par Juliette Cohen, Stratégistes chez CPR AM
En 2019, l’Union européenne s’est engagée à atteindre la neutralité carbone en 2050 conformément à la trajectoire fixée par l’accord de Paris de 2015. La loi européenne sur le climat du 24 juin 2021 a transformé cet engagement politique en une obligation contraignante pour l’Union européenne et ses États membres. Dans le but d’atteindre cet objectif, l’Union européenne a dû renforcer son objectif intermédiaire de réduction des émissions de gaz à effet de serre à horizon 2030 en le portant de 40 % à 55 % par rapport à son niveau de 1990. La mise en application concrète de ces engagements passe par une refonte des objectifs climatiques de l’ensemble des politiques de l’Union européenne.
La politique climatique actuelle de l’Union européenne comprend le Pacte vert (Green deal), stratégie de croissance qui devra guider les investissements nécessaires pour atteindre la neutralité carbone, et le Fit for 55 (« Paré pour 55 »), la transposition en droit de ces politiques. Trois ans après le lancement de ce chantier, qui est encore en phase de négociation, il nous a paru intéressant de voir où en était sa mise en œuvre et les points de blocage éventuels qui ont pu émerger. Il permet de mesurer la complexité des modes de négociation et de prise de décision européens et l’imbrication complexe du Pacte vert avec le Fit for 55.
Le Green deal a été présenté par la Commission européenne le 11 décembre 2019. Il vise à transformer radicalement l’économie européenne afin de la rendre compatible avec l’objectif de neutralité carbone en 2050. Il détaille la nouvelle stratégie de croissance de l’UE avec une approche globale et transversale, tous les secteurs de l’économie étant amenés à contribuer à l’objectif de neutralité carbone. Ses principaux enjeux sont de réussir à dissocier croissance économique et utilisation des ressources, de conserver une Europe compétitive et d’assurer une transition juste.
Il convient de souligner que le Green deal est davantage un ensemble de principes et d’objectifs, et ne constitue pas un programme d’investissement pour lequel des dotations financières propres sont consacrées. Les transformations poussées par le Green deal seront financées à la fois par des fonds du plan de relance Next generation EU dont plus d’un tiers des financements (37 %) doit être fléché vers des projets « verts » et par le budget pluriannuel de l’Union européenne.
Les objectifs du Pacte vert se déclinent principalement dans les secteurs suivants :
- La stratégie industrielle pour l’Europe, adoptée en mars 2020 et renforcée en mai 2021 post crise sanitaire. Elle cherche à allier compétitivité, autonomie et résilience. L’un des concepts qui a émergé de ces discussions est celle d’autonomie stratégique afin de réduire les dépendances stratégiques de l’Union européenne, notamment dans l’approvisionnement en matières premières critiques à la transition climatique et liées au numérique. L’Europe a identifié 137 produits sur lesquels elle est très dépendante d’autres pays. Elle a également favorisé l’émergence d’alliances industrielles au niveau européen comme celle qui a vu le jour sur les batteries en 2017 ou sur l’hydrogène en 2020. Enfin, la stratégie industrielle a des liens avec d’autres politiques européennes comme la politique commerciale ou celle de la concurrence.
- Un plan d’action pour l’économie circulaire adopté en mars 2020 qui comprend 35 actions. Il touche tout le cycle de vie des produits manufacturés et vise en priorité à renforcer la durabilité des produits et à réduire les déchets en favorisant le recyclage et le réemploi. Un premier paquet de mesures sur l’économie circulaire a été adopté en mars 2022. Il comprenait le nouveau règlement sur l’écoconception pour les produits durables, la stratégie de l’UE pour des textiles durables et circulaires et proposait de nouvelles mesures pour responsabiliser les consommateurs dans la transition verte. La Commission vient de proposer le 30 novembre une modification de la législation sur les
- emballages et les déchets d’emballage qui atteignent 180 kg par an et par habitant. Son objectif est de réduire les déchets d’emballage de 15 % d’ici 2040 par habitant et par tête. Le 9 décembre, le Parlement et le Conseil ont abouti à un accord de modification de la Directive Batteries de 2006 en modifiant leurs règles de production, de recyclage et de réemploi afin de les rendre plus durables.
