Actions émergentes : pays ou secteurs ? Demandez à Socrate

par Mathieu L’Hoir, Stratégiste chez Axa IM

La question de savoir si l’on doit privilégier d’abord l’allocation pays plutôt que l’allocation sectorielle est primordiale en gestion active. De ce choix découle la performance ajustée du risque que l’on peut atteindre en gérant activement les expositions pays et secteurs, mais aussi, d’un point de vue plus pratique, la façon dont sont construits les portefeuilles. Cette question est d’autant plus importante pour les marchés actions émergents du fait de la volatilité importante qui les caractérise.

Plusieurs facteurs doivent être pris en compte au moment de faire le choix de la dimension à privilégier (pays ou secteur): premièrement, l’importance relative des pays et des secteurs comme facteurs explicatifs des rendements des actions ; deuxièmement, les gains attendus en termes de diversification de la combinaison des allocations pays et secteurs. Mais, au final, importe-t-il vraiment que l’effet pays domine, ou bien encore que le potentiel de diversification entre pays et secteur soit important, si dans le même temps le gérant est très bon pour prévoir les rendements au niveau sectoriel mais pas au niveau pays ? D’où un troisième facteur tout aussi essentiel à prendre en compte: la capacité relative à prévoir les rendements secteur et pays, ce qu’on appel communément « skill ».

Lequel de ces trois facteurs est prépondérant afin de définir la structure des processus d’investissement pour les portefeuilles actions émergentes ? Ce problème a été jusqu’à présent quelque peu négligé dans la littérature. Nous proposons ici plusieurs résultats pour aider à orienter les investisseurs dans leurs décisions.

La dispersion et la corrélation des rendements comme point de départ

La dispersion des rendements, qu’elle soit relative aux rendements sectoriels ou pays, est source d’alpha dans la mesure où elle traduit les opportunités d’investissement sur le marché. En effet, si par exemple la dispersion des rendements des pays est faible, il n’y a alors que peu de différences de rendements entre pays, ce qui laisse peu de place pour générer de la surperformance par rapport au marché en gérant activement l’exposition pays. La corrélation des rendements est quant à elle plus liée au potentiel de diversification et à la gestion du risque. Ainsi si la corrélation entre pays (resp. secteurs) augmente, ces derniers tendent à se comporter de manière similaire (ils montent et baissent en même temps) ce qui n’offre que peu de possibilités pour diversifier le portefeuille. Bien évidemment, corrélation et dispersion sont intimement liées dans la mesure où la dispersion augmente lorsque la corrélation des rendements diminue et que la volatilité sur le marché s’accroît.

La façon la plus simple d’évaluer la dispersion des rendements est d’utiliser l’écart-type de ces rendements en coupe transversale à une date donnée. Un écart type élevé traduit des opportunités d’investissement importantes. Nous présentons dans ce qui suit les écart- types en historique obtenus en prenant l’ensemble des pays du MSCI EM, soit 21 marchés émergents, et en considérant les 24 industries référencées par la classification GICS (Global Industry Classification Standard).

Les rendements utilisés sont des rendements mensuels en monnaie locale des différents pays et industries.

Deux conclusions peuvent être tirées de l’analyse des résultats.

Premièrement, la dispersion des rendements a significativement baisse depuis les années 90. Les marchés émergents se comportent de plus en plus de façon similaire. Cette baisse est liée principalement à l’augmentation marquante de la liquidité favorisée par l’ouverture progressive des marchés émergents, leur libéralisation (dérégulation), ainsi que les progrès institutionnels réalisés (notamment en termes de protection du droit de propriété et d’amélioration de la transparence et de la gouvernance au sein des entreprises).

Deuxièmement,la dispersion des rendements pays est marginalement plus élevée que celle des rendements sectoriels, respectivement 7% contre 6,1% en moyenne historique. Cette différence va d’ailleurs en s’amenuisant. Trois périodes sortent du lot car caractérisées par des rendements sectoriels plus élevés : i) le milieu des années 90, tiré par le rebond violent du secteur de l’énergie, ii) l’éclatement de la bulle technologique et le défaut de l’Argentine, et enfin iii) au moment de l’effondrement de Lehman Brothers.

