Faut-il redouter un krach obligataire ?

par Alexandre Bourgeois, économiste chez Natixis

Depuis maintenant plusieurs mois, les Etats européens, malgré la très nette dégradation de leurs finances publiques consécutive à la crise, se financent à des taux extrêmement avantageux (3,27 % en moyenne en 2009 pour l’Allemagne à dix ans). Même la Grèce, qui subit pourtant depuis quelques semaines la pression des marchés financiers, finance sa dette à des taux tout à fait “normaux” au regard de ses standards historiques (4,90 % en moyenne sur le mois de novembre 2009, contre 4,70 % en moyenne depuis dix ans).

Cette faiblesse des taux s’explique par la monétisation, directe(1) et indirecte(2), des dettes publiques par les banques centrales (qu’elles soient occidentales ou des pays émergents). Cette situation rappelle à bien des égards le cas japonais : les taux nippons n’ont plus dépassé 2 % depuis près de dix ans alors que la dette publique atteint désormais 180 % du PIB(3).

La faiblesse actuelle des taux ayant comme contrepartie la hausse mécanique du prix des obligations publiques, certains analystes en viennent même à parler de « bulle obligataire ». Rappelons toutefois qu’en elle-même, cette appellation est abusive. En effet, une bulle spéculative est une situation où les acheteurs d’un actif comptent le revendre plus tard à un prix plus élevé. Cela signifie qu’ils anticipent donc une hausse forte et continue du prix de l’actif.

Ceci est possible pour les actifs dont le prix fondamental est inconnu ou incertain (actions, immobilier, matières premières…), mais pas pour les obligations dont le prix de remboursement est connu à l’avance avec certitude. Toutefois, à défaut d’une « bulle obligataire », l’hypothèse de la survenue d’un « krach obligataire » (forte hausse des taux d’intérêt) mérite d’être étudiée.

Quatre scénarii semblent possibles

Le premier renvoie à une situation où un durcissement non-anticipé de la politique monétaire conduirait à une forte remontée des taux d’intérêt de long terme. L’exemple le plus fameux se retrouve en 1994, aux Etats-Unis, quand, pour faire face à une accélération de la croissance et un passage du taux de chômage sous son niveau d’équilibre (sources de tensions inflationnistes), la Fed a durci sa politique monétaire de manière inattendue (+ 300 pbs en à peine un an).

La réaction des marchés obligataires ne s’est pas fait attendre : d’un niveau inférieur à 5,50 % fin 1993, les taux publics américains à 10 ans ont dépassé les 8 % à l’automne 1994. Ce scénario a toutefois peu de chance de se produire au cours des deux prochaines années.

En effet, étant donnés le très haut niveau de chômage et la crise profonde que nous venons de connaitre, les conditions ne semblent pas réunies pour imaginer voir les taux directeurs se redresser fortement.

Le second scénario consisterait en une flexibilisation des régimes de change des pays émergents, Chine et pays producteurs de pétrole en tête, qui permettrait à ces derniers de ne plus accumuler d’énormes réserves de change (libellées en bonne partie en obligations publiques des pays occidentaux, Etats-Unis principalement).

Bien entendu, la forte baisse de la demande pour les obligations publiques occidentales qui résulteraient de ce changement se traduirait par une hausse très sensible des taux d’intérêt. Toutefois, pour des raisons de préservation de leur compétitivité-prix et de maintien de la valeur de leur patrimoine libellé en dollars(4), ce scénario a peu de chance de se réaliser avant plusieurs années.

Le troisième repose sur l’hypothèse d’un arrêt de la monétisation des dettes publiques par les banques centrales occidentales : soit par volonté de ces dernières de réduire la liquidité présente dans l’économie, ce qui semble exclu à court terme étant donnée l’atonie économique persistante ; soit par volonté des acteurs économiques de ne pas détenir davantage de monnaie (ou d’actifs si peu rémunérés), ce qui, connaissant la fragilité actuelle des marchés et le niveau de l’aversion pour le risque (cf. Dubai), semble également peu probable.

Le dernier scénario, celui d’un redémarrage du crédit bancaire qui conduirait la liquidité détenue par les banques vers les ménages et les entreprises et limiterait donc leurs achats de dette publique provoquant ainsi une remontée des taux longs, apparait lui-aussi peu probable. En effet, les niveaux très élevés d’endettement des agents privés et la faiblesse de la demande qui ressort de toutes les enquêtes menées par les banques centrales sur la distribution de crédit laissent peu d’espoir quant à un redémarrage du crédit au secteur privé avant plusieurs années.

En conclusion, à l’horizon des deux prochaines années, l’hypothèse d’une remontée franche et massive des taux d’intérêt de long terme, en un mot un « krach obligataire », semble très peu probable.

NOTES

  1. Par monétisation directe, on entend, achat de titres publics par les banques centrales, soit pour stabiliser leur devise (cas de la Chine ou des pays producteurs de pétrole), soit pour faire baisser indirectement les taux d’intérêt privés (cas de la Fed ou de la BoE).
  2. La monétisation indirecte se traduit par le refinancement à taux très bas des banques par les banques centrales (cas de la BCE, par exemple) et l’achat massif par les premières de titres publics (pour profiter de l’écart entre les taux courts et les taux longs).
  3. Cf. Artus P. (2009), « Quelles perspectives pour les taux d’intérêt de long terme ? », Special Report n°345, Natixis.
  4. La flexibilisation des régimes de change dans les pays émergents se traduirait bien entendu par une nette dépréciation du dollar.

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