- Un système alimentaire plus durable avec deux propositions complémentaires : la stratégie pour la biodiversité à horizon 2030 et Farm to Fork ou « de la Ferme à la table », présentées en mars 2020. Parmi les mesures phares de ces stratégies, on retrouve des objectifs de réduction de moitié de l’usage des pesticides d’ici 2030 et la réduction de l’utilisation des antibiotiques dans l’élevage. Par ailleurs, l’UE a pour ambition d’atteindre 25 % des terres en agriculture biologique en 2030.
- Une des politiques européennes qui est en première ligne actuellement est la politique énergétique notamment les aspects ayant trait à la réglementation, la tarification et aux infrastructures énergétiques. Elle intègre depuis la mi 2022 le plan REPowerEU dont l’objectif est de réduire rapidement la dépendance de l’Union européenne aux énergies fossiles et à la Russie en accélérant la transition vers les énergies propres, en diversifiant les sources d’approvisionnement et en économisant l’énergie. La crise énergétique à laquelle l’Europe fait face actuellement a conduit la Commission à proposer de nouveaux objectifs pour augmenter de 40 % à 45 % la part d’énergies renouvelables dans le mix énergétique européen et pour renforcer l’objectif d’efficacité énergétique de 9 à 13 % à horizon 2030. Elle a également conduit à la création d’une plateforme pour l’achat commun volontaire de gaz, GNL et d’hydrogène. La mise en œuvre de REPowerEU implique des investissements évalués à 210 Mds € d’ici 2027 par la Commission européenne. Leurs financements pourront provenir de fonds issus du plan de relance, Next Generation EU, mais aussi de la politique de cohésion de l’UE et de ressources privées.
Fit for 55 ou Ajustement à l’objectif de 55 : un long chemin législatif
L’acronyme de « Fit for 55 » fait référence à un paquet de 12 propositions législatives et d’amendements pour aligner la législation de l’Union européenne dans l’ensemble des domaines de l’économie – industrie, transport, énergie, bâtiment, agriculture – avec l’objectif général de réduction de 55 % des émissions de CO2 à horizon 2030. Il transpose les ambitions climatiques du Pacte vert dans le droit de l’UE. Ces 12 propositions de textes législatifs ont été présentées le 14 juillet 2021 au Conseil de l’Union européenne et au Parlement européen. Ces propositions, qui ont été complétées par la suite, étaient accompagnées d’études d’impact. Le délai de négociation était ambitieux puisque la Commission souhaitait que les textes législatifs soient applicables à tous les États membres d’ici 2024.
Les propositions de textes ont ensuite fait l’objet de discussions techniques avec des représentants des 27 États membres puis d’une évaluation du Coreper1 avant que les ministres des 27 adoptent une position commune sur chacun des textes.
Ces textes sont ensuite soumis à la procédure législative ordinaire et examinés en trilogue par des représentants du Conseil, du Parlement européen et de la Commission européenne. Lorsqu’un accord est obtenu entre le Conseil et le Parlement, les textes sont adoptés formellement.
Avancées et principaux points de blocage
Sur la plupart de ces sujets, le Parlement et le Conseil ont chacun adopté leur position de négociation et les négociations en trilogue ont pu ou vont pouvoir
prochainement démarrer. Mais il existe plusieurs propositions comme celles concernant le marché européen d’échange de quotas de carbone ou le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, où le parlement a adopté une position de négociation beaucoup plus ambitieuse que la proposition de la Commission, en n’hésitant pas à rehausser les objectifs chiffrés de réduction des émissions de CO2.
