Viêtnam : le ciel s’assombrit ?

par Luca Silipo et Edgardo Torija-Zane, économistes chez Natixis

Ces dernières années, après son adhésion à l’OMC, le Vietnam semblait promis à un avenir économique brillant : les investissements étrangers ont alors afflué vers le pays, ce qui a entraîné un emballement du crédit bancaire, une appréciation du taux de change réel et un élargissement du déficit de la balance des opérations courantes.

Au regard du déficit actuel de cette balance courante, la contraction des réserves internationales montre que les flux nets de capitaux ne comblent pas totalement les besoins en devises. Face à cette situation, la politique de change est passée au crible. La hausse de 100 pb du taux d’intérêt, décidée le 25 novembre et appliquée à partir du 1er décembre, combinée à une dévaluation contrôlée de la monnaie de 5 %, s’apparente à un ajustement monétaire classique destiné à éviter une crise « à l’ancienne » de la balance des paiements, un scénario qui n’est pas totalement improbable dans les mois qui viennent. Les perspectives économiques demeurent néanmoins positives à moyen terme.

L’Australie a été le premier pays de la zone Asie-Pacifique à amorcer une hausse des taux d’intérêt il y a deux mois. Depuis, les spéculations des analystes se sont multipliées pour savoir quel serait le prochain pays à augmenter ses taux. Certaines hypothèses ont fait état de la Corée (dont les taux sont au plus bas alors que la croissance a repris), d’autres de l’Indonésie (où l’inflation est comparativement plus élevée qu’ailleurs) et d’autres encore de l’Inde (où l’inflation mesurée par l’IPC est supérieure à 10 % et la croissance est forte).

Mais la surprise est venue du Vietnam. Le 25 novembre, la State Bank of Vietnam, la banque centrale a augmenté de 100 pb son taux d’intérêt pour le porter à 8 %. En outre, elle a décidé de dévaluer sa monnaie de 5,3 %, la parité du VND passant ainsi de 17 961 à 17 034 pour un dollar.

Dans ce bref exposé, nous expliquons les raisons de ces évolutions monétaires.

Comment l’économie vietnamienne se comporte-t-elle pendant la reprise mondiale ?

Si l’on regarde les chiffres du PIB, la réponse à cette première question est plutôt simple. La croissance du PIB a fortement ralenti pendant la crise mais est resté positif et a même accéléré au cours des tout derniers trimestres.

De plus, les données conjoncturelles laissent augurer de nouvelles améliorations au quatrième trimestre : en octobre, le rythme de croissance de la production industrielle a été le plus rapide depuis près d’une année.

Spécificité du « nouveau tigre » : de forts déséquilibres macro

Cependant, la croissance du PIB est à peu près la seule bonne nouvelle et également (presque) la seule ressemblance du Vietnam avec ses homologues régionaux.

1. Hausse de l’inflation

En août 2008, alors que les prix des produits de base atteignaient des sommets vertigineux, l’inflation était de 28 % au Vietnam. Elle a chuté brutalement à 2 % en août 2009. Depuis lors toutefois, son évolution a été contraire à celle de nombreux pays de la région et elle est repartie très fortement à la hausse. Ainsi, l’inflation était de 3 % en octobre et de 4,4 % en novembre. En glissement mensuel et après correction des variations saisonnières, c’est sa plus forte hausse depuis plus d’un an.

On pourrait opposer comme argument qu’une inflation élevée n’est pas vraiment un problème pour un pays en développement comme le Vietnam (qui a un revenu par habitant proche de 1000 dollars américains), du fait que le processus de convergence nécessite, d’une certaine manière, que les prix nationaux des services s’alignent sur ceux des pays plus développés. Or, le niveau élevé de l’inflation semble ne pas influencer dans le « bon sens » le taux de change réel.

