par Olivier Le Cabellec et Margot Palma, économistes au Crédit Agricole
• Après des années de forte croissance économique assurée par les prix élevés du pétrole, l’évolution du royaume saoudien, une des premières puissances pétrolières mondiales, est l’une des grandes inconnues des années à venir.
• Au-delà d’un bilan conjoncturel négatif, l’Arabie Saoudite se retrouve exposée à des risques multiples. Le modèle de croissance fondé sur la rente n’est plus viable avec les prévisions d’un pétrole durablement bas. La chute de 50% des recettes pétrolières met à mal la politique de salaires publics élevés et de subventions (des coupes ont déjà été annoncées). Toute modification du pacte social augmente la probabilité à long-terme de troubles politiques internes. Tout ceci alors même que le pays tente de devenir le leader d’un Moyen-Orient hautement instable. Le pays est donc potentiellement explosif : le modèle fiscal n’est pas tenable, des doutes surgissent sur le peg, l’environnement géopolitique est menaçant, la population augmente rapidement, et la jeunesse saoudienne est mal formée et mal insérée dans le marché de l’emploi.
• Le pays a déjà vécu et traversé des situations conjoncturelles difficiles dans les années 90 avec des cycles bas et des prix du pétrole très déprimés, mais la population était moins nombreuse qu’actuellement. La remontée des prix avait alors conforté le pays dans son modèle rentier.
• L’Arabie Saoudite dispose toutefois d’avantages non-négligeables : un haut niveau de richesse, des marges de manœuvres fiscales gigantesques, un secteur financier sain et une population jeune. Une trajectoire d’évolution possible réside dans la diversification de l’économie, la refonte de la fiscalité et la création d’emplois dans le privé, notamment pour la part saoudienne de la population.
• Les choix de politique économique qui vont être faits dans les années à venir vont donc être décisifs pour l’Arabie Saoudite. Les incertitudes sont très fortes sur la capacité des dirigeants à remettre en cause rapidement le rôle central de l’Etat dans la redistribution de la rente, malgré un potentiel de changement et une véritable volonté politique. Ils devront maîtriser tous les risques autour de la transition d’un modèle de rente vers une économie plus diversifiée. Mais les blocages sont forts, entre le clergé et la partie non-réformiste de la famille royale.
• Au sein des pays du Golfe, l’Arabie Saoudite est probablement le pays qui est confronté aux plus importants défis de transformation, à la fois de son modèle économique et de ses structures sociales. L’équation est d’autant plus compliquée que l’Arabie Saoudite dispose d’une place de leader dans la zone et qu’une déstabilisation du pays aurait des conséquences régionales importantes.
• Nous craignons donc que les réformes en cours ne soient pas suffisantes pour le changement de modèle nécessaire à la remise en cause de l’économie rentière, et que le pays soit encore pour longtemps très tributaire de la valeur du pétrole.
2015 : une conjoncture dégradée
– Un ralentissement de l’activité économique…
La croissance saoudienne a bénéficié du développement du secteur pétrolier sur la décennie 2005-2015, avec une croissance annuelle moyenne supérieure à 5% en volume et un pic à 8,4% en 2008. Sur la même période, le PIB/habitant en PPA (parité de pouvoir d’achat) a augmenté de 4,2% en moyenne annuelle, pour atteindre environ 54 000 USD.
La croissance décélère à 3,3% en 2015 et devrait ralentir à 1,1% en 2016. La croissance du secteur non-pétrolier ralentit et ne prend pas le relais d’un secteur pétrolier qui stagne en valeur. La hausse de la production est insuffisante pour compenser la chute des prix de plus de 50%. Nos prévisions de prix du pétrole sont celles d’une prolongation de cette situation : une remontée progressive à environ 40 USD à la fin de l’année 2016 qui se poursuit régulièrement jusqu’à 60 USD fin 2017.
– … dû à la chute des prix du pétrole
Le pays a fondé sa croissance sur l’exploitation de la manne pétrolière. L’Arabie Saoudite, Etat rentier, tirait jusque-là 90% de ses recettes publiques, 80% de ses revenus d’exportation et 40% de son PIB de la production de pétrole.
