par Frederik Ducrozet, économiste au Crédit Agricole
Les banquiers centraux ne cessent de communiquer sur leur stratégie de sortie, en distinguant la politique de taux des mesures de soutien à la liquidité. Ces dernières constituent un assouplissement significatif des conditions monétaires et financières. Leur retrait progressif ne doit pas être sous-estimé.
"Avant d'entrer, songe à la sortie " (proverbe turc). Faute d’y avoir songé en entrant, les banques centrales accordent aujourd’hui à la question des stratégies de sortie une place prépondérante dans leurs débats internes et dans leur communication. Il faut reconnaître que la rapidité avec laquelle la crise financière s’est propagée après la faillite de Lehman Brothers a forcé les autorités monétaires à agir dans l’urgence, sans réfléchir ex ante à une stratégie de sortie optimale.
Avec du recul, les mesures d’assouplissement exceptionnelles des conditions monétaires et financières qui ont été décidées peuvent être décomposées en deux grandes catégories : les baisses de taux « conventionnelles » et les mesures « non-conventionnelles » de soutien à la liquidité, y compris, au sens large, les opérations de rachats d’actifs financiers par les banques centrales. En activant plusieurs canaux de transmission, les premières ont pour objectif de faire baisser les taux d’intérêt à court terme et de stimuler la demande, alors que les deuxièmes visent principalement à réduire les tensions dans la sphère financières et, en ce qui concerne le Quantitative Easing, à passer outre le système bancaire pour faire baisser directement les taux d’intérêt à long terme.
Depuis plusieurs semaines, les banquiers centraux n’ont de cesse de distinguer ces deux types d’interventions, sur les taux et sur la liquidité, ainsi que les stratégies de sortie adaptées à chacune d’entre elles. Il n’y a donc pas « une » sortie, mais bien plusieurs méthodes actives ou passives, selon le degré d’endogénéité des mesures d’assouplissement et les contraintes spécifiques à chaque pays. Les sorties se feront donc en ordre dispersé. Certaines banques centrales étendent encore leurs mesures non conventionnelles alors que d’autres sont déjà engagées dans la sortie, voire dans un cycle de hausses de taux.
A l’inverse, dans le cas extrême, le risque de déflation prolongée au Japon a poussée la banque centrale à introduire une nouvelle facilité de prêt pour 10 Trns JPY, soit 2 % du PIB. Ce même risque, s’il ne peut être définitivement écarté, a nettement diminué aux États-Unis et en Europe. La tâche prioritaire des banques centrales devrait désormais consister à réduire l’ampleur et le périmètre des mesures non conventionnelles, ni trop tôt (pour limiter le risque de rechute) ni trop tard (pour prévenir tout risque inflationniste).
A ces différences près, la stratégie de sortie type qui semble se dessiner dans la majorité des pays développés consiste à retirer progressivement une partie des mesures de soutien à la liquidité et au système bancaire avant d’amorcer une normalisation des taux directeurs. Une telle séquence permettrait notamment de limiter les prises de risque excessives des acteurs financiers et d’éviter la formation de bulles sur certains prix d’actifs. Les travaux théoriques et l’observation empirique mettent en évidence l’importance de la dimension « liquidité » des interventions des banques centrales. Les travaux de la Fed de New York (Adrian et Shin) suggèrent ainsi de réhabiliter des mesures de la liquidité telles que la taille des bilans bancaires ou l’augmentation des opérations de repo de la banque centrale comme variables servant de guide à la politique monétaire.
Plusieurs articles de la BCE et de la BRI insistent sur le rôle des agrégats monétaires étroits (« M1 gap ») et de crédit en tant qu’indicateurs avancés de bulles sur prix d’actifs.
Car si le canal des taux directeurs reste l’outil principal de conduite de la politique monétaire, il convient de ne pas sous-estimer l’impact global des politiques non conventionnelles sur les conditions financières et sur l’activité. Il est certes difficile, voire impossible, de convertir ces mesures de soutien à la liquidité en équivalent de baisses de taux directeurs. En revanche, il est évident que ces interventions ont permis de faire baisser les taux d’intérêt à court et à long terme, au-delà de ce que la politique monétaire conventionnelle aurait entraîné à elle seule.
