par Candice Boclé, Directrice de l’investissement responsable chez Mandarine Gestion
Alors que les entreprises multiplient les engagements RSE et les campagnes pour une consommation responsable, la période des fêtes de fin d’année révèle un paradoxe criant. D’un côté, les marques vantent leurs initiatives durables ; de l’autre, elles orchestrent des opérations commerciales massives –Black Friday, Cyber Monday, ventes flash – qui encouragent la frénésie d’achats. Peut-on réellement parler de responsabilité quand l’incitation àsurconsommer reste au cœur du modèle économique ?
Pour le secteur de la grande distribution : la durabilité en promotion ?
À l’approche de Noël, le paradoxe du secteur de la grande distribution devient encore plus visible. Sous la pression de l’inflation, plus d’un Français sur deux (53 %) a modifié ses habitudes d’achat en 20241, privilégiant les premiers prix et les enseignes discount. Pourtant, l’attente de durabilité reste forte : 79 % des consommateurs souhaitent que les entreprises adoptent des pratiques éthiques2. Dans les rayons, le contraste est saisissant. Les hypermarchés, qui concentrent près de 40 % du chiffre d’affaires alimentaire en France3, sont régulièrement critiqués pour inciter à la surconsommation et générer davantage de déchets, notamment pendant les fêtes où les promotions sur les jouets, chocolats et décorations se multiplient.
Quelques exemples positifs émergent néanmoins. Unilever, à travers ses marques phares comme Dove ou Ben & Jerry’s, déploie des campagnes globales qui dépassent le simple marketing pour s’inscrire dans une pédagogie de la consommation responsable, insistant sur l’impact concret des choix quotidiens. Carrefour, de son côté, s’est imposé comme un acteur visible de la lutte contre le gaspillage alimentaire, en multipliant les initiatives de vente en vrac et de réduction des emballages plastiques, accompagnées d’actions pédagogiques auprès des consommateurs. Enfin, Ahold Delhaize, présent en Europe comme aux États Unis, est régulièrement salué pour ses performances ESG. Sa stratégie Growing Together vise à rendre les choix durables et sains accessibles à tous, avec des campagnes éducatives sur la nutrition et l’impact climatique des achats alimentaires. Le groupe figure d’ailleurs en tête du Dow Jones Sustainability World Index pour le secteur de la distribution alimentaire aux États Unis.
La campagne de Noël d’Intermarché, créée par l’Agence Romance et les studios montpelliérains Illogic mettant en scène un « loup mal aimé » devenu végétarien illustre à quel point les marques savent mobiliser l’émotion pour renforcer leur présence commerciale, au travers d’une communication plus responsable. Le spot, réalisé sans recours à l’intelligence artificielle et salué pour sa qualité narrative, a atteint le milliard de vues selon plusieurs médias. Ce succès viral, qui a propulsél’enseigne au cœur des discussions de fin d’année, interroge pourtant : en jouant sur la sensibilité du public, ces campagnes renforcent l’attachement à la marque et stimulent indirectement la consommation, brouillant la frontière entre communication « responsable » et stratégie commerciale classique. Le cas Intermarché montre ainsi comment l’émotion peut devenir un puissant moteur de désir d’achat, même dans un contexte où les enseignes affirment vouloir encourager une consommation plus raisonnée.
Fast fashion, slow conscience…
Dans le secteur de la consommation discrétionnaire – mode, loisirs, électronique –, les intentions affichées par les consommateurs contrastent également fortement avec leurs pratiques : si 76 % des Français affirment accorder de l’importance aux méthodes de production responsables, plus de la moitié (56 %) refusent de payer davantage pour ces produits4. Autrement dit, la conscience écologique existe, mais elle se heurte au mur du prix.
Les géants de la fast fashion et de l’électronique incarnent cette contradiction. Les consommateurs se disent sensibles aux enjeux ESG, mais cèdent aux sirènes des promotions du Black Friday, des ventes flash ou de la course aux nouveautés technologiques sous le sapin. Les produits éthiques restent perçus comme élitistes, réservés à une clientèle aisée, tandis que les gammes dites « responsables » proposées par les grandes enseignes servent souvent davantage d’argument marketing que de véritable rupture avec le modèle de surconsommation.
Shein illustre parfaitement cette tension. L’ouverture de son premier magasin physique à Paris fin 2025 a marqué les esprits, confirmant l’ancrage d’un modèle fondé sur le volume et l’ultra rapidité. Chaque jour, des milliers de nouveaux produits sont mis en ligne, alimentant une logique de consommation jetable qui entre en contradiction frontale avec les discours de sobriété.
La seconde main change de taille
Selon GreenFlex5, 73 % des Français déclarent qu’il faudrait « consommer moins ». À Noël 2025, près d’un Français sur deux prévoit d’acheter au moins un cadeau d’occasion, selon un sondage Ipsos réalisé avec Rakuten6. Cette tendance, longtemps perçue comme marginale ou liée aux contraintes budgétaires, s’impose désormais comme une pratique assumée et valorisée. Le baromètre IFOP / Leboncoin7 confirme ce basculement : 45 % des Français déclarent avoir déjàoffert un cadeau de seconde main, et la même proportion en a déjà reçu. Les plateformes spécialisées comme Leboncoin, Vinted ou Back Market voient leur trafic exploser en novembre et décembre, avec des millions d’utilisateurs supplémentaires chaque jour. Les smartphones reconditionnés, les consoles de jeux, les jouets vintage ou encore les vêtements de marque en seconde main figurent parmi les cadeaux les plus recherchés. Cette évolution traduit un double mouvement : la recherche d’économies dans un contexte d’inflation et la volonté de donner du sens aux achats en réduisant l’impact environnemental.
Pistes pour rééquilibrer ce paradoxe
Face à l’injonction contradictoire entre sobriété et surconsommation, plusieurs leviers émergent.
Côté pouvoirs publics, la question d’une fiscalité incitative revient régulièrement : réduire la TVA sur les produits durables, subventionner les alternatives éco responsables ou encore taxer les livraisons de petits colis afin de freiner l’explosion du e-commerce. Du côté des entreprises, l’enjeu est double : rendre les gammes responsables accessibles en termes de prix et garantir une transparence totale sur les coûts, pour éviter le soupçon de greenwashing. Enfin, les consommateurs eux-mêmes ont un rôle clé à jouer. Privilégier la seconde main, mutualiser certains achats ou adopter une sobriété volontaire sont autant de gestes qui peuvent transformer la période des fêtes en laboratoire d’une consommation plus consciente.
La période des fêtes agit comme un révélateur des contradictions de notre époque. Derrière les vitrines illuminées et les campagnes ESG, le modèle économique dominant continue de reposer sur la surconsommation, dopée par les promotions massives du Black Friday et les Black Weeks orchestrées par des géants comme Shein. Pourtant, l’essor de la seconde main et la montée des attentes citoyennes montrent qu’une autre voie est possible.
NOTES
Sources :
1 Kantar, septembre 2024
2 D’après l’enquête annuelle menée par Greenflex et l’ADEME
3 INSEE
4 Topcom
5 Baromètre GreenFlex-ADEME de la consommation responsable 2024
6 Baromètre de Noël 2025 Rakuten France–Ipsos
7 Baromètre IFOP x Leboncoin 2025