L’économie saoudienne a donc une vulnérabilité marquée aux prix du pétrole, alors même que la stratégie actuelle est le maintien coûte que coûte des parts de marché saoudiennes mondiales, ce qui maintient le cours du pétrole au plus bas. L’Arabie Saoudite a légèrement augmenté sa production en 2015 jusqu’à plus de 10 millions de barils/jour, tandis que les prix subissaient une chute brutale jusqu’à 30 USD le baril. Sa production est désormais stabilisée à 10,1 millions de barils/jour.
– Une balance des paiements en négatif
La conséquence de la baisse des cours du pétrole est une dégradation dès mi-2014 des soldes commerciaux et courants de la balance des paiements. Le solde commercial est déficitaire depuis le T1 2015. Très excédentaire ces dernières années, la balance courante est déficitaire en 2015 en raison d’un baril de pétrole à 53 USD en moyenne.
Le compte financier est également négatif en 2015, comme c’est le cas depuis plusieurs années, traduisant la sortie d’épargne saoudienne vers l’étranger. Ce profil (comptes courant + financier négatifs) explique en partie la baisse des réserves de change observée en 2015.
Le nœud de la réforme de la fiscalité
– Une situation fiscale très dégradée en 2015…
L’Arabie Saoudite avait enregistré d’importants excédents budgétaires ces dernières années grâce aux recettes pétrolières, ce qui lui avait permis d’accumuler d’importantes réserves de change. Elle entre désormais dans une période d’incertitude budgétaire, où les revenus pétroliers ne sont plus suffisants pour financer ses dépenses. Le solde budgétaire est fortement déficitaire en 2015 (-17% du PIB), pour plusieurs raisons.
Du côté des recettes publiques tout d’abord. La plus grande partie est issue de l’extraction et de la production de pétrole, et elles ont chuté de presque de moitié entre 2014 et 2015 (conséquence de l’effondrement des cours). La part des recettes pétrolières diminue donc nettement en 2015, représentant « seulement » 73% des recettes totales contre 87% en 2014. Finalement, les recettes publiques totales chutent de 42% sur un an et équivalent à 23% du PIB en 2015 (contre 37% en 2014).
Les dépenses publiques ont également diminué mais dans une bien moindre mesure (-12% sur un an), d’où l’explosion du déficit budgétaire. L’année 2015 a en effet été marquée par des dépenses exceptionnelles, notamment le versement de primes individuelles très conséquen- tes lors du couronnement du nouveau roi Salman, et le coût financier des conflits au Yémen et désormais en Syrie.
Ce déficit a été financé de deux manières :
- Les réserves en devises détenues par la SAMA ont diminué en 2015 (-18% sur un an). Elles demeurent importantes (602 Mds USD soit 80% du PIB) et couvrent donc pour plusieurs années le déficit budgétaire si besoin (même si ce n’est pas leur vocation première).
- Le gouvernement saoudien a également émis des titres sur le marché domestique en 2015, pour la première fois depuis 2007, pour une valeur totale de 15,7 Mds USD.
– …mais des marges de manœuvre importantes
Tant du côté des recettes non-pétrolières, peu importantes actuellement, que du côté des dépenses publiques, une refonte de la fiscalité est possible pour l’Arabie Saoudite. L’annonce du budget 2016 a été l’occasion pour les autorités de révéler leur plan de réforme.
- Côté recettes, il s’agit d’augmenter la part des recettes non-pétrolières, via de nouvelles taxes. Un projet de TVA a déjà été approuvé et doit être appliqué, sans date de lancement annoncée (probablement 2017 au plus tôt car l’administration fiscale n’est pas opérationnelle). Le vice-prince héritier a déclaré souhaiter le faire en coopération avec leurs voisins du Golfe, et confirmé qu’il n’y aurait ni impôt sur le revenu ni impôt sur la fortune. Une TVA à 5% pourrait lever annuellement des recettes équivalentes à 1,5% du PIB (selon l’Institute of International Finance). Ce serait un montant encore modeste. À titre de comparaison, la TVA représente 7% du PIB des pays de l’UE.