Concernant la corrélation des rendements, son augmentation montre qu’aujourd’hui il est plus difficile que dans les années 90 de diversifier les portefeuilles actions émergents.

Cette tendance illustre bien l’intégration croissante des pays émergents dans le marché mondial. Les corrélations ont atteint des niveaux historiques au moment de la faillite de Lehman, à 77% pour la corrélation entre industries et 70% pour la corrélation entre pays. Ces corrélations ont à nouveau violemment augmenté au plus fort de la crise en zone euro, sur fond de crainte pour la croissance mondiale.

Au final, il semble plus facile de diversifier les portefeuilles actions émergentes via l’allocation pays qu’avec les industries, même si l’écart tend à s’estomper depuis la fin de la bulle internet.

L’allocation pays ne fait pas vraiment mieux que l’allocation secteur

Pour illustrer les différents concepts et estimer l’impact des effets pays et secteurs sur la performance des portefeuilles, nous comparons la performance de deux stratégies, la première gérant de façon active l’exposition pays, la seconde l’exposition sectorielle. Pour ce faire, nous simulons les performances de ces deux stratégies en supposant que nous avons la même capacité à identifier les pays et les industries qui vont surperformer le mois suivant, ou même «skill», de façon à comparer les effets pays et secteur sur un pied d’égalité. Concrètement, pour chaque stratégie nous surpondérons de 1% les 10 actifs (pays ou secteur suivant la stratégie considérée) qui surperforment dans le mois qui suit avec une probabilité de 53% d’avoir raison, et nous sous-pondérons de 1%, toujours avec une probabilité de 53% d’avoir raison, les actifs qui sous-performent le mois suivant. Les portefeuilles ainsi constitués sont rebalancés tous les mois d’octobre 1995 à janvier 2012.

Les résultats sont sans équivoque: l’allocation pays ne permet pas d’obtenir des performances ajustées du risque meilleures que l’allocation industrie.

L’écart de rendements reflète bien la faible différence d’opportunités entre allocation pays et industrie dans les pays émergents. Si l’on regarde maintenant le ratio des rendements des deux stratégies en historique, on constate que ce ratio est plus souvent supérieur à 1 que l’inverse, traduisant le fait que l’allocation pays fait en moyenne un peu mieux que l’allocation sectorielle si l’on n’ajuste pas les rendements du risque. Toutefois, l’allocation sectorielle fait mieux que l’allocation pays en 2002 et 2008, précisément lorsque la dispersion des rendements des industries est plus élevée que celle des pays. Toutefois, la différence est presque nulle entre les deux sur les cinq dernières années.

Une allocation peut en cacher une autre

On pourrait toujours objecter que les résultats présentés sont entachés par le fameux biais sectoriel : si on ne contrôle pas les expositions des portefeuilles, l’allocation pays peut induire une allocation secteur et inversement, auquel cas la dispersion des rendements pays peut être le résultat d’un effet secteur induit (et vice versa). Par conséquent, les performances attrayantes de l’allocation pays peuvent très bien être le résultat de paris sectoriels induits. Ce biais peut être particulièrement sévère pour les marchés émergents, caractérisés par des concentrations sectorielles parfois très importantes.

L’exemple de la Russie est frappant : seuls 6 des 10 secteurs GICS sont représentés dans le MSCI Russie, le secteur de l’énergie représentant à lui seul 60% de la capitalisation de l’indice.

Cela soulève bien évidemment la question de savoir si lorsqu’on augmente l’exposition à la Russie, on le fait sur la base de la rentabilité spécifique attendue de la Russie ou bien sur la base du comportement attendu du secteur de l’énergie.

Une façon élégante de procéder pour isoler proprement les effets pays et secteurs consiste à construire des portefeuilles « purs pays » et « purs industries » plutôt que d’utiliser directement les indices pays ou secteurs. Un portefeuille « pur pays » est un portefeuille long-short qui est 100% long du pays en question, qui finance cette position longue par une position short équivalente sur le marché émergent dans son ensemble, et qui n’a aucune exposition nette sur les autres pays et sur les industries. Les portefeuilles purs industries ont des propriétés symétriques3.

