par Maarten-Jan Bakkum, stratégiste marchés émergents d’ING IM
Depuis la dernière publication de l’Emerging Equity Markets Monthly (EEMM), les marchés ont continué à être pénalisés par les craintes à propos de la croissance mondiale. Alors que les indicateurs avancés ont atteint leurs sommets et que la crise des dettes souveraines de la zone euro se poursuit, nous pensons que le contexte sera difficile pour les actions des pays émergents. La tendance économique favorable tant dans les pays développés que dans le monde émergent devrait se détériorer au cours des prochains mois. Des éléments cycliques de plus en plus négatifs et le fait que les investisseurs ont largement pris conscience que les politiques budgétaires ne peuvent rester accommodantes, après l’escalade de la crise de la zone euro en avril, maintiendront les marchés sous pression.
Au sein de notre univers de marchés émergents, nous continuons à accroître progressivement notre exposition à la croissance alimentée par la demande domestique, alors que nous approchons du sommet de la croissance du commerce mondial du troisième trimestre. Au cours de ces derniers trimestres (depuis octobre 2009), nous avons réduit nos positions dans les marchés les plus risqués de telle sorte que nous n’avons plus actuellement qu’une modeste exposition nette au risque. Ceci est, selon nous, toujours justifié en raison de la souplesse de la politique monétaire des banques centrales un peu partout dans le monde. La crise des dettes souveraines de la zone euro a réduit le risque d’un relèvement anticipé des taux en général et le risque de resserrement en Chine en particulier. Bien que les risques de repli des marchés soient actuellement plus élevés qu’il y a quelques mois, nous ne voulons pas être surpris par un « rally » de soulagement alimenté par les liquidités.
Dans la dernière partie de cette édition du EEMM, nous présentons notre vue à propos du marché des actions turques. Après un voyage d’étude à Istanbul et Ankara, nous avons décidé d’adopter une sous-pondération de ce marché. Nous sommes surtout préoccupés par la forte dépendance vis-à-vis des flux de capitaux spéculatifs dans un contexte dégradé, par les taux d’intérêt réels en territoire négatif et par l’agenda politique difficile.
Eléments cycliques négatifs et liquidités abondantes
Plus tôt dans l’année, nous pensions que la croissance des liquidités mondiales serait assez forte pour compenser la nervosité qui naît normalement lorsque les attentes pour la croissance mondiale atteignent leur sommet. Comme prévu, les indicateurs avancés ont atteint leurs sommets au premier trimestre. Certains indicateurs cycliques avancés d’Asie, comme l’indice des attentes coréennes en matière d’exportations, ont déjà culminé en janvier (voir graphique ci-dessus). En avril, lorsque les inquiétudes à propos de la situation grecque ont entraîné une véritable crise de confiance dans la zone euro, les attentes relatives à la croissance mondiale avaient déjà atteint leur sommet. Ceci implique qu’un important risque baissier est apparu lorsque les économistes et les analystes ont commencé à revoir leurs prévisions de croissance en raison des problèmes d’endettement dans la zone euro.
En raison de la solide tendance économique tant en Europe qu’aux Etats-Unis, nous n’avons assisté jusqu’à présent qu’à des ajustements prudents des prévisions. Toutefois, lorsque les marchés d’actions subissent de sévères corrections au moment où les indicateurs avancés atteignent leur sommet, cela signifie qu’ils anticipent une nette contraction économique. En raison de la fragilité des systèmes bancaires et du besoin impératif d’une consolidation budgétaire dans le monde développé, il est probable que les prévisions de croissance économique seront largement revues à la baisse dès que l’économie commencera à se détériorer. Nous nous attendons dès lors à ce que les marchés d’actions mondiaux soient confrontés à d’importants facteurs cycliques négatifs aux cours des prochains mois.
