par Hervé Juvin, président de l’Observatoire Eurogroup Consulting
Eclaireur avancé ou phare de la stratégie, la prospective, l’anticipation et la prévision sont devenues des champs d’expertise. Elles réunissent des séminaires et prétendent même au rang de science. Le big data leur apporte un coup de jeune, en même temps qu’il renouvelle leurs promesses ; avec toute l’information à portée de clic, comment s’y tromper ?
N’en doutons pas ; les cabinets d’étude qui prédisent la croissance de la Chine en 2030 (et au dixième de % près ! ), ceux qui célébraient l’installation durable de VW au premier rang des constructeurs automobiles mondiaux, comme ceux qui prenaient des options sur le baril de brent à 200 dollars en 2016 ne manquaient pas d’informations. Il est même possible qu’ils en aient eu trop. Trop d’information, au point de ne plus voir les facteurs de ruptures, les forces de disruption cachées dans les statistiques. Trop d’informations, avec les certitudes mécaniques qu’elles donnent, au point de négliger les jeux d’acteurs, les rapports de puissance et les risques d’exécution qui font déraper toutes les projections. Trop d’information enfin, au point de croire que toute l’information est là, quand il n’y a que du bruit – toute l’information, oui, mais sans la hiérarchie, les structures et les qualités qui seules lui donnent un sens et la rendent exploitable.
Lors d’un récent et prestigieux Conseil, l’ancien Président d’un constructeur automobile français l’affirmait sans ambages ; s’il avait suivi les conclusions des études sociologiques, marketing, commerciales, qui lui étaient fournies, jamais il n’aurait pris les deux décisions engageant la vie de l’entreprise, et qui font aujourd’hui son succès. Car toute l’information sur ce qui est ne dit rien de la décision qui fera advenir le futur ; car la compilation de données aboutit à des décisions que tous peuvent prendre, alors que la différence stratégique naît de la décision qu’un seul peut prendre, par conviction, par vision, ou par pari.
Ce Président et les administrateurs qui l’entouraient en tiraient une conséquence directe. Plutôt que le scénario du futur, construit sur une surabondance de données croisée d’une multitude d’avis appuyés sur des collections d’expertise, toujours convenu, toujours positif, et toujours en défaut – comment en sortirait-il quelque chose de neuf ? – mieux vaut appuyer une stratégie sur la confrontation avec les scénarios les plus contrastés et les plus violents qui soient – à condition qu’ils demeurent possibles ; si la stratégie est résiliente dans tous les cas, ou si décision est prise d’ignorer certains scénarios, tout est bien.
Inutile de dire à quel point l’Observatoire entend nourrir la réflexion dans ce domaine. Car, enfin, qui aurait prévu une aussi longue stagnation économique, que certains qualifient de « séculaire » ? Qui aurait prévu un afflux de réfugiés en Europe d’une ampleur telle qu’elle accélère une assez spectaculaire décomposition interne de l’Union ? Qui aurait identifié la crise de confiance des consommateurs qui bouscule les habitudes alimentaires et menace d’aggraver la crise agricole d’une crise sanitaire devant laquelle l’INSERM tire la sonnette d’alarme ? Et qui pense vraiment que la surchauffe politique et religieuse qui touche toute l’Afrique du Nord laissera indemne l’Europe méditerranéenne ? Ce serait céder à la mode que d’écrire que nous vivons des temps d’incertitude – était-ce plus sûr en 1912 ? en 1948 ? En 1968 ? La réalité est que nous voulons que nos outils nous donnent des certitudes, alors qu’ils ne font qu’éclairer, un peu, la surprise permanente, inconfortable et délectable qu’est la vie.