Chine, États-Unis : la nécessaire désescalade

par Sophie Wieviorka, Economiste Asie (hors Japon) au Crédit Agricole

Après un peu plus d’un mois d’un bras de fer intense entre la Chine et les États-Unis, qui avait commencé avec l’annonce par Donald Trump de « droits de douane réciproques » de 34% sur l’ensemble des importations chinoises, l’heure est à la désescalade. 

À la suite de négociations à très haut niveau, impliquant notamment, côté américain, le secrétaire au Trésor américain Scott Bessent et, côté chinois, le vice-Premier ministre chargé de l’économie He Lifeng, réputé proche du président Xi Jinping, les deux pays ont déclaré réduire leurs taxes douanières supplémentaires, de 145% à 30% pour les États-Unis, et de 125% à 10% pour la Chine pour une durée de 90 jours. Ils se sont également engagés à poursuivre les discussions autour de leurs relations économiques et commerciales. 

Le poids des inter-dépendances

Avant même l’annonce sur la baisse des droits de douane, les deux camps avaient consenti à des exemptions de tarifs sur certains produits, mettant en lumière les nombreuses sources de dépendance existantes entre leurs économies. 

La structure des échanges commerciaux sino-américains permet d’éclairer ces décisions. 

Quelques chiffres préliminaires : en 2024, les États-Unis ont importé pour 439 milliards de dollars de biens chinois, et exporté pour 131 Mds. La part de la Chine dans les importations/exportations américaines était de 13%/7%. Si l’on se place côté chinois, les États-Unis comptaient pour 15% des exportations chinoises et 6% des importations totales en 2024. Les échanges sino-américains ont baissé depuis 2018, en valeur comme en parts de marché, mais le recours à des pays de contournement (Mexique et Vietnam en particulier) conduit à dire que le niveau global d’interdépendance des deux économies a en réalité peu diminué. 

Les États-Unis sont dépendants de la Chine sur des biens de consommation de masse (appareils électroniques, objets en plastique comme les jouets, textile et chaussures, articles de sport ou encore meubles), dont la production est peu intensive en capital, et plus intensive en main-d’œuvre. Il paraît très peu probable que ces filières soient relocalisées aux États-Unis, où les coûts de production seraient bien plus élevés. Dans le cas de la chaîne de valeur des appareils électroniques, notamment des ordinateurs et des smartphones, des exemptions ont très vite été consenties par l’administration Trump, car il n’existe aucune option de substitution à court terme. Les droits auraient été directement imputés aux consommateurs finaux, avec un effet immédiat sur l’inflation. Les exemptions portaient sur environ 20% des importations américaines totales depuis la Chine, avant même le début des négociations officielles. 

On peut néanmoins penser que l’effort de découplage entrepris par les grandes entreprises américaines du secteur, Apple en tête, va se poursuivre, même s’il semble illusoire qu’un réseau de sous-traitants aussi dense que celui offert par la Chine émerge au Vietnam ou en Inde (les deux pays les plus à même de récupérer des sites de production), sans parler de la qualité en termes de logistique et d’infrastructures de transport et de connectivité disponibles en Chine. Ces dernières années, les États-Unis avaient déjà entrepris de diversifier leurs approvisionnements, en se tournant vers la Corée du Sud et Taïwan pour les composants à forte valeur ajoutée, et vers le reste de l’Asie du Sud-Est pour les produits à moindre intensité technologique.

Côté chinois, les exemptions ont porté sur des secteurs dans lesquels la Chine accuse encore un certain retard technologique, qu’elle essaye actuellement de rattraper : semi-conducteurs, pièces détachées pour l’aéronautique (moteurs d’avions en particulier) et équipements médicaux de pointe. Le reste des importations chinoises depuis les États-Unis porte en majorité sur des matières premières agricoles (soja, maïs, coton) ou énergétiques (pétrole, GNL, propane), pour lesquelles il existe de nombreuses options de diversification que la Chine a déjà commencé à explorer, notamment avec le Brésil. Les exemptions chinoises ont donc porté sur un volume bien plus restreint, 10% du total des importations depuis les États-Unis.

Dernier enseignement : le reste du monde a raison de s’inquiéter, car à court terme les exportateurs chinois ne pourront pas se passer des volumes représentés par les commandes américaines, qui devront donc être écoulés, soit toujours vers les États-Unis, mais de manière détournée, soit dans d’autres pays. Inversement, il faudra conclure beaucoup de deals avec le reste du monde pour garantir aux agriculteurs américains des débouchés à la hauteur de ceux que leur assurait le marché chinois.

Que retenir de cette première phase de négociations ?

La première leçon provient en réalité de la phase précédente de la guerre commerciale : une fois appliqués pendant un certain temps, les droits de douane deviennent rigides, et il est difficile de les faire revenir à leur niveau initial. La signature de l’Accord Phase-1, conclu à la fin du premier mandat de Donald Trump à l’issue d’une phase de deux ans de hausse continue des droits de douane, n’a jamais permis de revenir au niveau de droits qui prévalait avant 2018. Ce niveau n’a pas non plus été remis en question par l’administration Biden. Le niveau des droits atteint cette fois-ci laissait supposer qu’une négociation aurait rapidement lieu, mais le risque est tout de même de ressortir avec des montants durablement plus élevés, qui devront être absorbés par les entreprises ou les consommateurs, dans un jeu à somme négative pour chacun des deux camps. 

