par Carlos Quenan, Bénédicte Baduel et Daniela Ordoñez, économistes chez Natixis
Le Brésil a retrouvé dès fin-2009 une croissance dynamique que confirment les données économiques du T1/10 (le PIB a progressé de 8,9% en ga). Alors que la croissance en 2010 devrait être de 6 à 7%, supérieure au potentiel, le risque de surchauffe de l’économie soulève de plus en plus d’interrogations. Pourtant, ce risque devrait être maîtrisé du fait des mesures de politique budgétaire et monétaire adoptées par les autorités. En même temps, le Brésil, qui dispose de moteurs solides de croissance, notamment au niveau domestique, doit faire face à des contraintes structurelles majeures.
Pour que le dynamisme actuel soit soutenable sur le moyen – long terme, il faudra accroître l’épargne et l’investissement domestique, consolider le processus de réduction de la pauvreté et des inégalités, améliorer le capital physique (infrastructures) et humain, entre autres.
Un rebond fort tiré par les facteurs domestiques
Après avoir connu une récession de courte durée (T4/08-T1/09), l’économie brésilienne a finalement bien résisté à la crise économique internationale. Ainsi, la progression du PIB a été quasiment nulle (-0,2%) en 2009 marquant tout de même un net ralentissement par rapport au cycle de 2003-2008, où la croissance a été de 4% par an en moyenne.
Alors que l’on avait anticipé un retour graduel au potentiel de croissance (autour de 5%) en 2010 et 2011, le rebond de l’économie fin 2009 a été particulièrement dynamique. Ainsi, la progression du PIB au T1/10 a été de 8,9% en ga, 2,7% en T/T avec une forte contribution des moteurs domestiques: la croissance de la consommation privée a été de 9,3%, celle de l’investissement de 26,2%. Les importations ont progressé de 40,2%.
Cette dynamique de très forte croissance s’est poursuivie dans les mois suivants. D’après l’indicateur mensuel d’activité publié par la Banque centrale la croissance en avril a été de 11,8% en ga, 0,3% en m/m. La production industrielle sur les 4 premiers mois de l’année a progressé de 17,2% en ga, les ventes de détail de 11,7% et les ventes de véhicules neufs sur le marché domestique ont crû de 11,4% en ga sur la période janvier-mai 2010. Le taux d’utilisation des capacités productives pour le secteur manufacturier est remonté à 82,4% en avril après un minimum à 77,7% en décembre 2008. Le taux de chômage quant à lui est parmi ses plus bas historiques à 7,5% en mai.
Par ailleurs, alors que les taux d’intérêt réels sont historiquement bas, le crédit au secteur privé a repris de manière dynamique même si son taux de croissance (+14,9% sur janvier/mai) reste inférieur à celui de la période pré-crise. En revanche, notamment grâce aux mesures de soutien lancées à la suite de la crise internationale, le crédit à l’immobilier connaît un véritable boom : +48,4% sur les 5 premiers mois de 2010 (contre 41,2% en 2009 et 32,6% en 2008). Pour autant, le taux des prêts non performants pour l’ensemble du système est modéré (3,8% en mai) et a retrouvé une trajectoire baissière depuis octobre 20091. Dans ce contexte de forte dynamique interne, l’inflation, qui a été maîtrisée pendant les dernières années, est repartie à la hausse depuis janvier. Cumulée sur 2010, elle s’élève à 5% en mai, ce qui reste toujours inférieur à la borne maximale de la cible d’inflation (4,5%+/-2%).
En fait, avant que les effets de la crise économique internationale ne se fassent sentir, le Brésil connaissait une phase de « boom » de la demande domestique : le rebond en cours actuellement se situe donc dans le prolongement de la dynamique pré-crise. La croissance de la consommation privée était proche de 9% (T2 et T3/2008), celle de la FBCF autour de 18%. Au cours de cette période où la croissance totale sur 2007-T3/2008 a été de 6,3%, le taux d’utilisation des capacités a atteint 83/84%, les ventes de détail ont progressé à des rythmes moyens de 11%, notamment tirées par les achats de biens durables (les ventes de véhicules neufs ont crû à un rythme supérieur à 25% en moyenne). La croissance du crédit au secteur privé a été supérieure à 30%, notamment pour le crédit à la consommation. Il existe donc bien une dynamique de renforcement de la demande domestique depuis quelques années associée à la progression des revenus par tête, à l’évolution favorable du marché du travail, aux nouvelles opportunités d’investissement… Par exemple, les chiffres de captation des livrets d’épargne sont à leur plus haut niveau historique et en hausse constante depuis août 2006 une fois rapportés au PIB, ce qui corrobore l’idée que la dynamique de la consommation privée n’est pas seulement le corollaire de l’expansion du crédit.
La soutenabilité de la croissance en question
Compte tenu des indicateurs de la conjoncture économique, il apparait de plus en plus clair que le Brésil connaitra une croissance forte en 2010, entre 6% et 7%, le taux de progression le plus élevé des 20 dernières années. Dans ce contexte, l’évolution économique brésilienne a commencé à susciter des interrogations quant à la soutenabilité de ce rythme de croissance et au risque de surchauffe de l’économie domestique.
