par Samy Chaar, Chef économiste chez Lombard Odier
Comme attendu, la Réserve fédérale (Fed) a relevé ses taux directeurs de 50 points de base (pb) lors de sa réunion du 4 mai et annoncé le début du resserrement quantitatif. Ce dernier prendra la forme d’une réduction mensuelle de son bilan d’environ USD 47 milliards dès le mois de juin et de USD 95 milliards par mois à partir de septembre. Cette décision de la banque centrale américaine avait déjà été implicitement communiquée aux marchés, la Fed donnant un sérieux coup de frein avec un recalibrage musclé de sa politique monétaire cette année.
Aux yeux des marchés, l’absence d’une posture plus agressive et de surprises négatives a constitué un soulagement, après le ton systématiquement plus restrictif de ses membres depuis novembre 2021. Son président Jerome Powell a déclaré que l’hypothèse de relèvements futurs de 75 pb n’était « pas activement envisagée par le comité de politique monétaire » pour les prochaines réunions. Cependant, la Fed n’a pas non plus réservé de bonnes surprises et a souligné que la voie qui s’ouvre reste difficile. Après avoir laissé l’inflation atteindre des niveaux élevés trop longtemps, la Fed cherche à rattraper son retard et à ralentir la demande, tout en insistant sur le fait qu’elle ne dispose d’aucun outil pour lutter contre la succession de chocs d’offre (dont la pandémie et la guerre en Ukraine) qui ont fait grimper les prix.
Alors que les taux se situent désormais entre 0,75 et 1,0% et que l’inflation des prix à la consommation a atteint 8,5% en mars, son plus haut niveau depuis 40 ans, contre un objectif de 2%, l’attention des investisseurs se concentre principalement sur le taux terminal qui permettrait d’atteindre le niveau « neutre» ciblé par la banque centrale (aux alentours de 2,5-3,0%) – qui ne freine ni stimule la croissance. Mais parvenir à un point neutre constitue la partie facile. La suite pourrait s’avérer plus laborieuse. En effet, Jerome Powell a indiqué qu’une série de hausses de 50 pb s’annonce et que la Fed n’hésitera pas à porter les taux en territoire restrictif si nécessaire, bien que cela ne constitue pas son scénario de base à l’heure actuelle.
Dans ce contexte, nous tablons sur un nouveau relèvement de 50 pb en juin, et des hausses de taux concentrées sur les neuf prochains mois (50 pb en juin, juillet et septembre) pour atteindre un pic d’environ 3% au premier trimestre 2023, et une réduction du bilan de près de USD 2’000 milliards sur la période 2022-2023 (voir graphique, page 2).
Compte tenu des conditions économiques qui prévalent aux Etats-Unis, il était probablement prématuré de s’attendre à une réponse à l’inflation moins agressive. Malgré les signes de ralentissement de la croissance mondiale, l’économie américaine montre des signes de surchauffe, et l’inflation dépasse largement toute mesure raisonnable compatible avec le cadre du ciblage flexible d’inflation à moyen terme.
Prenons d’abord le PIB : si les données du premier trimestre ont été légèrement inférieures aux attentes, cela tient en grande partie à des exportations nettes négatives et à la volatilité des niveaux de stocks. Les données relatives à la consommation – la composante la plus importante du PIB – se sont montrées extrêmement solides (ce qui a stimulé la demande d’importations), et les investissements des entreprises ont augmenté d’environ 10%. La consommation de services s’est redressée à des niveaux supérieurs à la tendance, tandis que l’augmentation de la consommation de biens observée pendant la pandémie ne s’est toujours pas apaisée.
En outre, l’inflation demeure très élevée et les perspectives restent difficiles à prévoir. La guerre en Ukraine se traduit par une hausse des prix des matières premières, qui pourraient continuer à augmenter, et les pays de l’Union européenne envisagent un embargo sur le pétrole russe. Les confinements en Chine exercent une pression supplémentaire sur les chaînes d’approvisionnement mondiales. Si l’inflation sous-jacente aux Etats-Unis semble avoir atteint un pic, il est très peu probable que cela modifie les perspectives à court terme de la Fed. La croissance annuelle des salaires de plus de 4,5% est supérieure aux niveaux compatibles avec des perspectives d’inflation « normales », et les tensions sur les prix se généralisent. Même en tenant compte de la baisse des taux d’épargne consécutive au retrait des mesures de relance, nous prévoyons un taux d’inflation supérieur à 6,0% en fin d’année.
Face aux signes qui plaident en faveur de mesures musclées pour combattre l’inflation, la grande question est de savoir si la Fed peut s’engager dans cette voie tout en orchestrant un atterrissage en douceur. Relever un tel défi est possible, mais cela sera extrêmement difficile compte tenu du niveau aussi bas du chômage et d’une inflation aussi élevée. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la Fed n’a jamais réussi à réduire l’inflation de quatre points de pourcentage sans provoquer une récession. Le pas dans l’inconnu que constitue le « resserrement quantitatif » (la réduction du bilan) est particulièrement préoccupant. Lors du dernier coup d’arrêt à sa politique d’assouplissement quantitatif, en 2017, la Fed avait procédé de façon progressive. Cette fois-ci, la réduction sera environ deux fois plus rapide et le montant total à retirer de son bilan s’élèvera à quelque USD 2’000 milliards, contre environ USD 800 milliards auparavant. Autre première, cet allègement se produira parallèlement à de fortes hausses des taux. Nul ne sait réellement quel en sera l’impact sur la croissance ou sur les marchés.
L’un des premiers signaux d’alerte sera le marché immobilier américain, que nous surveillerons de près. Le marché commence déjà à donner des signes de tension, les taux hypothécaires ayant augmenté à environ 5,5%, tandis que les prix élevés dissuadent les primo-accédants et ralentissent l’activité. La Fed pourrait être amenée à vendre activement des titres adossés à des créances hypothécaires au fur et à mesure de l’allègement de son bilan, ce qui pourrait entraîner une nouvelle hausse des taux hypothécaires. Sans nous attendre à un effondrement du marché immobilier, son éventuel ralentissement risque de se répercuter sur la confiance des consommateurs et l’activité économique. Les marchés, dont l’évolution est dictée par le discours de la Fed depuis le début de l’année, tablent sur un resserrement agressif qui permettra de réduire l’inflation sans récession imminente aux Etats-Unis. Nous pensons également que la croissance américaine sera supérieure à la moyenne cette année, mais que le risque d’une récession en 2023 s’accroît.