- Côté dépenses, les subventions colossales, qui représentent 5% du PIB annuellement, vont être rabotées bien plus rapidement qu’anticipé. Le prix de l’essence à la pompe va être augmenté dans une fourchette de 50% à 66%. Les prix de l’électricité et de l’eau seront également augmentés pour les industriels et les ménages les plus aisés. Une telle réorientation du modèle fiscal permettrait de réduire le seuil d’équilibre fiscal, actuellement à 100 USD/baril, à 80 USD (potentiellement dès cette année). Le ministère saoudien des Finances prévoit pour l’année 2016 :
- Des dépenses publiques de 840 Mds SAR (224 Mds USD), soit une baisse de 14% par rapport aux dépenses réalisées en 2015.
- Des recettes publiques à hauteur de 513,8 Mds SAR (137 Mds USD), soit une baisse de 15% par rapport aux recettes réalisées en 2015. On estime que cela correspond à des hypothèses de prix du baril entre 36,5 et 38 USD.
- Un solde budgétaire de -326 Mds SAR (-87 Mds USD) soit un déficit de 15% du PIB.
Le pilotage du budget saoudien devra être plus rigoureux que les années passées pour permettre au pays de traverser la crise actuelle. C’est un défi compte tenu des dépassements régulièrement constatés depuis 2008.
Les autorités saoudiennes essaieront de limiter l’usage des réserves de change pour combler le déficit budgétaire en 2016 (celles-ci sont plutôt destinées à préserver le peg).
Le recours à l’endettement public va donc se prolonger en 2016 pour financer le déficit budgétaire à deux chiffres. Une option privilégiée également par le reste du Conseil de Coopération du Golfe : Oman, Bahreïn, Koweït, EAU sont allés sur les marchés obligataires en 2015 ou prévoient d’y aller en 2016. L’endettement public saoudien devrait augmenter fortement dans les années à venir. Il n’est pas exclu que le gouvernement émette des titres sur les marchés internationaux de la dette, afin de ne pas dégrader la liquidité du marché domestique saoudien.
– Agences de rating : un risque souverain en hausse
Les trois grandes agences de rating sont unanimes pour considérer que la très forte chute des prix du pétrole entraîne des déficits jumeaux élevés qui pèsent sur les grands équilibres macroéconomiques à long terme. S&P a eu la main particulièrement lourde en dégradant de 3 crans entre novembre 2015 et mars 2016 le rating souverain de l’Arabie Saoudite. Les deux autres agences ont mis des outlooks négatifs sur leur notation. Toutes reconnaissent cependant la solidité du système bancaire saoudien. Le cas de l’Arabie Saoudite n’est pas isolé au sein du GCC puisque deux autres pays assez fragiles que sont Oman et Bahreïn ont également été dégradés par S&P.
Une sphère monétaire et financière qui soulève des questions inédites
La réforme fiscale plutôt que la réforme monétaire : le peg est-il soutenable à moyen- long terme ?
Le riyal est arrimé depuis 1986 au dollar US via un régime de change fixe (peg) au cours de 3,75 SAR par USD. A court terme, il est très peu probable que la SAMA abandonne ce choix de politique monétaire vieux de 30 ans. Malgré la chute du prix du pétrole et les incertitudes quant aux prix futurs, les anticipations de marché n’ont pas bougé. La probabilité de ce scénario est quasi-nulle. La SAMA a d’ailleurs augmenté son taux interbancaire pour suivre la décision de la Fed (tout comme les EAU, le Koweït et Bahreïn).
En revanche, l’évaluation des risques relatifs à un abandon du peg ou à une dévaluation à moyen terme se profile chez certains investisseurs. La probabilité d’un tel événement demeure faible, mais a été cependant en hausse en janvier 2016. Ce mouvement spéculatif s’est fortement atténué depuis lors, mais de nombreux facteurs d’incertitude demeurent : prix du pétrole, efficacité de la réforme fiscale annoncée, situation géopolitique explosive au Moyen-Orient.
