par Patrick Artus, directeur des études et de la recherche économique de Natixis
La crise présente est fondamentalement une crise de l’économie réelle : la globalisation, la concurrence des émergents, faisant disparaître des emplois, des capacités de production et du revenu dans les pays de l’OCDE, ceux-ci ont choisi d’utiliser le crédit pour soutenir la croissance. La crise est déclenchée par l’excès d’endettement et par la chute des prix des actifs complexes construits à partir du crédit, mais vient bien au départ de la perte de substance économique dans les pays avancés de l’OCDE causée par la globalisation.
Essayer de résoudre la crise dans le cadre du G20 où sont associés pays avancés de l’OCDE et pays émergents est donc une idée bizarre ; les pays du G20 peuvent trouver un accord sur la réglementation financière et bancaire, mais ne peuvent pas coopérer pour régler les problèmes de l’économie réelle dans les pays de l’OCDE, problème qui sont à l’origine de la crise.
Les pays de l’OCDE et les pays émergents sont en effet nécessairement en conflit sur :
- les délocalisations et les pertes de parts de marché dans les pays de l’OCDE ;
- les transferts de technologie des pays de l’OCDE vers les pays émergents ;
- l’accès aux matières premières ;
- la demande des pays de l’OCDE d’une hausse du niveau de protection sociale (donc de coûts de production) dans les pays émergents.
On présente le plus souvent la crise présente comme une crise de la finance, des banques, de la titrisation… Mais il faut comprendre que, fondamentalement, il s’agit d’une crise de l’économie réelle. La concurrence des pays émergents, la globalisation, ont conduit à la destruction d’une partie de la capacité de production (ce que montrent les sorties d’investissement direct, nous prenons les exemples des Etats-Unis et de la zone euro) et des emplois dans l’industrie, à des pertes de part de marché des pays de l’OCDE par rapport aux pays émergents.
Les emplois perdus dans l’industrie (et dans les services délocalisables) ont été remplacés par des emplois dans des secteurs « peu sophistiqués » où les niveaux de productivité sont faibles, d’où la faiblesse des salaires réels.
Le crédit a alors été utilisé de 1997 à 2000, puis de 2002 à 2007, pour stimuler la demande intérieure, et la crise est déclenchée par la hausse des défauts liée à l’excès d’endettement, par la chute des prix des actifs construits à partir des crédits. Le fait que les banques aient fortement accru leur levier d’endettement, la titrisation, surtout aux Etats-Unis amplifient la crise, mais ne sont que des conséquences de la faiblesse des revenus génères par l’économie réelle.
Le G20 peut-il résoudre la crise ?
Associer les grands pays de l’OCDE et les grands pays émergents pour examiner les problèmes de l’économie mondiale est évidemment une bonne idée. Mais est-elle efficace pour résoudre une crise du type que nous venons de décrire ? Le G20 parvient assez facilement à des décisions concernant la réglementation de la finance ou des banques (règles compatibles et prudentielles, contrôle des hedge funds, des Agences de Rating, paradis fiscaux, capitalisation et réserves de liquidité accrues, etc…), mais, nous l’avons vu plus haut, la crise financière et bancaire n’est qu’une conséquence de la crise de l’économie réelle dans les grands pays de l’OCDE.
Peut-on compter sur le G20 pour résoudre cette crise réelle et donc traiter à la source des difficultés de l’économie mondiale qui conduisent aux crises ? La réponse est probablement négative, car, s’il peut y avoir accord sur la réglementation de la finance entre pays émergents et pays de l’OCDE, les pays sont nécessairement en conflit sur l’économie réelle.
Nous allons donner quatre exemples des conflits qui seront nécessairement présents entre pays de l’OCDE et pays émergents :
- délocalisations ;
- transferts de technologie ;
- accès aux matières premières ;
- concurrence sociale.
1. Délocalisations
Les délocalisations industrielles qui appauvrissent les grands pays de l’OCDE sont une des causes de la croissance des pays émergents qui bénéficient d’investissements directs, de gains de parts de marché, d’une progression de la production industrielle beaucoup plus rapide que dans les pays de l’OCDE, sauf en Amérique Latine.
Les exportations sont (en dehors des périodes de crise) une source importante de croissance pour ces pays et l’exemple de la Chine montre que les exportations sont en majorité liées aux délocalisations des entreprises des pays de l’OCDE. La crise va probablement conduire à une nouvelle vague de délocalisations des pays de l’OCDE avec le cumul du niveau plus élevé des coûts de production et de la faiblesse durable de la croissance après la crise, avec la probable longue période de désendettement.