Au cours des trois dernières années, le taux de change réel est passé très rapidement de la sous-évaluation à une situation de surévaluation. Le principal facteur déclenchant a été un emballement du crédit, lié en premier lieu à l’afflux de capitaux (notamment d’IDE avant la crise internationale) stimulant la liquidité domestique, et en second lieu à une progression du crédit dans le secteur public à la suite du plan de relance de l’économie. Soulignons à cet égard que le déficit budgétaire devrait s’élargir pour atteindre 10,1 % en 2009 (selon les estimations de l’Asian Development Bank). La conséquence de l’appréciation du taux de change réel a été la montée en flèche du déficit de la balance des opérations courantes, qui a presque atteint 11 % du PIB en 2008.

2. Persistance du déficit commercial

Malgré une forte hausse du prix du pétrole (+50 % depuis avril) et du riz, deux produits de base représentant une grande partie des exportations du Vietnam, la balance commerciale s’est nettement détériorée au cours de 2009, ce qui explique la persistance du déficit de la balance des opérations courantes. Cette situation contraste avec celle de la plupart des partenaires asiatiques du Vietnam, pour lesquels la balance commerciale reste largement excédentaire malgré la chute des exportations associé à une plus faible demande des pays industrialisés.

3. Faiblesse (et baisse) des réserves de change

La plupart des pays de la zone Asie-Pacifique ont d’énormes difficultés à endiguer l’excès des afflux de capitaux. Ces entrées de fonds constituent une double menace pour ces pays : (i) elles créent une pression à la hausse considérable sur les monnaies asiatiques, ce qui n’est pas souhaitable en ce moment ; (ii) elles finissent la plupart du temps sur les marchés d’actions nationaux, où elles alimentent des bulles et faussent considérablement l’allocation de l’épargne.

Cette situation ne s’applique pas au cas du Vietnam. Les données relatives à la balance des paiements, qui pourraient fournir des indications sur les flux de capitaux, ne sont disponibles qu’une fois par an (cf. tableau). Il est toutefois possible de dégager quelques grandes tendances concernant les investissements étrangers. Au Vietnam, les réserves internationales ont accusé une très forte baisse au cours des derniers mois (c’est le seul pays de la région où une telle baisse s’est produite) : elles représentent actuellement environ 17,6 milliards de dollars, contre 23 milliards à la fin de l’an passé. Si l’on considère le déficit actuel de la balance des paiements courants, la fonte des réserves internationales montre bien que les flux nets de capitaux ne compensent pas ce déficit.

Au cours des dernières années, le déficit de la balance des paiements courants a principalement été financé par les IDE et les aides multilatérales destinées au développement. Ces flux étant normalement stables, ils permettent de financer facilement une partie du déficit1. Cependant, les réserves de change ont brutalement chuté ces derniers mois, passant de 23 milliards de dollars fin 2008 à 17,6 milliards de dollars à la fin du mois de juin, ce qui indique que le déficit de la balance des paiements courants n’est plus financé par des flux réguliers de capitaux.

4. Dollarisation du système bancaire

Une particularité de l’économie vietnamienne est que le système bancaire reste très fortement dollarisé. Dans ce pays, le niveau de dollarisation demeure supérieur à 20 % (contre 40 % en 2000), alors qu’il s’établit entre 7 % et 10 % dans d’autres pays de l’Asie du Sud-Est. Étant donné le contexte récent de forte inflation et de volatilité du VND, il se peut que la dollarisation prenne encore de l’ampleur. Même si ce phénomène ne peut être considéré comme une fragilité intrinsèque, il traduit le fait que les agents économiques restent méfiants vis-à-vis de la stratégie monétaire et de la stabilité du dong. 

Même si la SBV procède régulièrement à des mini-dévaluations (en procédant à des glissements progressifs du taux de change et en corrigeant l’objectif de temps en temps, comme en témoigne sa dernière mesure prise le 25 novembre), de nombreux acteurs officieux du marché s’attendent à ce que le dong perde encore de la valeur. On observe depuis peu une pénurie de dollars de plus en plus marquée, qui se traduit par un écart croissant entre le taux officiel et le taux du marché. En outre, la cote des contrats à terme non livrables 3 mois est de 20600 dong pour 1 dollar (au 7 décembre), prouvant que les opérateurs de marché misent sur une nouvelle dépréciation de la monnaie.