Le débat sur les conséquences positives et négatives d’une sortie du peg ou de l’adoption d’un nouveau peg dans les pays du Golfe n’est donc désormais plus un tabou, et les exemples observés dans d’autres pays pétroliers (Russie, Azerbaïdjan) nous fournissent quelques enseignements.
- Cette option impliquerait dans tous les cas une érosion plus ou moins durable de la confiance des investisseurs. Par ailleurs, le gouvernement a lancé un plan de privatisation de certaines entreprises publiques et souhaite attirer plus d’investisseurs directs étrangers. Il ne peut se permettre de laisser planer des doutes sur la solidité de son régime de change.
- Au titre des avantages, la dévaluation ou la dépréciation de la monnaie saoudienne donnerait probablement un taux de change plus réaliste, et diminuerait les importations via un renchérissement de leur coût. Elle permettrait aussi de protéger les réserves de change et donc sans doute le rating du pays. Enfin, elle réduirait mécaniquement les seuils d’équilibre du budget et du compte courant (cf. exemple russe).
- La liste des inconvénients est aussi assez longue. Compte tenu de l’ampleur et de la diversité des importations, une dévaluation provoquerait de l’inflation importée en raison du renchérissement des produits importés en masse par le pays et de l’absence de la possibilité de substitution aux importations. En affectant les revenus réels et le pouvoir d’achat des agents privés saoudiens, elle aurait un impact récessif sur la consommation des ménages. Enfin, tous les acteurs endettés en dollars, notamment les entreprises ne disposant que de peu de ressources en devise forte, verraient la charge de leur remboursement d’emprunt augmenter fortement, ce qui ne manquerait pas de pénaliser les banques dont le taux de créances douteuses pourrait alors progresser.
Un autre aspect de l’abandon du régime de change fixe au dollar est la coordination des politiques monétaires au sein des pays du GCC. On sent bien que certaines monnaies sont actuellement assez menacées (dinar bahreïni, rial omanais) compte tenu de larges déséqui- libres macro-économiques mais qu’aucun pays ne souhaite être le premier à sortir du peg. De plus, même si les relations entre l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis sont désormais plus distendues, les aspects politiques d’un abandon du peg ne sont pas à négliger.
Nous pensons que les autorités politiques et monétaires saoudiennes feront preuve de pragmatisme et que s’il s’avère que les avantages d’un dépegging l’emportent sur les inconvénients, alors le pays changera sa référence au dollar pour une nouvelle parité plus faible. Tant que l’économie restera peu diversifiée et que le pétrole restera facturé en dollar, l’adoption d’un régime de change totalement flexible reste en revanche très peu probable.
Finalement, cela dépendra des effets des ajustements structurels prévus à ce jour sur le redressement des équilibres macro-écono- miques. S’ils tardent à se produire, alors il sera de plus en plus probable que les autorités s’orientent vers un assouplissement du régime de change, assouplissement qui pourrait par ailleurs être provoqué par des tensions sur les marchés financiers. A moyen terme court (3 à 4 ans), cette probabilité nous semble toutefois toujours très faible. Néanmoins, la visibilité sur le maintien du peg au-delà de 3 ans est faible.
Le 1er défi structurel : un marché du travail dual
Les réformes annoncées sont nombreuses, et un plan national les détaillant en 133 réformes a été annoncé. Leur « visage » est celui du jeune vice- prince héritier, Mohammed bin Salman, qui occupe l’espace médiatique et affirme vouloir changer de modèle de développement. Mais ceci devra d’abord passer par la gestion des questions démographiques et du marché du travail.
– Un dynamisme démographique fort
Le pays compte environ 30 millions d’habitants sur son territoire, dont 20 millions de Saoudiens et 10 millions d’étrangers. La majorité de la population étrangère est masculine (environ 70%) et en âge de travailler.
La population totale a augmenté très rapidement depuis les années 1970, et pourrait augmenter de 50% d’ici 2100 (scénario médian des projections de l’ONU). Cette augmentation de la population constitue un défi majeur sur le long terme.