De la même manière que précédemment, nous pouvons calculer la dispersion des rendements de ces portefeuilles pays et industries et évaluer ainsi les opportunités d’investissement offertes, mais cette fois-ci corrigées des potentiels biais.

Les résultats confirment les conclusions précédentes, à savoir que l’effet pays domine légèrement en moyenne, mais les deux effets sont globalement identiques depuis mi-2009. Toutefois, l’utilisation de portefeuille purs pays ou purs secteurs à des fins d’allocation pays et secteurs est notoirement malaisée, particulièrement pour des portefeuilles combinant plusieurs décisions d’investissement ou pour des stratégies top-down nécessitant de définir des signaux d’investissement au niveau pays et secteurs.

L’ensemble de ces résultats suggèrent qu’aujourd’hui les effets pays et secteurs sont d’amplitudes similaires et offrent autant d’opportunités d’investissement. De fait, pour répondre à la question de la dimension à privilégier dans le processus d’investissement sur les actions émergentes, il est nécessaire de faire une analyse approfondie des gains potentiels liés à la diversification pays-secteurs et de la capacité relative à prévoir les rendements secteur et pays, ou « skill ».

La diversification, ou l’art de combiner pays et secteurs

Sous certaines conditions, combiner les allocations pays et secteurs peut sensiblement améliorer le profil rendement-risque de la stratégie en augmentant les opportunités d’investissement et en diversifiant les risques. La diversification des moteurs de performance permet en effet de ne pas mettre tous ces œufs dans le même panier et de pouvoir compter sur des moteurs alternatifs en cas de sous-performance de l’un d’eux. Pour que cet effet diversification soit efficace, il faut bien sûr être capable de prévoir correctement à la fois les rendements pays et secteurs. Mais il faut aussi que nos sélections pays et secteurs ne sous-performent pas au même moment, car alors il n’y a aucun moyen de compenser la potentielle sous-performance de l’une grâce à l’autre. Supposons pour l’instant qu’il n’y a pas de raison que les deux stratégies, pays et secteurs, sous- performent au même moment (leurs performances ne sont donc pas corrélées), et construisons une stratégie qui combine les paris sectoriels et pays. Nous construisons ainsi un portefeuille qui est 50% long le portefeuille de la stratégie pays telle que décrite précédemment et 50% celui de la stratégie industrie. Tout comme auparavant, nous supposons une probabilité de 53% d’avoir raison dans nos choix de sélection de pays et de secteurs.

Dans ce monde idéal où les stratégies ne sont pas corrélées et où combiner les allocations revient à combiner des portefeuilles, le gain potentiel est particulièrement attractif puisque le ratio d’information passe à 0,77 contre 0,54 pour les stratégies pays ou secteurs, soit une augmentation de 40%. Ce résultat est en grande partie la conséquence de l’hypothèse d’absence de corrélation entre les stratégies pays et secteurs. En effet, comme l’a démontré Markowitz, il n’est pas possible de diversifier en présence de corrélation parfaite (100%). Aussi, comme dans la réalité la corrélation des stratégies est (hélas) généralement positive, le gain potentiel d’une combinaison des allocations pays et secteurs se situe quelque part entre 0 et 40%. La question est alors de savoir comme optimiser l’effet diversification, ce qui va au- delà de l’objectif de cette étude.

De l’importance de bien connaître ses avantages comparatifs

Supposons maintenant que nous soyons meilleurs pour prévoir les rendements des secteurs que des pays. Comme nous allons le voir, même une faible différence de « skill » peut avoir des conséquences importantes. Pour avoir une première idée de l’impact, augmentons à 54% notre chance d’avoir raison dans chacun de nos choix de secteurs, et baissons-la à 52% pour les pays. Tout comme précédemment, nous comparons les performances des stratégies pays et secteurs, mais avec maintenant une différence de « skill ».