La capacité de la SBV à soutenir le dong vis-à-vis du dollar va être restreinte en raison du niveau assez faible des réserves de change. En effet, celles-ci ne couvrent que trois mois d’importations et 60 % du déficit de la balance des paiements courants.

La hausse du taux d’intérêt de 100pb réalisée le 25 novembre (applicable à partir du 1er décembre), combinée à une dévaluation de la monnaie de 5 %, s’apparente à un ajustement monétaire classique destiné à éviter une crise « à l’ancienne » de la balance des paiements, c’est-à-dire une attaque spéculative se soldant par une dépréciation brutale, déclenchée par des doutes sur la capacité des pouvoirs publics à tenir un objectif de taux de change.

Reste à savoir surtout si ces mesures récentes vont effectivement décourager la spéculation dans l’avenir. Si les marchés anticipent une nouvelle baisse de la monnaie et une hausse de la demande de dollars (ce qui semble être le cas), la SBV sera confrontée à des choix difficiles : elle devra par exemple décider, soit d’augmenter les taux d’intérêt de façon significative (et pas seulement de 100 pb), soit de permettre à la monnaie de se dévaluer fortement, afin de diminuer les déficits de la balance des opérations courantes, les besoins en devises et surtout à fin de contenir les anticipations de dévaluation elles-mêmes.

Alors que la première option rendra plus difficile le financement intérieur du déficit budgétaire et mettra la croissance économique en péril, une forte dévaluation (ou un dong fluctuant) pourra créer une nouvelle spirale inflationniste (le Vietnam est une économie très ouverte important des denrées alimentaires et de l’énergie). Naturellement, une combinaison des deux options se traduira par des difficultés dans les deux domaines. Il est probable que le Vietnam aura besoin d’une certaine forme d’assistance externe pour gérer le calendrier des mesures d’ajustement.

L’évolution prochaine des marchés des taux de change sera décisive. Nous restons d’avis qu’une autre dévaluation et une hausse des taux d’intérêt seront nécessaires dans un proche avenir.

Nous prévoyons une nouvelle dévaluation de 10 % du VND et sa stabilisation à un niveau proche de 20 000 dong par dollar, ainsi qu’une progression du taux d’intérêt de 11 à 12 % avant la fin du premier semestre 2010 (dans le but de limiter la spéculation et de contrer les effets de la dévaluation sur l’inflation).

Des perspectives toujours positives à moyen terme

Il doit être clairement souligné que nous parlons ici d’un ajustement monétaire à court terme. Si les nouvelles mesures que nous attendons de la part de la SBV (nouvelle dévaluation et hausses des taux) sont bien prises et si elles sont suffisantes pour stabiliser les flux de capitaux, l’économie réelle ne souffrira pas trop. Il faut noter que le niveau de la dette extérieure est assez faible (elle représente 35 % du PIB, contre 80 % en 1999) et que son profil d’échéances est favorable, ce qui signifie que l’ajustement requis en l’absence de financement ne sera pas trop rude.

En raison des mesures récemment adoptées (et après prise en compte de nos anticipations concernant les taux de change et les taux d’intérêt), nous avons modifié nos prévisions pour 2010 : nous avons revu à la baisse nos prévisions de croissance (de 5 % à 3,5 %) et à la hausse nos prévisions d’inflation (de 6 % à 10 %). Quoi qu’il en soit, même après ces modifications, nous estimons que la croissance va demeurer positive et que la situation macro-économique générale va rester gérable.

De surcroît, les bases fondamentales nécessaires à la réussite future de l’économie vietnamienne sont intactes sur un horizon de 5 à 10 ans.

NOTES

  1. Pour la période 2010-2011, le Vietnam s’attend à recevoir du Japon 500 millions d’USD sous forme de prêts en devises et, de la BAD, 500 millions d’USD puis 1 milliard d’USD, afin de constituer des réserves de change et de soutenir le dong. L’action de la SBV : le Vietnam va-t-il perdre le contrôle du taux de change ?

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