La nécessité d’une consolidation budgétaire dans les pays développés a rendu les banques centrales encore plus réticentes qu’auparavant à l’idée de relever les taux ou de réduire les liquidités. Peu d’économistes ou d’acteurs du marché prévoient aujourd’hui encore un premier relèvement des taux de la Fed ou de la BCE avant 2011. Le fait que la BCE achète actuellement des obligations d’Etat sur le marché reflète l’ampleur des risques, mais montre également jusqu’où les autorités sont prêtes à aller. Dans ce contexte, les liquidités resteront abondantes et bon marché. Eu égard au fonctionnement déficient du mécanisme de crédit aux Etats-Unis et en Europe, seule une partie limitée des injections de capitaux est susceptible de se retrouver dans l’économie réelle. Cela signifie que de vastes capitaux sont disponibles pour les marchés d’actifs. Ceci explique pourquoi nous conservons une modeste exposition aux marchés plus risqués.
Croissance des marchés émergents alimentée par la demande domestique
Nous restons d’avis que les perspectives de croissance sont nettement meilleures pour les marchés émergents que pour les pays développés, y compris en période de ralentissement de la croissance mondiale. La Chine reste, selon nous, le moteur le plus solide de la croissance mondiale. Le pays dispose de suffisamment de réserves financières pour compenser un éventuel repli de la demande mondiale par des investissements domestiques supplémentaires et une consommation accrue. Dans le reste du monde émergent, un nombre croissant de pays sont parvenus à rediriger une partie de leurs exportations des pays développés vers la Chine et d’autres pays émergents. Les exportateurs de matières premières et de biens d’équipement sont relativement bien positionnés pour limiter les dégâts en cas de nouveau ralentissement de la croissance dans les pays développés.
Ces pays tirent profit de la robuste formation brute de capital fixe en Chine, que les autorités de Pékin veulent maintenir au-dessus de 20% en glissement annuel, en particulier lorsque la croissance mondiale se replie. Par ailleurs, la croissance des investissements en infrastructure augmente également dans la plupart des autres économies émergentes.
Bien sûr, les marchés les mieux positionnés sont ceux dont la croissance économique repose sur des facteurs domestiques solides et durables. Des marchés tels que l’Indonésie, l’Egypte, la Chine, l’Inde et Oman continueront à afficher une solide croissance en dépit du ralentissement du commerce mondial. Une forte croissance de la population et du marché du travail, une faible pénétration du crédit, une volonté de réforme et une balance des paiements saine sont les principales caractéristiques qui aideront ces économies à surmonter avec succès une nouvelle période de ralentissement économique.
Ceci explique pourquoi nous avons progressivement accru notre exposition aux marchés susmentionnés, à l’exception de l’Inde en raison de craintes en matière de valorisation et de resserrement. Parallèlement, nous avons réduit notre exposition aux marchés vulnérables face à un ralentissement de la croissance économique des pays développés. Nous sommes ainsi largement sous-pondérés dans des marchés tels que Taiwan, la Malaisie et la Corée, mais nous avons également allégé nos positions en Hongrie, Pologne et Turquie, des pays qui verront leur croissance se contracter lorsque la demande européenne commencera à se replier.
Turquie : mal positionnée pour résister à de nouvelles pressions externes
Le ralentissement de la croissance européenne est susceptible de pénaliser largement l’économie turque. Lors de la reprise, le secteur des exportations, quoique relativement modeste avec 22% du PIB, a en effet été le principal moteur de la croissance. La consommation et la croissance des investissements ont été inférieures aux attentes. Tant le chômage que l’inflation sont actuellement élevés (respectivement 14% et 9%) et pourraient encore se détériorer en cas de net ralentissement de la demande d’importations en provenance d’Europe. L’indice de pauvreté (combinaison du chômage et de l’inflation) augmenterait par conséquent encore à partir de niveaux déjà élevés. Les pressions sur le système politique pour l’adoption d’une politique plus populiste devraient croître et réduire la probabilité d’un gouvernement fort gouverné par un seul parti après les élections parlementaires de l’année prochaine.
Ces derniers temps, la croissance de la demande domestique a été plus faible en Turquie que dans la plupart des autres économies émergentes. La croissance des investissements a été freinée par la faiblesse de la demande et les incertitudes politiques, tandis que la consommation privée a été plutôt modeste en raison du chômage important, de la croissance salariale réelle négative et de l’inflation élevée. La croissance réelle du crédit ne s’élève qu’à un tiers de ce qu’elle a été durant les cinq années précédant la crise de 2008.
