Ce que le Japon des vingt dernières années nous apprend sur l’Europe d’aujourd’hui et de demain…

par Alexandre Bourgeois, économiste chez Natixis

L’image du Japon en Europe au cours des trente dernières années a beaucoup changé. D’un modèle absolu, conquérant et souvent effrayant dans les années 801, elle a progressivement évolué vers une sorte de repoussoir.

D’une célébration de la cohésion sociale japonaise, du management innovant, de la productivité exceptionnelle de ses salariés, de l’avance technique indubitable de son industrie il y a une vingtaine d’années, les commentaires sur le Japon se focalisent désormais beaucoup plus sur le vieillissement de la population, l’atonie économique, lesdéséquilibres budgétaires, le clientélisme des dirigeants politiques, l’implication des fameux yakuzas dans la société et l’économie…

Même si certains phénomènes subjectifs peuvent certainement expliquer cette modification de l’image du pays, il semble néanmoins évident que le changement de la situation économique japonaise depuis vingt ans soit en grande partie à l’origine de cette évolution.

Car le Japon des années 90-2000 n’a plus rien à voir, sur le plan économique, avec le pays triomphant des années 80. Durant les décennies 60,70 et 80, la croissance japonaise atteignait quasiment le double de ce qu’on observait à l’époque en Europe ou aux Etats-Unis2. La part de marché du Japon dans le commerce mondial était passée de 1,8 % en 1953 à 10 % quarante ans plus tard, faisant du pays la deuxième puissance commerciale, derrière les Etats-Unis, à un niveau sensiblement identique à celui de l’Allemagne. Toutefois, la gestion trop expansive de la politique économique par les autorités japonaises (taux directeurs trop bas, déficits publics trop importants alors que la croissance était soutenue) conduisit à la formation d’une bulle sur le prix des actifs. L’explosion de cette bulle au début des années 903 marqua la fin d’une époque et le début d’une période qui fut ensuite baptisée « la décennie perdue ». Cette appellation trouve son origine dans la réponse beaucoup trop lente des autorités publiques à la crise.

La mise en place d’une politique budgétaire expansive, la baisse des taux directeurs, le lancement d’une politique monétaire non-conventionnelle afin de contrecarrer l’apparition d’une trappe à liquidité, le soutien au secteur bancaire (…) arrivèrent à chaque fois trop tard ou à contretemps. Dans ces conditions, le Japon connut une période de croissance extrêmement faible (à peine 1,2 % sur la décennie 90, contre 2,4 % en Europe et 3,4 % aux Etats-Unis), marquée par un arrêt complet du moteur du crédit et un désendettement du secteur privé, que le secteur public tenta de freiner en augmentant massivement son déficit. Ces mesures s’avérèrent toutefois inefficaces, échouant à faire repartir la machine économique (croissance d’à peine 0,5 % sur la décennie 2000, contre 1,6 % aux Etats-Unis et 1 % en Europe) et à stopper la déflation (les prix à la consommation ont reculé de 6 % au cours des dix dernières années, malgré l’inflation liée aux matières premières !). La seule réelle réussite des autorités japonaises est d’avoir maintenu des taux d’intérêt de long terme à des niveaux historiquement faibles4 et ce, malgré l’explosion de la dette publique (de 63 % du PIB en 1991 à presque 200 % en 2009 !).

A bien des égards, la situation japonaise des vingt dernières années présente des traits communs avec la situation européenne actuelle5 : arrêt du moteur du crédit au secteur privé et substitution endettement privé / endettement public, mise sous perfusion de l’économie par la politique monétaire (taux très bas, forte hausse du bilan de la banque centrale, intervention directe sur les marchés…), soutien au secteur financier, croissance très faible de la demande intérieure, risque déflationniste… Malgré deux différences de taille, l’appréciation continue du yen depuis dix ans (alors que l’euro se déprécie) et la détention très importante de la dette publique par les résidents (alors que les dettes publiques européennes sont souvent détenues par des non-résidents), ces similitudes nous conduisent à maintenir notre scénario d’une stabilisation des taux longs français et allemands à des niveaux très faibles au regard des standards historiques pendant encore un bon moment.

NOTES

  1. Qui rappelle à bien des égards les craintes exprimées aujourd’hui vis-à-vis de la Chine…
  2. Au cours de ces trente années, la croissance annuelle moyenne atteignait 6,4 % au Japon, contre 3,6 % aux Etats-Unis, 2,5 % au Royaume-Uni, 3,2 % en Allemagne de l’Ouest et 3,8 % en France.
  3. Entre le 1er janvier 1990 et début octobre de la même année, le Nikkei a perdu quasiment la moitié de sa valeur. De même, l’explosion d’une bulle immobilière fit fondre les patrimoines des ménages de presque 50 % sur la décennie 90.
  4. Les taux dix ans japonais n’ont pas dépassé 2 % depuis le 7 septembre 2000…
  5. Cf. Artus P. (2010), « La quasi-totalité de la planète connaît une reprise économique, mais la demande intérieure de la zone euro va rester faible : vers un modèle « japonais » dans la zone euro ? », Flash n°323, 23 juin, Natixis.

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