A première vue la différence de skill est faible. Et pourtant l’impact en termes de rendement ajusté du risque de cette petite différence est substantiel. Bien que ce résultat semble évident, l’amplitude de l’impact l’est nettement moins. Plus important encore, les effets pays et secteurs sont complètement dominés par l’impact du changement en apparence marginal de skill. Dans la même logique, les gains liés à la diversification ont nettement diminué : le ratio d’information de la stratégie combinant les deux allocations n’a pas changé, à 0,77, ce qui n’offre pas d’amélioration notable par rapport à l’allocation industries prise isolément (ratio d’information de 0,73). Autrement dit, une différence de skill, même faible, peut rendre les effets pays/secteurs et diversification quasiment négligeables.

Afin d’illustrer comment tout cela pourrait se décliner dans la réalité, nous simulons deux types de stratégies particulièrement populaires dans la gestion d’actif. La première consiste à se surexposer sur les 5 actifs (pays pour l’allocation pays, industries pour la stratégie industrie) ayant le PEG ratio (ratio prix-bénéfice ajusté de la croissance attendue des bénéfices) le plus faible par rapport à leur historique, et a se sous-exposer sur les 5 actifs ayant le PEG ratio le plus élevé par rapport à leur historique. La seconde stratégie procède de la même façon, mais sur la base cette fois ci des révisions sur les trois derniers mois des anticipations de bénéfices des analystes. Les deux stratégies sont appliquées aux allocations pays et secteurs et commencent en janvier 2000. Les portefeuilles sont rebalancés tous les mois.

Dans ces deux exemples simples, ni l’analyse de l’importance relative des effets pays et secteurs, ni la recherche d’un gain de diversification hypothétique ne semblent être la bonne façon de traiter la question de la dimension à privilégier dans le processus d’investissement. Prenons l’exemple de la stratégie fondée sur les révisions des anticipations de bénéfices. Dans ce cas précis, il n’y a pas grand-chose à attendre de l’allocation pays, pourtant suggérée comme axe à privilégier par notre analyse de dispersion présentée en début d’étude. Ni même d’ailleurs de l’effet diversification, du fait de la corrélation élevée entre les performances des stratégies industries et pays (37%) et de la faible performance de l’allocation pays (ratio d’information de 0,13).

Le processus d’investissement optimal ici devrait exclusivement reposer sur la sélection sectorielle, en ligne avec notre avantage comparatif en termes de « skill ».

Les conclusions sont qualitativement similaires pour la stratégie reposant sur le PEG ratio, à ceci près que c’est cette fois le processus d’investissement devrait reposer exclusivement sur l’allocation pays.

Certes ces exemples sont construits sur la base d’hypothèses simplificatrices. Ils mettent néanmoins en lumière des faits stylisés importants. Aujourd’hui, la question de savoir si c’est l’effet pays ou l’effet secteur qui domine sur les marchés actions émergents est devenue d’importance secondaire pour définir le processus d’investissement. Etant donné le caractère fluctuant de la dispersion des rendements, définir le processus d’investissement sur la base de cette mesure peut par ailleurs s’avérer particulièrement compliqué. La question que les investisseurs doivent aujourd’hui se poser est plutôt où se situe leur avantage comparatif en termes de gestion active – pays ou secteurs? – et comment diversifier au mieux leurs portefeuilles. C’est le juste équilibre entre ces deux points qui doit permettre aujourd’hui de définir le processus d’investissement pour les portefeuilles actions émergentes. On en revient à l’adage de Socrate : « Connais-toi toi-même ».

NOTES

  1. Bien qu’il y ait plus d’opportunités d’investissement avec 24 industries qu’avec 21 pays, l’allocation pays offre tout de même un très léger avantage en termes de performances.
  2. Concrètement, chaque stratégie d’octobre 1995 à janvier 2012 est simulée 5000 fois de façon à obtenir les performances moyennes sur les 5000 tirages.
  3. Nous renvoyons à Rouwenhorst, Geert. 1999. “European Equity Markets and the EMU.” Financial Analysts Journal, vol. 55, no. 3 (May/June): 57-64 pour une description sur la façon d’obtenir les rendements de ces portefeuilles « purs pays » et « purs industries ».
  4. ER: excess return par rapport au benchmark annualisé; TE: tracking error annualisée; IR: ratio d’information annualisé.