par Sophie Wieviorka, Economiste – Asie (hors Japon) au Crédit Agricole
Le couperet est tombé pour l’Inde : malgré plusieurs rounds de négociations à haut niveau, les États-Unis ont annoncé des droits de douane de 50% pour le pays. 25% au titre des » droits réciproques « , soit presque le même taux que celui présenté lors du » Liberation Day » le 2 avril, et 25% supplémentaires afin de sanctionner l’Inde pour ses achats de pétrole à la Russie, qui ont effectivement explosé depuis le début de la guerre. Alors que le pétrole russe représentait moins de 3% des achats indiens, sa part a bondi à plus de 30%. L’Inde achète à prix bas, raffine puis écoule le pétrole russe vers les pays européens, un comportement que Donald Trump a fini par dénoncer, accusant le pays de profiter de la guerre pour s’enrichir.
On sait le président américain versatile et imprévisible, ces taux sont donc loin d’être figés dans le marbre et pourront toujours faire l’objet de négociations supplémentaires. Il n’empêche qu’il s’agit là d’un revers, voire d’un camouflet pour le Premier ministre Narendra Modi, qui s’enorgueillissait de relations privilégiées, voire amicales, avec Donald Trump.
Quelle place pour l’Inde dans le commerce américain ?
L’Inde a vu ses exportations vers les États-Unis presque doubler entre 2016 et 2024, passant de 46 milliards de dollars à 87 milliards. Surtout, cette accélération s’est traduite par une hausse de l’excédent bilatéral de l’Inde sur les États-Unis, passé de 24 à 49 milliards.
Ces dernières se concentrent dans trois secteurs : les appareils électroniques, et notamment les téléphones portables depuis le développement de lignes de production Apple dans le pays (15,6% des exportations), la pharmacie (11% des exportations) et le textile (10,1% des exportations). Ces trois secteurs présentent des profils très différents.
- La pharmaceutique est une des vraies success-story indiennes. Fondé sur la commercialisation de médicaments génériques et de molécules tombées dans le domaine public ou moins rentables pour les laboratoires occidentaux, le développement du secteur s’est ensuite appuyé sur la commercialisation de vaccins. Le pays fournit aujourd’hui environ 20% des médicaments génériques mondiaux, et 60% des vaccins. Très intense en capital, cette industrie n’emploie cependant qu’un nombre restreint d’Indiens (environ 2,5 millions d’emplois directs et indirects) comparativement à son poids dans le PIB et surtout dans l’excédent commercial indien (contribution de 20,5 milliards de dollars en 2024, soit le plus gros excédent sectoriel). À l’heure actuelle, les produits pharmaceutiques ne sont cependant pas soumis aux droits de douane, mais pourraient faire l’objet d’une tarification spécifique plus tard.
- Le développement du secteur électronique est la conséquence des tensions commerciales sino-américaines datant du premier mandat de Trump (2016-2020). Apple, tête de proue du mouvement, a ainsi démarré sa production d’IPhone en 2017 en partenariat avec l’entreprise taïwanaise Wistron, avant de l’intensifier avec l’arrivée de Foxconn à partir de 2020. Contrairement au secteur pharmaceutique, cette industrie est plus intensive en main-d’œuvre, notamment pour les activités d’assemblage. Alors que les géants de l’électronique ont déjà investi massivement pour réduire leur dépendance vis-à-vis de la Chine en s’implantant en Inde ou au Vietnam, il semble peu probable que ces derniers changent de stratégie et développent de nouveaux sites de production. Ils ne sont de surcroît pour l’instant pas concernés par les droits de douane, le secteur bénéficiant d’une exemption.
- Le textile pourrait être le secteur le plus à risque si les droits de 50% étaient maintenus. L’Inde est le troisième fournisseur des États-Unis sur ce segment, derrière la Chine et le Vietnam. Sa part de marché a augmenté ces dernières années, au détriment de celle de la Chine, et les chaînes de valeur sont assez structurées, mais le textile est un secteur qui se fonde sur la compétitivité-prix. Avec des droits de douane supérieurs à ceux de tous ses concurrents asiatiques (Vietnam, Thaïlande, Malaisie mais aussi Bangladesh ou Pakistan), l’Inde pourrait donc voir sa progression effacée, ce qui aurait un impact direct sur l’emploi, le secteur employant plus de 45 millions d’Indiens. Les premières vagues de licenciements ont déjà commencé, notamment dans la ville de Noida, la » cité du vêtement « , située dans la banlieue de New Delhi.
Dernier secteur à surveiller, celui des biens d’équipement. Les États-Unis sont un client majeur pour l’Inde (18% des exportations), mais l’inverse n’est pas vrai car l’Inde est un fournisseur très secondaire des États-Unis (2% des importations). Dans ce domaine, l’Inde risque d’avoir du mal à rediriger ses exportations vers d’autres marchés, les clients suivants (Émirats arabes unis et Singapour) étant loin derrière. Facilement substituables, les produits indiens risquent donc fort d’être vite remplacés par leurs concurrents du reste de l’Asie.