Par ailleurs, plusieurs projets de la Commission européenne sont actuellement bloqués, que ce soit au conseil ou au parlement européen. Les principales difficultés qui ont émergé portent sur la répartition des efforts entre pays européens et sur l’opposition du secteur industriel concerné à certaines mesures par crainte notamment d’une perte de compétitivité.
C’est notamment le cas de la révision du règlement Reach sur les substances chimiques, un des piliers de la stratégie anti-pollution du Pacte vert. Le Parti populaire européen, 1er groupe politique avec 25 % des voix au Parlement européen, a souhaité un moratoire sur le sujet compte-tenu des difficultés auxquelles doit faire face ce secteur industriel du fait de la hausse des prix énergétiques. Après plusieurs reports, la révision de ce règlement a été sortie du programme de travail 2023 de la Commission européenne.
Autre exemple des difficultés existantes, les mesures visant à limiter l’utilisation des pesticides qui figurent dans la stratégie Farm to Fork. Le projet de la Commission a été plusieurs fois reporté et le Commissaire européen à l’agriculture, Janusz Wojciechowski estimait « qu’il est difficile de trouver le juste équilibre entre les obligations de réduire les émissions, de diminuer l’utilisation des pesticides dans les États membres et la manière dont cela doit être réparti ».
En effet, la proposition de la Commission publiée en juin 2022 a suscité de vives critiques à la fois au conseil et au parlement européen, certains membres trouvant les objectifs fixés (jusqu’à 60 % de réduction pour certains pays) beaucoup trop élevés et mettant en avant le risque que cela faisait peser sur la sécurité alimentaire des pays européens. Des analyses d’impact supplémentaires ont été exigées. Par ailleurs, le secteur agricole et l’industrie agro-alimentaire ont également vivement critiqué le texte.
Dans un soucis d’apaisement, la Commission serait prête à relâcher d’autres contraintes comme celles portant sur les techniques génomiques pour compenser les mesures sur les pesticides.
Ces exemples montrent la complexité des négociations au niveau européen et les difficultés que soulèvent la révision de objectifs climatiques européens et leur transposition dans la réglementation européenne. Si les grands principes de réforme de la législation ont été rapidement actés, les négociations sur les détails des propositions qui ont lieu en trilogue ont pu être longues dans certains domaines. Le suivi des négociations des principaux textes de Fit For 55 montre néanmoins que sur de nombreux sujets, le Parlement et le Conseil sont proches de l’adoption formelle des textes. Dans son rôle de négociateur, la Commission a veillé à maintenir la cohérence d’ensemble du projet ce qui est impératif si elle veut atteindre son objectif final de réduction des émissions de CO2 de 55 % en 2030.
Pour conclure
L’Europe a adopté des objectifs climatiques ambitieux en voulant devenir le 1er continent à atteindre la neutralité carbone. Cela implique des modifications profondes dans l’industrie, le secteur énergétique, les transports, les bâtiments ou l’agriculture. Le ralentissement économique actuel et la crise de l’énergie ravivent les inquiétudes sur la compétitivité et la souveraineté européennes dans un certain nombre de ces domaines. Ces préoccupations sont de plus en plus prises en compte par la Commission. Des ajustements au budget européen et au plan de relance ont été proposés afin d’accompagner la transition climatique notamment dans le domaine énergétique.
Il faut se rappeler que sur ses objectifs climatiques à horizon 2020, dits les 3×20 : baisse de 20 % de ses émissions de CO2 par rapport à 1990, augmentation de 20 % de la part des ENR dans la consommation énergétique et augmentation de 20 % de l’efficacité énergétique, l’Union européenne avait réussi à atteindre les 2 premiers objectifs malgré un contexte économique difficile au sortir de la crise de la zone euro. Cela lui donne une certaine crédibilité pour réussir aujourd’hui à mettre en œuvre les mesures prévues dans le Pacte vert.