par Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques de Natixis
On observe aujourd’hui une accélération de la désindustrialisation des pays de l’OCDE et des transferts de capacités de production industrielles vers les pays émergents, ce qui est une conséquence normale de la crise pour de multiples raisons (perspectives de croissance, recherche de coûts de production plus bas). Nous pensons que les délocalisations industrielles des pays de l’OCDE vers les pays émergents ont été et vont être beaucoup plus importantes que ce qui serait optimal avec :
- la sous-évaluation réelle des monnaies des pays émergents ;
- la volonté de la Chine de ne pas s’insérer dans un processus de spécialisation internationale mais de produire tous les biens ;
- la recherche d’une rentabilité excessive du capital par les grandes entreprises ;
- la moindre efficacité de la production industrielle dans les pays émergents, en ce qui concerne la consommation de matières premières, d’énergie et les émissions de CO2.
Accélération de la désindustrialisation dans les pays de l’OCDE
La crise provoque une accélération de la désindustrialisation et des délocalisations vers les pays émergents, ce que montrent les évolutions de l’emploi manufacturier (graphique 1a), des productions manufacturières, des capacités de production dans l’industrie, de l’investissement productif.
Cette évolution vers une accélération des délocalisations vers les pays émergents et de la désindustrialisation des pays de l’OCDE est normale avec :
- la perspective d’une croissance beaucoup plus forte dans les pays émergents que dans les pays de l’OCDE, la demande étant affaiblie dans les pays de l’OCDE par le désendettement du secteur privé ;
- le recul de la demande intérieure dans les pays de l’OCDE force les entreprises et les distributeurs à proposer des prix plus bas, ce qui les conduit, pour maintenir leurs marges bénéficiaire, à délocaliser, à utiliser des produits venant des pays à coûts salariaux faibles.
Cette évolution est grave car elle réduit irréversiblement dans les pays de l’OCDE le nombre d’emplois qualifiés de l’industrie ayant des salaires assez élevés. Nous pensons que pour de multiples raisons il y a trop de délocalisations (de désindustrialisation) par rapport à ce qui serait optimal.
Désindustrialisation trop forte des pays de l’OCDE, délocalisations trop importantes
Nous mettons en avant quatre raisons de l’excès de la désindustrialisation et des délocalisations.
– Raison #1 : sous évaluation réelle des monnaies des émergents. Une première raison assez évidente est le maintien de monnaies sous-évaluées par les pays émergents, ce maintien étant assuré essentiellement par l’accumulation de très importantes réserves de change. La sous-évaluation réelle du taux de change est la réponse qu’apportent les pays émergents (en particulier la Chine) à la situation d’excès de capacité de production qu’ils connaissent, et qui vient du niveau très élevé de l’investissement dans ces pays, le cas chinois étant particulièrement clair.
– Raison #2 : volonté de la Chine de produire tous les biens. La Chine a un comportement très particulier : au lieu de s’insérer dans un processus normal de spécialisation internationale, elle choisit de produire tous les biens (et toutes les variétés des biens). Ceci implique un effort d’investissement et de montée en gamme dans tous les secteurs, et explique la présence d’excédents commerciaux pour tous les produits, sauf les biens intermédiaires (matières premières). Le gouvernement chinois définit comme secteurs de développement prioritaire à peu près tous les secteurs : agroalimentaire, énergies, aéronautique et espace, énergies renouvelables, automobile, chimie, télécom et matériel de télécom, électronique, textile, acier… Ceci conduit évidemment, pour les pays de l’OCDE, à l’apparition de concurrents puissants et à coûts de production faibles dans tous les secteurs.
– Raison #3 : recherche d’une rentabilité excessive du capital par les grandes entreprises des pays de l’OCDE. On sait que les entreprises cotées ont des objectifs de rendement des fonds propres extrêmement élevés. Ces objectifs de ROE (16- 18 %) sont anormalement élevés, car l’écart entre le rendement désiré des fonds propres et les taux d’intérêt sans risque (12 à 14 %) est de beaucoup supérieur à la prime de risque action normale. Une exigence anormalement élevée de rendement du capital conduit les entreprises à souhaiter comprimer leurs coûts de production pour accroître leurs marges bénéficiaires, ce qui conduit à un supplément de délocalisations. On observe bien le parallélisme entre la hausse des ROE et la hausse de la part des importations depuis les émergents dans les demandes intérieures des pays de l’OCDE.
– Raison #4 : moindre efficacité de la production industrielle dans les pays émergents. Ce qui précède explique pourquoi il y a eu trop de désindustrialisation et de délocalisation vers les pays émergents dans les pays de l’OCDE. L’argument présenté ici montre qu’il peut être inefficace, du point de vue de l’économie globale, de délocaliser l’industrie dans les émergents. En effet, la production dans les pays émergents est moins efficace que la production dans les pays de l’OCDE du point de vue :
- de la consommation de matières premières, d’énergie ;
- des émissions de CO2 .
Transférer de la production manufacturière vers les pays émergents même si c’est rentable économiquement pour l’entreprise qui réalise ce transfert, aggrave donc les prélèvements sur les ressources rares.
Synthèse : la crise provoque une accélération de la désindustrialisation et des délocalisations
L’accélération de la désindustrialisation et des délocalisations vers les pays émergents observée avec la crise vient des perspectives de débouchés (dans les pays émergents et dans les pays de l’OCDE) et de la nécessité de baisser les prix de vente donc les coûts de production.
Elle aggrave une situation ou la désindustrialisation et les délocalisations sont déjà excessives avec :
- la sous évaluation des monnaies des pays émergents ; la volonté de la Chine de devenir leader dans la production de pratiquement tous les biens ;
- la recherche d’une rentabilité excessive de capital ;
- le plus grand prélèvement sur les ressources rares organisé par la production industrielle dans les pays émergents.
Il s’agit donc d’un cas d’externalité : une décision (délocalisation, transfert de capacités de production dans les pays émergents) qui est rentable pour l’entreprise (le distributeur…) qui l’organise est inefficace du point de vue collectif. Il serait donc légitime de mettre en place des politiques qui internalisent cette externalité : « malus » liés aux délocalisations.
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