– Un marché du travail segmenté et une population saoudienne mal insérée
Le marché de l’emploi est un marché dual, à l’image de la structure de la démographie saoudienne. La population saoudienne a un taux de participation au marché du travail de 41% (ce chiffre grimpe à 65% pour les hommes saoudiens), contre 75% pour la population étrangère. Le taux de chômage global est de 5,7% tandis qu’il s’élève à 11,7% pour les nationaux.
En réalité, seulement 45% des emplois en Arabie Saoudite sont occupés par des Saoudiens. Les autorités parlent de « taux de saoudisation », taux réglementé en fonction des secteurs d’activité afin de permettre aux nationaux de trouver des débouchés hors de la fonction publique. Dans le secteur privé, ce ratio chute en effet à 22%. Il est en revanche de l’ordre de 90% dans le secteur bancaire, et beaucoup plus faible pour les petits emplois du quotidien.
Les emplois des Saoudiens sont concentrés dans le secteur public (67%) : ce sont des emplois de fonctionnaires généralement bien rémunérés, dans les secteurs de l’administration publique, de la défense, de l’éducation et de la santé. La population étrangère occupe des postes moins bien rémunérés dans le secteur privé (construction, commerce de gros et de détail, industrie).
– Les défis majeurs du marché du travail
Les relever sera absolument décisif pour la réussite de l’évolution du pacte social souhaité par les dirigeants.
- L’augmentation de la population : il faudra dans les années à venir absorber la population supplémentaire dans le marché de l’emploi. Même en prenant l’hypothèse d’une augmentation très modérée du taux d’activité, 6 millions de personnes supplémentaires intègreront la population active d’ici 2040. La création d’emplois dans le secteur privé est donc nécessaire pour éviter une hausse du chômage et donc une hausse du risque de tensions sociales, le tout dans un contexte où la baisse de la manne pétrolière implique une politique de redistribution moins généreuse.
- Le défi majeur, actuellement et pour les années à venir, est la création d’emplois pour les Saoudiens dans le secteur privé. Ceci d’autant plus que les salaires du secteur public constituent le principal poste de dépenses courantes de l’Etat et alourdissent la situation fiscale. Or, ces dernières années la création d’emplois non-saoudiens dans le secteur privé demeure plus rapide que celle des emplois saoudiens.
- La formation des jeunes : le chômage des jeunes Saoudiens (15-29 ans) est de 26% (alors que le taux d’activité n’est que de 28%). Il existe une inadéquation entre la formation de la main-d’œuvre saoudienne (surqualifiée, avec des diplômes de mauvaise qualité) et les besoins du secteur privé. 60% d’une classe d’âge va à l’université (niveaux comparables à la France ou à l’Allemagne), mais les étudiants sont aux deux tiers diplômés des « humanités et sciences sociales » peu professionnalisantes (car très centrées sur les études coraniques).
Le 2e défi : une économie à diversifier et à privatiser
Le pouvoir saoudien a conscience de la nécessité de sortir de la maladie hollandaise dont souffre son économie, et a affiché la volonté politique de refondre son système productif. Il a mandaté des cabinets de conseil pour étudier ce sujet. A titre d’exemple, McKinsey a publié en décembre 2015 un rapport intitulé « Saudi Arabia beyond oil: the investment and productivity transformation ». Il tire la conclusion qu’avec une baisse durable des cours pétroliers, le pays doit s’attaquer aux sujets de la fiscalité et du marché de l’emploi pour ne pas perdre son potentiel de croissance.
Le cabinet conseille une stratégie pleinement axée sur la refonte de la fiscalité (vers les revenus non-pétroliers) et la privatisation. Il identifie huit secteurs jugés prometteurs pour diversifier l’économie saoudienne : mines et métaux, pétrochimie, industrie, commerce, tourisme, finance, construction et santé. Il souligne également les trois défis de l’Arabie Saoudite : une main-d’œuvre plus productive, un environnement des affaires simplifié et renforcé, une fiscalité refondue.
