par Hervé Juvin, Président de l’Observatoire Eurogroup Consulting
C’étaient les années 1970. Les Trente Glorieuses avaient vu l’Europe se relever de ses décombres. La croissance était là, durable, forte, acquise – la seule question était ; plus ou moins de 5 % annuels ? La poursuite de l’exode rural, le recul des indépendants avaient fait naître la société salariale. Lui avait succédé l’avènement des cadres, nouvelle catégorie sociale qui avait pris son essor dans les années 1960, en même temps que l’Express, qu’un peu plus tard Le Point. L’abondance des objets, des choix, des choses, fascinait les invités au paradis de la consommation de masse. Et voilà qu’un nouveau mot faisait son apparition dans le vocabulaire économique et politique, celui de l’expansion.
Plus que la croissance, mieux que la croissance, il voulait exprimer cet élargissement des perspectives qui travaillait la société française, cette liberté fraîchement sortie de 1968 que la croissance, l’enrichissement, l’abondance, étendaient au plus grand nombre. Plus que la quantité, la qualité de la croissance devenait un sujet de préoccupation, alors que l’écologie faisait son entrée sur la pointe des pieds dans le débat public, alors que le progrès managérial porté par l’autogestion secouait les hiérarchies traditionnelles. Réconciliant économie et management, macroéconomie et économie de l’entreprise, débats de société et tendances des marchés, L’Expansion fut le titre choisi dès 1967 par Jean Boissonnat, Jean-Jacques Servan-Schreiber et une équipe de journalistes entreprenants pour exprimer ce nouvel âge de l’entreprise et de l’économie française.
Le succès fut rapide. Le titre collait à son époque. Le ton comme le contenu des articles, la qualité des reportages et des entretiens, firent rapidement de l’Expansion une lecture obligée des cadres et de ceux qui pensaient le devenir, bref, des gens sérieux, mais qui n’hésitaient pas à côtoyer des notions aussi hétérodoxes que celle de « Bonheur interne net » ou à interroger les limites de la croissance dans la foulée du célèbre « rapport du Club de Rome ». L’Expansion innovait. Le mensuel donnait un coup de jeune à un discours économique encore écrasé par le débat entre communisme et capitalisme. Les éditoriaux de Jean Boissonnat, largement repris par les radios et les télévisions, comptaient dans le débat public, que ce soit pour alerter sur la montée du chômage structurel, sur les conséquences des deux crises pétrolières successives, ou pour célébrer l’équilibre budgétaire assuré par le rigoureux M. Barre – un équilibre jamais retrouvé depuis lors.
Le succès fut durable, et survécut aux conditions qui le rendaient pertinent. Car, dès la fin des années 1970, l’expansion n’y était pas, ou n’y était plus. Les espoirs successifs mis dans la rigueur succédant aux nationalisations, dans l’Acte Unique européen (1986), puis dans la fuite en avant européenne et globale, dans l’ouverture et la déréglementation massive du secteur financier, ne portèrent pas les fruits attendus. De manière impressionnante sur longue période, le chômage de masse s’est installé pour ne plus repartir, les déficits se sont creusés pour ne jamais être comblés, et l’endettement public a grandi jusqu’à représenter une charge que seuls, des taux anormalement bas font oublier. Pour un moment.
Bref, L’Expansion portait moins bien son nom. Les avatars du titre, mis en vente à plusieurs reprises, finalement intégré au groupe L’Express, ont vu l’équipe de journalistes progressivement réduite. D’une soixantaine à la grande époque, celle de Jean Boissonnat bien sûr, celle d’Hedwige Chevrillon aussi, ils furent à…. quatre. Pour beaucoup c’est vrai, de Vincent Giret à Emmanuel Lechypre, L’Expansion aura été école et rampe de lancement. Qu’en pensent-ils, maintenant que le mensuel a disparu, annexé à L’Express ?
Depuis janvier 2017, L’Expansion a cessé de paraître. La disparition d’un titre de presse n’a rien d’exceptionnel. Mais comment ne pas constater que L’Expansion, le mensuel, disparaît au moment où l’idée même d’une expansion générale, économique et sociale, s’évanouit elle aussi ? Plus personne ne pense utiliser ce mot ; la croissance elle-même a à peu près disparu des programmes des candidats à la prochaine élection présidentielle ! Le constat qu’une très petite élite est sortie plus riche et plus forte de la crise de 2007-2008 qui a laminé les classes moyennes travaille les sociétés occidentales. Il se double de cet autre constat ; la croissance, si elle existe et là où elle existe, ne signifie plus rien pour le plus grand nombre. La marée qui monte ne porte plus tous les bateaux.
Et une réflexion s’impose ; l’expansion était la version citoyenne de la croissance et du progrès, dans une société française où les fruits du succès étaient, peu ou prou, partagés par tous, dans une société où l’individu était d’abord citoyen, dans un monde où l’économie globalisée n’avait pas partout remplacé les qualités par les quantités et réduit les singularités au standard universel. C’est fini. Et ce n’est pas seulement affaire de répartition et d’impôt, ou d’investissement public et d’innovation. Tout se passe comme si les enjeux essentiels avaient déserté le front de l’économie. Tout se passe comme si, non seulement les promesses de la croissance n’étaient plus crédibles, mais comme si la croissance ne répondait pas aux problèmes posés, si même elle n’était pas une partie du problème. Voilà qui peut ouvrir la voie à de nouveaux titres, à de nouveaux mots, et à de nouveaux éclairages sur le monde comme il va. Voilà surtout ce qui doit susciter la réflexion et l’action d’entreprises qui ont si bien appris à parler le langage des chiffres, qui se sont si bien converties à l’impératif de la gestion, qu’elles n’ont parfois plus rien à dire à des sociétés humaines qui attendent d’elles autre chose. Autre chose comme utilité, comme citoyenneté, comme responsabilité, voire comme limites et comme enracinement – toutes ces choses ni commerciales ni gestionnaires, qui sont seulement la vie.
NOTES
- « Les Choses », Georges Perec, 1965, Pocket
- « Paroles de Terre », Pierre Rabhi, 2016, Albin Michel
- « Et si l’aventure humaine devait échouer », Théodore Monod, 2002, Le Livre de Poche