La deuxième, c’est que les États-Unis ressortent avec une image affaiblie de cette phase de négociations, mais que la Chine a peut-être plus à perdre à long terme. Dans cette partie de poker, l’administration Trump joue avec plusieurs handicaps, dont la Chine a bien conscience. Le premier, c’est que les marchés, et notamment les marchés obligataires, ont déjà signifié leur opposition profonde aux droits de douane, ce qui a provoqué les premières reculades de l’administration américaine. Ils seront peut-être prêts à tolérer des droits supplémentaires à 10% sur le reste du monde et à 30% sur la Chine, mais pas beaucoup plus. 

Ensuite, les ménages américains ont montré qu’ils étaient bien moins résilients que les ménages chinois. Le camp démocrate a payé cher l’accélération de l’inflation entre 2021 et 2023. Dans le même temps, les ménages chinois affrontaient une crise immobilière sans précédent, avec des conséquences directes sur la valeur de leur patrimoine, et des destructions d’emplois massives liées à la fois à la crise sanitaire et aux changements réglementaires dans le secteur des nouvelles technologies. Les régimes autoritaires ne sont pas soumis aux mêmes pressions électorales, ce qui leur ouvre un horizon temporel parfois plus large pour négocier. Xi Jinping, enfant de la Révolution culturelle, souligne souvent dans ses prises de parole qu’il est parfois nécessaire d’accepter des moments difficiles pour remporter les combats.

Trump, au contraire, valorise le deal rapide et les victoires éclatantes. Maintenir les droits à 30% supplémentaires, contre 10% pour la Chine, est un moyen de sauver son honneur, mais son reste de crédibilité dans la négociation, déjà très écorné par la méthode folklorique de calcul des droits réciproques, a été un peu entamé.

Enfin, les chiffres du commerce extérieur chinois du mois d’avril ont déjoué toutes les prévisions. Les exportations ont progressé de 8,1% en glissement annuel et le solde commercial a atteint un nouveau record, en dépassant 1 100 milliards de dollars. Les exportateurs chinois ont reconnu avoir utilisé des circuits de contournement pour faire rentrer leurs produits aux États-Unis, mais il n’empêche que ces chiffres, publiés la veille du début des négociations, ont placé la Chine en position de force. 

À moyen terme pourtant, la Chine aurait plus à perdre d’une véritable recomposition des chaînes de valeur. Sa priorité était d’ailleurs sans doute d’obtenir le meilleur deal, non en absolu mais en relatif. La situation dans laquelle la Chine restait seule avec 145% de droits de douane supplémentaires alors que le reste du monde était redescendu à 10% était extrêmement compliquée. 

On l’a vu, seuls les Chinois ont fait le choix de l’escalade, alors que les autres pays ont directement entrepris de négocier sans représailles, ou avec des mesures de rétorsions ciblées (Union européenne). Isolée par des droits de douane punitifs, la Chine aurait eu du mal à convaincre le reste du monde de faire front commun. Lors de ses déplacements en Malaisie, au Vietnam et au Cambodge, Xi Jinping n’a pas eu d’engagement ferme de ces pays, pourtant proches, de dénoncer l’attitude américaine et de se ranger auprès de la Chine. Le fait de se rapprocher des droits de douane appliqués sur les autres pays lui redonne des cartes. 

Rester seule avec 145%, c’était s’exposer à des délocalisations en masse de sites de production. On l’a vu depuis 2018, il est illusoire de penser que les États-Unis diminuent rapidement et simplement le contenu en valeur ajoutée chinoise de leurs importations. Il n’empêche qu’alors que la Chine est confrontée à une remise en question profonde de son modèle de croissance, avec une demande domestique qui ne parvient toujours pas à prendre le relais des moteurs de l’investissement et du commerce extérieur, perdre des sites de production et donc les emplois et l’activité associés aurait été difficile à encaisser.  

De plus, la Chine a peu à offrir dans une négociation purement commerciale avec les États-Unis. L’Accord Phase-1 n’avait pas conduit à un rééquilibrage des échanges ni à une hausse des importations chinoises. Au contraire, la Chine poursuit son triple objectif de diversification de ses importations indispensables (essentiellement des matières premières), d’autonomie dans les domaines stratégiques, tout en conservant ses parts de marché à l’exportation. Des objectifs très éloignés, voire irréconciliables avec ceux de Trump, qui cherche à la fois à élargir les débouchés des entreprises américaines, et à utiliser les droits de douane comme source de financement de sa politique domestique de réduction d’impôts.

Notre opinion

La pause dans l’escalade commerciale consentie par les deux camps n’est qu’une étape dans l’affrontement sino-américain. Chacune des parties a bien conscience qu’elle ne peut rester aussi dépendante de son rival stratégique. Pour les États-Unis, cela signifie de trouver de nouveaux distributeurs dans le reste du monde, avec des conditions tarifaires équivalentes à celles proposées par la Chine. Pour la Chine, de continuer la course au rattrapage technologique dans les domaines où elle accuse encore du retard, pour se libérer des entraves posées par les États-Unis, qui cherchent à la freiner. 

Dans cet affrontement qui ne fait pour l’instant que des perdants, les enjeux de négociations sont nombreux et multiformes. Trump ne s’est jamais caché d’utiliser l’arme des droits de douane comme un instrument pouvant dépasser la sphère commerciale. La Chine est ainsi visée non seulement pour ses pratiques commerciales déloyales, mais aussi pour son rôle dans la crise du fentanyl, dont elle exporte les composants chimiques nécessaires à la fabrication. Extraction et raffinage des terres rares, circuits intégrés, puces et microprocesseurs de dernière génération, accès au marché, protection intellectuelle, niveau du yuan : tous ces sujets peuvent et feront sûrement l’objet de nouvelles discussions. On ne peut exclure dans ce cas, de nouvelles phases d’accélération des tensions, notamment si Donald Trump juge que les concessions chinoises ne sont pas à la hauteur du « super deal » qu’il espère. Les négociations ne font que commencer.