Côté actualité, Saudi Aramco, la compagnie étatique pétrolière, envisage d’ouvrir son capital aux investisseurs privés. L’information a été dévoilée par le vice-prince héritier Mohammed bin Salman et confirmée par un communiqué de l’entreprise. La cotation d’Aramco en ferait possiblement la plus importante des entreprises cotées au monde selon les spécialistes et en tenant compte des réserves pétrolières du sous-sol : sa capitalisation serait le double de celle d’Apple. Cette décision, si elle se concrétise, ouvrirait une stratégie plus large de privatisation mais aussi, possiblement, de transparence.
Les dirigeants actuels réussiront-ils à mettre en œuvre les ambitieux projets de transformation de la société saoudienne et si oui à quel tempo ? Le plan national de transformation, élaboré par le Conseil présidé par le vice-prince héritier Bin Salman, est construit autour de 133 recommanda- tions dont le contenu sera révélé courant 2016.
Mais il n’y a pas d’exemple vraiment probant de transformation d’une économie de rente en une économie ouverte et diversifiée.
Une situation politique encore peu claire dans un Moyen-Orient explosif
Rappelons que le pays est une monarchie absolue fermée, où le Coran inspire la loi. Parmi les six indicateurs de gouvernance de la Banque mondiale, celui captant le niveau de démocratie (« Voice and Accountability », c’est-à-dire « participation et responsabilité ») est d’ailleurs de loin le plus faible.
Certains aspects de la politique énergétique et de la politique étrangère du gouvernement du roi Salman sont contestés par une partie de la famille royale. La rente pétrolière a permis d’acheter la paix sociale, mais à un coût très élevé : ce modèle arrive à un tournant puisque les subventions vont subir des coupes dès 2016. La hausse de la population, combinée à une baisse des recettes publiques, accentue le risque de troubles sociaux à long terme si les dirigeants ne réussissent pas à refondre leur modèle fiscal pour s’affranchir de la dépendance envers une rente pétrolière un peu plus incertaine compte tenu des niveaux de prix actuels. Les contestations pourraient venir de rivalités intra-familiales, des populations chiites (15% de la population) de l’est du pays (régions pétrolifères), ou bien des jeunes Saoudiens. Le gouvernement du roi Salman paraît avoir maîtrisé ces risques pour le moment.
Le pays doit également faire face à la présence de groupes djihadistes sur son territoire, notamment issus de l’État islamique. Il subit régulièrement des attaques terroristes contre des cibles chiites dans l’est du pays (dont la dernière fin janvier 2016), et une attaque à la bombe dans une mosquée contre des membres des forces spéciales perpétrée par l’EI durant l’été 2015.
La géopolitique est la zone de risques la plus critique et la plus difficilement prévisible de l’Arabie Saoudite et de la région Moyen-Orient. Le pays est au cœur d’une région explosive, et sa politique étrangère est de plus en plus affirmée face à l’Iran, son rival chiite, pour le leadership de la zone. L’engagement militaire au Yémen, terrain d’affrontement entre les deux prétendants, l’illustre. L’Arabie Saoudite est depuis mars 2015 à la tête d’une coalition pour appuyer le pouvoir yéménite contre des rebelles chiites. Un conflit ouvert entre ces deux puissances est peu probable à court terme, mais les affrontements par terrains interposés devraient certainement se poursuivre.
L’Arabie Saoudite s’est ainsi engagée dans une double guerre coûteuse et à l’issue incertaine, faisant également partie de la coalition luttant contre l’État islamique.
ENCADRE 1 – L’Etat rentier : définition
Le pays rentier est celui qui tire des revenus conséquents de l’exploitation et de l’exportation d’une ressource naturelle présente en abondance. Cette situation modifie les structures économiques et les modèles de gouvernance de l’Etat, qui joue un rôle-clé dans la production, l’exploitation et la vente de la ressource naturelle. L’Etat rentier est ainsi au centre de la redistribution de la rente. Le pays rentier, très souvent mono-producteur, s’expose à un risque de retournement conjoncturel violent, à moins que la rente ne soit l’objet d’une gestion particulièrement prudente ou que l’économie soit diversifiée (cas de la Norvège). Les pays pétroliers sont un exemple-type de pays rentier.