Les marchés ont accueilli la confirmation des droits de douane avec un peu de volatilité. La devise s’est de nouveau dépréciée, se rapprochant des 88 roupies pour un dollar, un nouveau record. La bourse de Mumbai a cédé un peu de terrain en reculant d’environ 5%, mais reste supérieure à son niveau d’avril au moment de la première annonce des tarifs.
Un accord est-il toujours possible ?
L’Inde avait été un des premiers pays à chercher à négocier avec les États-Unis, et des discussions à très haut niveau avaient été lancées dès février. » Négociateur beaucoup plus coriace » qu’anticipé d’après Donald Trump, le pays est connu pour ses penchants protectionnistes, et figure effectivement parmi les pays d’Asie appliquant les droits de douane les plus élevés. Un point de blocage récurrent dans les négociations est celui du secteur agricole. Ce dernier revêt en effet une importance toute particulière sur le plan économique mais aussi politique. Dans un pays où le taux d’urbanisation demeure inférieur à 50%, l’agriculture assure encore le revenu principal de plus de la moitié de la population. C’est sur le terrain agricole que les négociations sur un accord de libre-échange entre l’Inde et l’Union européenne avaient achoppé, l’Inde refusant d’ouvrir son marché aux produits étrangers.
Les capacités de mobilisation des agriculteurs indiens sont très importantes, comme ils l’ont montré à plusieurs reprises lors des mouvements de protestation contre les réformes de prix planchers des céréales. De plus, l’alimentation compte pour plus de 45% du panier des prix à la consommation, l’évolution des prix agricoles est donc surveillée de très près, des épisodes inflationnistes ayant dans le passé coûté des victoires électorales à certains hommes politiques.
Deuxième point d’achoppement pour l’instant irréconciliable, celui de l’énergie. Alors que les États-Unis cherchent à augmenter leurs exportations de GNL et de pétrole, l’Inde, dont 25% des importations sont captées par l’énergie, fait face à un gros enjeu de prix dans ce secteur. Face au pétrole russe brut vendu à prix cassé et au gaz du Golfe, les surcoûts qu’engendreraient une hausse des achats auprès des États-Unis creuseraient un peu plus le déficit énergétique indien, largement responsable des déséquilibres structurels de la balance commerciale indienne.
Sans compromis sur les points agricoles et énergétiques, au coût politique et inflationniste potentiellement élevés, difficile d’envisager un accord à court terme entre les deux pays.
Après la trahison américaine, l’Inde regarde du côté de la Chine
La mise en place de ces droits de douane punitifs a eu une première conséquence géopolitique : celle de rapprocher l’Inde et la Chine. Alors que Narendra Modi ne s’était pas rendu en Chine depuis sept ans, et que Xi Jinping avait boudé le Sommet du G20 indien en 2023, le Premier ministre indien était bien présent au sommet de Tianjin, qui réunissait les dirigeants d’une vingtaine de pays membres de l’Organisation de coopération de Shanghai, parmi lesquels Vladimir Poutine. Une démarche qui confirme le réchauffement entre les deux puissances, alors même que leurs relations s’étaient considérablement dégradées depuis 2020 et les affrontements militaires sur les hauteurs du Ladakh, zone de conflit frontalier entre les deux pays.
En plus du Sommet, les deux dirigeants se sont également rencontrés en tête-à-tête pendant plus d’une heure, entretien à l’issu duquel Modi a évoqué » un climat de paix et de stabilité » retrouvé dans les zones frontalières, et appelé à un approfondissement de la coopération entre l’Inde et la Chine. Xi Jinping a renchéri en indiquant la nécessité pour les deux pays d’être » des partenaires qui permettent le succès de l’un et de l’autre « . La Chine, qui se place comme protectrice d’un commerce international sans entrave, avait déjà décelé le potentiel diplomatique de la décision américaine et indiqué que la Chine se tiendrait aux côtés de l’Inde et de tous les pays concernés par les droits de douane » réciproques » pour défendre le multilatéralisme commercial.
Cela ne signifie pas que tout est réglé entre les deux premières puissances démographiques, bien au contraire. La Chine a beau se placer en protectrice du commerce mondial, sa relation avec la plupart des pays, dont l’Inde, demeure très déséquilibrée. Le déficit commercial indien (sur les biens) vis-à-vis de la Chine dépassait en août les 110 milliards de dollars (en cumul sur un an). Lors de leur rencontre, Xi Jinping s’est engagé à rééquilibrer la relation commerciale entre les deux pays, sans que cela ne se traduise par des annonces très concrètes.
Et si les combats ont cessé sur les hauts plateaux du Ladakh, les différents frontaliers ne sont pas réglés pour autant, et les experts de la zone estiment que la Chine a pris possession de plus de 2 000 km² depuis 2020.
En mettant en scène son rapprochement avec Xi Jinping, et même avec Vladimir Poutine, Narendra Modi fait passer un message clair à son ami d’hier : celui que l’Inde ira chercher des alliés là où les portes s’ouvriront. Un comportement finalement en accord avec la stratégie de multi-alignement qu’elle défend et poursuit.