Si les délocalisations des pays de l’OCDE vers les pays avancés redoublent, le conflit sur la localisation des activités entre ces pays va également redoubler. On ne voit pas les pays émergents accepter moins de délocalisations (on a vu la réaction des pays d’Europe Centrale aux plans automobiles des pays d’Europe de l’Ouest qui incluaient le maintien de l’emploi dans ces pays), et ce sont les délocalisations qui sont en réalité à l’origine des crises financières.
2. Transferts de technologie
De plus en plus, les pays émergents demandent, en contrepartie des implantations industrielles, ou de la signature de contrats, de
transferts de technologie en leur faveur. L’effort d’innovation des pays émergents (à l’exception de la Corée)est faible en valeur absolue.Il n’est donc pas étonnant que les pays émergents ne rattrapent pas les pays avancés de l’OCDE en ce qui concerne le niveau technologique, contrairement à ce qu’on entend souvent. La balance commerciale de la Chine pour les produits haut de gamme, qui ne cesse de se dégrader illustre bien cette situation.
Ceci montre que les pays de l’OCDE transfèrent peu de technologie dans les investissements directs dans les pays émergents. Ceci maintient ces derniers dans les productions bas de gamme et milieu de gamme, ce qu’a réalisé la Chine, ce qui l’a forcée à arrêter l’appréciation de sa monnaie en 2008 pour soutenir les productions bas et milieu de gamme sensibles à la compétitivité-prix et affaiblie en tendance à partir de 2006 avec l’appréciation du RMB.
La revendication faite par les pays émergents de transferts technologiques en échange de l’ouverture des marchés risque donc d’être de plus en plus forte.
3. Accès aux matières premières
La progression de la demande de matières premières dans les pays émergents des rapide (sauf dans les périodes de récession) et générera nécessairement une tension sur les ressources disponibles de matières premières, puisque le niveau de consommation par tête dans les pays émergents est encore faible par rapport à celui dans les pays de l’OCDE : 7 fois plus faible pour le pétrole, 3 fois ½ plus faible pour les métaux, 20 % plus faible pour l’alimentation.
La question est de savoir si les pays avancés et les pays émergents génèrent collectivement ou conflictuellement cette rareté. Les efforts de la Chine pour développer son accès aux matières premières (en Afrique, au Brésil, en Venezuela… font craindre que la solution non coopérative soit retenue.
4. Niveau de protection sociale
On constate une faiblesse de la protection sociale, en moyenne, dans les pays émergents : dépenses de santé faibles (sauf en Europe Central), travail des enfants (Afrique, Asie), dépenses d’éducation faibles (Chine, Afrique, Pakistan, Russie, Indonésie, Argentine…), problèmes d’accès à l’eau (Chine, Afrique, Inde…), faiblesse des retraites (sauf au Brésil et en Europe Centrale), pauvreté… Cette faiblesse de la protection sociale, et plus généralement des dépenses publiques (sauf en Europe Centrale) contribue à maintenir des coûts de production bas dans les pays émergents.
Les pays avancés de l’OCDE considèrent qu’il s’agit d’un biais de concurrence inacceptable, qui peut être corrigé par des taxes à l’importation ; les pays émergents qu’il s’agit d’une situation inévitable à leur niveau de pauvreté. Il existe quelques signes encourageants, comme la décision prise au début de 2009 en Chine d’étendre d’ici 2011 la couverture maladie à 90 % des chinois, mais la faiblesse de la protection sociale (au sens large, incluant les règles du marché du travail, les niveaux des plus bas salaires) reste un sujet de conflit entre les deux groupes de pays.
Synthèse : l’économie réelle reste conflictuelle
Notre point de départ est la conviction que la crise vient de l’économie réelle, de la perte de substance économique dans les pays de l’OCDE due à la globalisation, à la concurrence des émergents, la finance ayant été utilisé pour soutenir artificiellement la croissance. Empêcher la répétition des crises nécessite donc non seulement de réglementer mieux la finance et les banques, ce que le G20 a commencé à faire à Londres, mais surtout de régler les conflits dans l’économie réelle entre les émergents et les pays avancés de l’OCDE.
Les conflits naissent de la perte de capacités, d’emplois, dans les pays de l’OCDE, et sont la cause profonde de la crise. Ils portent :
- sur les délocalisations industrielles ;
- sur les transferts de technologie ;
- sur l’accès aux matières premières ;
- sur le niveau de protection sociale.
Si rien n’est fait, il y aura d’autres crises financières puisque les pays de l’OCDE trouveront d’autres moyens (comme avant la crise présente le crédit) pour doper artificiellement leur croissance. Mais voit-on le G20 trouver un accord sur les points de conflit cités ci-dessus, pour lesquels les intérêts des deux groupes de pays sont profondément divergents ?