Compte tenu de la performance plutôt décevante de l’économie domestique turque, les perspectives du secteur des exportations déterminent largement les perspectives pour l’ensemble de l’économie. En raison d’effets de base favorables, les chiffres de croissance de la consommation et des investissements en glissement annuel devraient être solides durant les deux premiers trimestres de l’année. Néanmoins, nous prévoyons un net repli de la croissance aux troisième et quatrième trimestres pour revenir à des niveaux inférieurs à la moyenne à long terme. Eu égard à l’inflation et au chômage élevés, aux incertitudes politiques et à l’impact négatif de la crise de la zone euro, la confiance des consommateurs et des entrepreneurs ne devrait pas être suffisamment forte pour maintenir la croissance de la consommation et des investissements à des niveaux permettant une baisse substantielle du chômage.
La détérioration des attentes pour la croissance de la zone euro devrait entraîner d’importantes révisions à la baisse de la croissance turque. Le ralentissement de l’activité économique dans le secteur des exportations n’est pas le seul facteur à jouer un rôle. L’attente d’un élargissement du déficit courant de la Turquie à plus de 5% du PIB devrait mettre la lire turque sous pression. Le fait que la Turquie affiche des taux d’intérêt réels négatifs complique fortement la situation (voir graphique ci-dessous). Avec des taux réels négatifs dans un contexte mondial difficile, il sera malaisé d’attirer suffisamment de capitaux étrangers pour répondre aux besoins croissants de financement externe.
La détérioration des perspectives de croissance combinée à l’élargissement du déficit externe et aux taux d’intérêt réels négatifs explique pourquoi nous préférons pour l’instant éviter le marché turc. Les pressions politiques accrues dans la perspective du référendum controversé sur la réforme constitutionnelle en septembre augmentent la probabilité d’élections anticipées. Ceci constitue une raison supplémentaire de se montrer prudent à l’égard du marché turc. Toutes les indications suggérant que le parti au pouvoir actuel (AK) pourrait perdre sa majorité absolue et que la Turquie pourrait à nouveau connaître des gouvernements de coalition inefficaces seront accueillies de façon très négative par les investisseurs. Nous considérons que ce risque est plus important que les améliorations à court terme de l’inflation des prix alimentaires ou l’introduction d’une nouvelle loi de responsabilité fiscale, qui ont conduit ces derniers temps à un regain d’intérêt pour les investissements turcs.
Conclusion
La Turquie est l’un des marchés affichant la plus grande corrélation avec d’importants indicateurs de risque comme le spread EMBI+, l’indice VIX et les taux de change des pays émergents à haut rendement. La sous-pondération de ce marché reflète de sérieuses inquiétudes de notre part en ce qui concerne les perspectives immédiates des marchés d’actions des pays émergents. Toutefois, alors que les perspectives de croissance économique se détériorent, en particulier dans les pays développés, on constate aussi que les autorités monétaires soit repoussent leurs relèvements des taux, soit augmentent leurs mesures d’assouplissement quantitatif. En raison des liquidités abondantes dans le monde, nous pensons qu’il est dangereux d’être positionné de façon très défensive. Nous conservons dès lors une légère surpondération de marchés tels que la Russie et le Brésil. Compte tenu de nos autres positions géographiques, telles que la sous-pondération de la Turquie, nous avons une exposition au risque neutre à légèrement positive.
Afin de nous protéger du ralentissement économique attendu aux Etats-Unis et en Europe, nous avons accru notre exposition aux marchés essentiellement alimentés par une solide croissance de la demande domestique. Nous avons l’intention de poursuivre notre glissement de la croissance mondiale vers la croissance alimentée par la demande domestique. Ces marchés (Egypte, Indonésie, Chine, Oman) devraient continuer à bien performer à l’approche du sommet de la croissance du commerce mondial du troisième trimestre. Pour la même raison, nous sommes largement sous-pondérés dans les marchés cycliques tributaires de la croissance mondiale tels que Taiwan, la Corée et la Malaisie.