Il est à noter toutefois que l’évolution des indicateurs conjoncturels au T1 bénéficie d’un effet de base, le T1/09 ayant été le pic de la crise au Brésil. Ainsi on constate, dans le cas de certaines variables, une décélération des rythmes de progression à partir des mois d’avril et de mai. Par exemple, la production industrielle a baissé de 0,6% en avril en m/m, les ventes de 3,3% sur la même période.
Par ailleurs, aux ajustements purement statistiques, s’ajoutent les effets des mesures restrictives mises en place par les autorités publiques afin d’éviter la surchauffe de l’économie et qui devraient avoir un impact dans les mois à venir. Sur le plan budgétaire, plusieurs coupes dans les dépenses publiques ont d’ores et déjà été annoncées pour un montant total de 18 mds de dollars2. Sur le plan monétaire, la banque centrale a repris un cycle de hausse du SELIC qui est passé de 8,75% à 9,50% en avril et à 10,25% en juin et qui devrait se poursuivre lors des prochaines réunions du Comité de politique monétaire (COPOM). Ceci devrait avoir un impact sur la croissance, comme cela a été le cas par le passé, ainsi que sur l’évolution du crédit et de l’inflation. Compte tenu de la transmission décalée de la politique monétaire aux prix, les taux d’intérêt en termes réels ont remonté au cours des 3 derniers mois.
En ce qui concerne le crédit, les prêts à la consommation privée ont progressé moins fortement en mai (16,7%) que précédemment (17,7%, 17,9% et 17,9% en avril, mars et février). Enfin, les indicateurs de confiance –tant des entrepreneurs que des consommateurs- ont stagné au T2 par rapport au T1 ce qui pourrait annoncer une modération de la croissance de la demande domestique au cours des prochains trimestres.
Le déséquilibre extérieur
En fait, une des principales fragilités pour l’économie brésilienne actuellement a trait aux équilibres extérieurs. Au niveau du commerce extérieur, si les exportations ont bénéficié de la bonne tenue des prix des commodities et du dynamisme de la demande asiatique, la forte progression des importations a impliqué une contribution négative du commerce extérieur à la croissance au T4/09 et T1/10.
Alors que le début du cycle de croissance entamé en 2003 avait été accompagné d’excédents courants, le solde courant est devenu déficitaire au T4/2007. De 1,8% du PIB en 2008 et 1,5% en 2009, le déficit devrait se creuser à un peu plus de 3% en 2010. D’une part, la demande domestique sera en moyenne plus dynamique que la demande internationale. D’autre part, la devise brésilienne connaît depuis plusieurs mois un mouvement d’appréciation même s’il a été en partie contrarié au cours des derniers mois par la montée de l’aversion associée à la crise de la dette publique des pays européens. Sans aller jusqu’aux niveaux observés en 2008 où le real s’échangeait à 1,6 contre USD, la devise brésilienne a atteint 1,70 contre USD fin 2009 lorsque le pays a enregistré de fortes entrées de capitaux et s’échange actuellement autour de 1,78 contre USD.
Bien entendu, la tendance à l’appréciation du change pénalise les exportations de biens manufacturés. Ainsi, si les exportations de produits primaires (qui représentent actuellement environ 40% des exportations totales) ont progressé de 8,6% en moyenne par mois depuis janvier, celles de biens manufacturés ont reculé de 0,1% en moyenne. Si le déficit courant devrait limiter le potentiel d’appréciation du real, le pays devrait néanmoins attirer les capitaux étrangers du fait de son attractivité (potentiel de croissance et d’investissement, bons rendements des actifs…) ce qui peut continuer à pousser le réal à l’appréciation. De ce fait, l’excédent du compte financier couvre largement le déficit courant (de 18,8 mds de USD sur janvier/mai contre 31,6 mds d’entrées d’IDE et d’investissements de portefeuille). Mais les entrées de capitaux étrangers sont surtout des capitaux courts par essence volatiles qui exposent donc le pays à de brusques revirements. Sur la période janvier-mai 2010, les entrées d’IDE ont atteint 11,4 mds de USD contre 20,2 mds pour les entrées d’investissements de portefeuille. L’indice boursier, a certes subi les perturbations des marchés globaux, mais il s’est fortement valorisé fin 2009, tendance qui pourrait réapparaître une fois l’aversion pour le risque que l’on observe depuis avril retombée. Dans ce contexte, la politique monétaire brésilienne pourrait être confrontée, dans les prochains mois, à des dilemmes en termes d’objectifs pas toujours compatibles (inflation/taux d’intérêt/taux de change).
La faiblesse structurelle de l’investissement
Au-delà de l’emballement actuel de l’activité économique, divers facteurs structurels limitent la capacité interne du Brésil à supporter une croissance « à la chinoise ». Pour augmenter son niveau de croissance potentielle en évitant les risques de surchauffe, le Brésil doit augmenter les investissements productifs nécessaires à assurer un développement soutenable.