En zone euro, les taux interbancaires ont ainsi continué de baisser après la fin du cycle de baisses de taux de la BCE, jusqu’à des niveaux inférieurs au taux Refi pour les maturités allant jusqu’à six mois, une situation totalement inédite. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, le Quantitative Easing aurait fait baisser les taux longs de 30 à 50 pdb environ selon la Banque d’Angleterre, toutes choses égales par ailleurs. Indirectement, cet effet est également à l’œuvre en zone euro puisque les institutions financières de l’Eurosystème ont acheté près de 70 % des nouvelles émissions de dette souveraine depuis le début de l’année en bénéficiant notamment du financement bon marché et facile d’accès de la BCE. D’une façon générale, le soutien des banques centrales aux marchés financiers a permis d’assurer leurs fonctions essentielles pendant la crise, de faciliter la circulation de la liquidité et d’améliorer la transmission de la politique monétaire.
Pour la plupart, les mesures non conventionnelles des banques centrales trouvent leur corollaire dans la hausse rapide des agrégats de liquidité. La Réserve Fédérale américaine (Fed), et dans une moindre mesure la Banque d’Angleterre (BoE), sont confrontées à une explosion des réserves excédentaires des banques commerciales, qui ont servi à financer les rachats de titres de dette publique et privée. Celles-ci dépassent désormais les 1 000 Mds USD aux États-Unis, à comparer avec une moyenne de 1 Md USD avant la crise. Ces réserves excédentaires pourraient atteindre 1 200 Mds USD début 2010 avec les achats programmés de MBS et de titres d’agences, combinés à l’expiration du Supplementary Financing Program du Trésor (SPF) qui avait servi à financer les facilités de financement de la Fed fin 2008. Malgré une gestion différente par la BoE, notamment en termes de rémunération, les réserves totales des banques anglaises avoisinaient 150 Mds en novembre, contre 20 Mds GBP en moyenne avant 2007.
Enfin, en zone euro, les réserves excédentaires quotidiennes restent élevées, autour de 25 Mds EUR (moins de 2 Mds avant 2007). L’encours quotidien de la facilité de dépôt de la BCE a baissé depuis le pic de cet été, mais compte tenu de l’amélioration des conditions sur le marché monétaire, la liquidité excédentaire est restée suffisamment élevée pour maintenir le taux d’intérêt au jour le jour sous le taux directeur de la BCE.
Si les banques centrales décident de réduire activement le niveau de ces réserves excédentaires afin d’éviter une expansion non maîtrisée du crédit, elles disposent de plusieurs outils pour le faire. B. Bernanke a déjà énuméré les options qui s’offrent à la Fed : appels d’offres inversés (reverse repos), création de dépôts à terme rémunérés pour les banques, hausse du taux de rémunération des réserves, ou encore réactivation du SPF. La vente d’actifs détenus au bilan semble constituer une solution de dernier recours, mais elle ne peut être totalement écartée. Quoi qu’il en soit, il en résulterait une incitation à ne pas « faire circuler » les réserves excédentaires, soit l’effet opposé à l’objectif du QE. En cela, le drainage des réserves excédentaire constituerait bien une forme de resserrement de la politique monétaire. Il n’y a pas d’obstacle théorique à ce que les taux directeurs soient relevés alors même que le niveau de réserves excédentaires est encore élevé. Dans notre scénario central, l’absence de tensions inflationnistes plaide toutefois pour un premier relèvement tardif des taux directeurs de la BoE et de la Fed, respectivement au premier et au deuxième trimestre 2011.
En zone euro, la BCE semble avoir repris la main sur la gestion de la liquidité interbancaire en annonçant début décembre un calendrier de sortie relativement serré en 2010. Tout en se gardant des degrés de flexibilité sur les modalités pratiques de cette sortie, la BCE se donne les conditions de normaliser sa politique monétaire le moment venu. La première étape de cette sortie devrait consister en une remontée des taux interbancaires de court terme au niveau du taux directeur au cours du premier semestre 2010, lorsque le biais introduit par les allocations illimitées de liquidité à taux fixe sera éliminé. La stratégie de la BCE repose sur le système bancaire dans la mesure où celui-ci assure près des deux tiers du financement de l’économie européenne. Une condition nécessaire de la réussite de sa sortie repose donc sur la capacité des banques à se passer du financement de la banque centrale et à privilégier le recours au marché. Si son plan se déroule sans accroc, les conditions devraient être réunies au quatrième trimestre 2010 pour délivrer une première hausse de taux directeur en zone euro.