NB : la rente peut aussi provenir d’une autre source que d’une ressource naturelle (tourisme ou finance par exemple).
ENACDRE 2 – Un système bancaire oligopolistique et bien régulé
Le système bancaire constitue la majeure partie du secteur financier saoudien (3/4 des actifs). Il est oligopolistique (6 grandes banques se partagent le marché) et privé. Il est bien régulé par la SAMA. Le taux de créances douteuses est particulièrement bas puisqu’il s’élève à seulement 1,4% (ce ratio devrait toutefois augmenter à 2,5% en 2016). Les prêts non performants sont bien provisionnés.
Les dépôts constituent les trois quarts du passif des banques. Ce sont principalement les entreprises, car la population saoudienne, plutôt mal insérée sur le marché du travail, a également une culture de l’épargne très faible. Le taux d’épargne au niveau national est de 38% du PIB, mais le ménage moyen n’épargne quasiment rien et dépense généralement l’intégralité de son revenu, y compris parmi les classes sociales les plus aisées.
Les crédits bancaires, essentiellement de court-terme, sont principalement octroyés aux acteurs privés et répartis à 71% vers les entreprises et 25% aux ménages. Le crédit bancaire a eu une croissance à deux chiffres ces dernières années et s’élève désormais à 45% du PIB saoudien (il décélère avec le ralentissement de l’économie).
La SAMA surveille le crédit à l’immobilier pour prévenir toute surchauffe liée à des taux d’emprunt faibles, en instaurant des ratios prudentiels très conservateurs. Elle a récemment assoupli le ratio minimum de liquidité de 85% à 90% pour tenir compte des effets de la crise et ne pas brider l’activité de prêt des banques.
Malgré des inquiétudes sur la détérioration de la liquidité du système saoudien (issue de la baisse des dépôts publics et du resserrement de liquidité domestique) et sur la probable hausse des créances douteuses, le secteur bancaire, plutôt conservateur et bien régulé, devrait affronter sans difficulté le défi d’un environnement économique un peu plus difficile en 2016 et 2017.
Focus : le défi de l’inactivité des femmes
Le taux d’activité des femmes saoudiennes est de 17% actuellement (dont 1/3 sont au chômage). Il n’est pas improbable que ce taux d’activité augmente à long terme ; et ceci d’autant plus que le nombre d’enfants par famille a chuté en quelques années. La conséquence est une population active encore plus importante à absorber dans le marché de l’emploi (cf. ci-dessus).
Ce potentiel de main-d’œuvre s’est en effet avéré être un relais de croissance économique important dans certaines économies. Les dirigeants saoudiens ont conscience de ces réalités et de ces défis. Cependant, un emploi plus élevé des femmes nécessitera une forte évolution des mentalités et sans doute une pression «administrative» pour lever les forts blocages culturels et religieux en vigueur actuellement.
ENCADRE 3 – La théorie de la maladie hollandaise
Le Dutch disease (maladie hollandaise en français) est une théorie économique qui montre comment l’exploitation et l’exportation de la rente peut conduire au déclin de la production locale de biens échan- geables. Cette théorisation d’une « malédiction des matières premières » est née aux Pays-Bas dans les années 1970, lorsque l’exploitation de grands gisements de gaz s’est accompagnée d’une stagnation de la croissance économique. Suite à la hausse des exportations néerlandaises, le taux de change s’est rapidement apprécié, rendant les autres biens exportables moins compétitifs.
Interprétée de façon large, cette théorie peut servir à expliquer la non-diversification des systèmes productifs en cas d’existence d’une rente. Ce concept doit être manipulé avec précaution, car la manne pétrolière d’un pays (comme ici l’Arabie Saoudite) peut également favoriser la croissance des secteurs non-pétroliers. Cependant, la rente a bien conduit à une distorsion du système productif saoudien, dominé par le secteur public et la compagnie étatique pétrolière Saudi Aramco. Elle a également permis une situation politique particulière, où la paix sociale est achetée par l’argent du pétrole via des subventions en masse et de bons salaires publics (on peut assimiler ce contrat social à une forme de Dutch disease politique).