Toutefois, différentes limites structurelles empêchent une expansion rapide de l’investissement. D’une part, une amélioration de l’environnement des affaires, des infrastructures, de la qualité des institutions et de l’éducation en vue d’offrir une main d’œuvre qualifiée s’avèrent indispensables. D’autre part, le taux d’épargne domestique brésilien est relativement faible, par exemple en comparaison des autres BRIC, ce qui va de pair avec un besoin d’épargne étrangère si l’on veut relever le taux d’investissement. La faiblesse de l’épargne des ménages et leur recours au crédit se traduisent par un régime de croissance fortement axé sur la consommation.
Par ailleurs, les conditions monétaires ont pendant longtemps constitué un obstacle à l’investissement privé. Même si le taux d’intérêt directeur a connu une baisse tendancielle au cours des dernières années, le coût du crédit, en termes nominaux et réels, reste relativement élevé.
L’investissement a été aussi handicapé par l’inefficient système fiscal brésilien: la lourde charge fiscale supportée par les entreprises déprime l’investissement privé et incite l’informalité ; sa complexité (le système de fiscalité brésilien est un des plus compliqués du monde) génère des coûts de transaction élevés tant pour les entreprises taxées que pour l’Etat.
Concernant l’investissement public, le faible niveau d’épargne publique ainsi que la rigidité des dépenses budgétaires courantes limitent le financement de projets productifs par le gouvernement, d’autant plus que les comptes publics tout en étant maîtrisés, présentent un déficit récurrent, malgré l’obligation légale de surplus primaire.
Même si les comptes de l’Etat devraient retrouver une tendance positive grâce à la croissance qui devrait caractériser le Brésil dans les années à venir, la question sur la soutenabilité à long terme des finances publiques se pose. D’une part, contrairement aux revenus, les dépenses de l’Etat sont assez rigides : une part importante des recettes du gouvernement central est transférée aux autorités régionales (18% en 2009) et le poids des dépenses courantes (salaires, pensions publiques, etc.) est élevé. Ceci aggrave les déséquilibres budgétaires en temps de crise et limite les marges de manœuvre du gouvernement pour procéder à des ajustements fiscaux.
Par ailleurs, les dépenses du gouvernement présentaient déjà une tendance haussière avant la crise. La politique budgétaire reste globalement expansionniste (en mai, les dépenses du gouvernement central se sont accrues de 18% en ga, et de 5% depuis le début de l’année) même si les mesures fiscales mises en place par le gouvernement suite à l’aggravation de la crise fin 2008 sont déjà en cours de retrait. La politique budgétaire devrait donc être en phase avec la nouvelle politique monétaire restrictive appliquée par la Banque centrale brésilienne en vue de maîtriser l’expansion de l’économie et les pressions inflationnistes.
Conclusion
L’économie brésilienne, qui a emprunté un sentier de forte croissance depuis 2003, mis à mal par la crise internationale en 2009, devrait enregistrer en 2010 une forte reprise, avec une progression du PIB de l’ordre de 6/7%. Si le rebond a été très fort sur les premiers mois de l’année, le risque de surchauffe apparaît somme toute faible à court terme.
Notamment, la reprise d’un cycle de hausse du taux d’intérêt directeur par la banque centrale et la modération des dépenses publiques devraient contribuer à ralentir la demande domestique dans les prochains mois. La gestion budgétaire par le gouvernement sera néanmoins une variable clé à surveiller à mesure que l’échéance électorale d’octobre 2010 approchera. L’élection présidentielle qui aura lieu à ce moment là opposera Dilma Rousseff, la candidate du PT du président Lula et José Serra, le candidat de l’opposition et ex-gouverneur de São Paulo. Les deux candidats principaux, qui sont à égalité dans les sondages ne remettent pas en cause les grandes lignes de la politique économique en vigueur alors que les attentes de l’opinion publique vont dans le sens de la continuité de la gestion du gouvernement Lula. Ainsi, compte tenu du compromis du gouvernement actuel avec la stabilité économique du Brésil, une dérive laxiste des finances publiques liée au cycle politique apparaît assez peu probable.
Dans les prochaines années, il est certain que la croissance sera tirée par la demande domestique : consommation privée en particulier avec la progression des revenus et un cycle de crédit dynamique ; investissement du fait de nouvelles opportunités (gisements pétroliers, infrastructures pour la Coupe du monde de football de 2014 et les Jeux Olympiques de 2016). Pour autant, malgré ce panorama favorable, des fragilités demeurent dans le contrôle du déficit courant, dans la maîtrise des entrées de capitaux volatiles et au niveau de la soutenabilité des finances publiques. Il s’agit là des principaux défis auquel le prochain gouvernement devra faire face pour surmonter les obstacles structurels qui limitent la croissance potentielle.
NOTES
- En particulier le taux de PNP du secteur financier public, particulièrement offensif pendant la crise dans le soutien au crédit au secteur privé est très faible, à 2,5% en mai.
- Pour autant l’exemption de l’ « Impôt sur la Production Industrielle » pour le secteur automobile a été prolongée jusqu’à décembre 2010.
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