Mais ça, c’était avant !
Désormais, il semble que nous aurons le choix entre faible croissance et faible inflation, ou forte croissance et hausse natu- relle des taux, ou stagflation ? Dans ces conditions, la période actuelle de forte reprise économique et de maintien des taux d’intérêt à de faibles niveaux semble une exception à « contrat à durée déterminée ».
Quelle est la réalité du moment ?
Plusieurs observateurs jugent que les mesures actuelles d’inflation ne sont pas pertinentes car nous sommes déjà dans une situation d’inflation dans certains secteurs : l’immobilier et les coûts de construction, les actifs financiers… C’est une réalité. Mais, en attendant, étudions les indicateurs « officiels » dont nous disposons et qui servent de référence pour la conduite des politiques monétaires.
Les dernières statistiques pointent en effet pour une reprise significative des taux d’inflation à partir d’un niveau très bas induit par la crise de la Covid-19. Ceci peut être interprété comme une nouvelle qui va dans le sens de ce qui est souhaité par les Banques Centrales pour se rapprocher de leur objectif de 2 % (Fed et BCE). Mais, pour l’instant, et comme l’inflation est souvent observée sur des périodes de 12 mois glissants, il s’agit principalement d’une forme de rattrapage par rapport à la situation très particulière de l’année dernière.
Les prochains effets de base(1) vont donc accentuer cette reprise. L’inflation accélère en raison du redémarrage de l’économie. Les prix du pétrole ont significativement remonté depuis un an et le caractère désinflationniste de la crise sanitaire sur les prix de certains services va s’estomper nettement avec le redémarrage progressif de la consommation des ménages, dans un contexte de tension sur les coûts des entreprises (prix du fret à la hausse, pénurie de puces électroniques dans certains secteurs, hausse du prix des matières premières en raison de l’appétit de la Chine, prix en hausse en raison des tensions commerciales, par exemple sur le bois de construction…). Par ailleurs, il est possible (surtout aux États-Unis) qu’un scénario de remontée des salaires, notamment à la suite des décisions de Joe Biden en faveur de la revalorisation du salaire minimum, finissent par se répercuter sur les prix en bout de chaîne.
Dans la zone Euro, l’inflation a brutalement rebondi au mois de janvier, pour revenir au plus haut depuis le mois de février dernier. Alors que l’indice des prix à la consommation de la zone Euro était en recul sur 12 mois depuis août, il s’est affiché en hausse de 0,9 % le mois dernier. Certes, ce rebond reste modéré et l’inflation affichée est encore beaucoup trop faible pour effacer les craintes de déflation. Elle est notamment très inférieure, encore, à l’objectif de 2 % défini comme le rythme de croissance de cet indice qui correspond à la stabilité des prix.
Mais notons également que, de part et d’autre de l’Atlantique, nous sommes loin d’une situation de plein emploi, ce qui éloigne tout de même sérieusement le risque d’une spirale prix/salaires à court terme, ce que soulignent régulièrement les deux Banques Centrales américaine et européenne.
Les marchés ont déjà acté un retour de l’inflation, mais à des niveaux modérés pour le moment (…)
En conséquence, il est clair qu’il y a un petit risque d’emballement à court terme des indices de prix, surtout aux États-Unis où l’inflation pourrait se situer pendant quelques mois autour de 3 %, scénario qui a déjà été envisagé par la Fed, et qui a indiqué qu’elle n’interviendrait pas. En zone Euro, nous sommes encore loin de l’objectif de 2 %…
À plus long terme, il est encore trop tôt pour comprendre l’impact futur des politiques monétaires menées actuellement.
Nous pouvons juste constater simplement que la valeur intrinsèque des monnaies devrait logiquement avoir baissé par rapport aux prix des biens physiques, avec des ordres de grandeur qui seraient proportionnels à l’expansion monétaire consécutive à l’expansion des bilans des Banques Centrales. De ce point de vue, les principales monnaies devraient avoir perdu de l’ordre de 25 à 30 % par rapport aux prix des biens réels. Il est cependant difficile de tirer des conclusions claires de ces considérations « simples » : il n’y a pas de limite « théorique » à l’expansion des bilans des Banques Centrales et, d’autre part, comme les princi- pales Banques Centrales dans le monde ont adopté les mêmes stratégies pour soutenir les économies, il n’y a pas eu de grands mouvements de variations de change entre les principales monnaies, ce qui est l’un des paramètres de l’évolution de l’inflation dans les différents pays.