Ce qui crée la colère

par Tania Sollogoub, Economiste au Crédit Agricole

« Il est bien possible que la peur soit pour les mouvements politiques un sol très instable. Suffirait-il d’un faible souffle de contre-information pour balayer la communauté de peur ? » (Ulrich Beck).

Globalisation Acte II, le cycle politique

Le retour des populismes a toujours signalé un affaiblissement des démocraties. Ces mouvements ressurgissent quand les partis traditionnels perdent leur légitimité : ils occupent un vide politique et ils sont le symptôme de la crise avant d’en devenir la cause. Quant à l’épidémie des « hommes forts » (ou des femmes fortes), elle n’est pas fortuite : conséquence de la faiblesse des institutions, elle exprime une crise du leadership et le besoin d’un retour de l’Etat face à la globalisation. Les tentatives d’accession de ces partis au pouvoir ne se font pas sur la base d’une idéologie : elles s’appuient sur la polarisation des idées et le rejet des élites, pour former des majorités de refus. Mais cela conduit à un affaiblissement des consensus politiques et de la légitimité des gouvernements. La marge de manœuvre pour les réformes devient alors très faible : en somme, la politique grippe l’économie.

La question des populismes ne s’arrête donc pas aux élections. A long terme, elle pose le problème de la légitimité des élites et des solutions pour concilier démocratie et globalisation. En fait, nous sommes entrés dans un cycle politique, c’est-à-dire un moment de l’histoire où la politique prend la main sur l’économie, et impose sa rationalité. Il n’y aura pas de retour en arrière : nous assistons à une transition des équilibres politiques internes et externes.

Si les manifestations de la crise sont différentes selon les pays et les types de régimes, tout reste lié : ce cycle se construit depuis 60 ans, dans les déséquilibres sociaux nés de la globalisation et du progrès technique. Cela a créé un sentiment de défiance, puis d’impuissance politique face à la reproduction sociale des élites qui s’est généralisée au monde entier. Internet et la crise de 2009 ont ensuite nourri la colère avec une perception accrue de ces déséquilibres. Terrorisme et géopolitique ont enfin activé la peur, dernier ingrédient du cycle politique. Il s’est matérialisé à partir des printemps arabes, et se déploie à présent dans les pays développés.

Evidemment, cela va modifier les priorités de certains gouvernements. Probablement au détriment des équilibres budgétaires, monétaires ou de dette, ce qui peut peser sur les ratings souverains, car les agences de notation s’intéressent plus aux dettes qu’à la légitimité politique. Cela va aussi rééquilibrer les pouvoirs entre les Etats et les Banques centrales. Les chefs de gouvernement devront tous s’attaquer aux clivages identitaires consanguins à la globalisation. Le Brexit et l’élection de Donald Trump en ont révélé la profondeur et la puissance politique. Clivages géographiques, éducatifs, culturels, ethniques et générationnels, ils font le malaise de la classe moyenne et attisent la polarisation des idées. Ce cycle conduit aussi à une transition géopolitique, avec le passage d’un monde centré sur les Etats-Unis, à un système instable où les Etats ne sont plus contrôlés par le multilatéralisme ; où Internet a ouvert un espace à la cyber-guerre ; et où les volontés de puissance seront1 structurantes… Dans ce monde, le risque politique a désormais une dimension systémique, et les effets de contagion décuplés entre politique et géopolitique2 profitent aux populismes .

Et la démocratie ? Elle a toujours été vécue « comme une promesse et un problème »3. Promesse d’égalité et problème, parce que la promesse n’est jamais respectée. Ce paradoxe est devenu invivable, la perception des inégalités et de la corruption étant décuplée par internet. En fait, nous ne savons pas encore si nous assistons à une réforme de la démocratie ou à la bascule de certains régimes ou sociétés, mais la certitude, c’est que la colère des électeurs est en train de ré-ouvrir l’espace du Politique, que la globalisation libérale avait clos. En soi, c’est peut-être une bonne nouvelle…

La mécanique du populisme

Les analyses historiques montrent que les partis anti- système4 s’appuient toujours sur trois piliers : le rejet des élites, un discours moral qui exploite les clivages et des méthodes de mobilisation de masse sur des sujets polarisants. En Europe, le piège serait donc de croire que le succès des populismes repose seulement sur un vote anti-austérité. Leur champ politique est plus large, il inclut une contestation morale et culturelle. Pour arriver au pouvoir, ces partis ne s’appuient donc pas sur une idéologie, mais ils essaient de faire basculer les électeurs sur un ou deux sujets, lors d’un « vote à enjeu ». Cette bascule peut être brutale et éphémère : ce sont des phénomènes de « solidarité négative », qu’Hannah Arendt avait identifiés dès les années 305.

– Pourquoi les élites peuvent-elles voter pour des partis populistes ?

On comprend bien le vote anti-système des populations défavorisées6, mais comment le comprendre quand il vient d’une élite qui tire avantage de ce système ? Or, c’est aussi cette frange de population qui peut donner aux populismes une courte majorité, celle que les sondages ne captent pas. D. Acemoglu7 et J.A. Robinson éclairent peut-être cette question en montrant que l’attachement des élites à la démocratie n’a rien à voir, selon eux, avec leurs valeurs. Elles peuvent brutalement décider de préférer un autre régime. En effet, la démocratie ne serait pas un état stable issu de valeurs, mais un compromis d’intérêts momentané entre les élites, les classes moyennes et le pouvoir politique « de facto », c’est-à-dire le pouvoir des citoyens et le pouvoir de la rue. Si ce dernier change de nature, l’élite peut se sentir menacée. Une forte pression fiscale, notamment, peut diminuer son attachement à la démocratie, et les auteurs montrent aussi que les élites enrichies par la rente minière penchent plus vite pour un raidissement autoritaire des régimes, car leur rente peut être nationalisée, alors que les élites financières seraient plus attachées à la démocratie, car leur rente est délocalisable. D’une façon générale, les questions fiscales participent beaucoup aux ruptures politiques, car elles touchent à la légitimité de l’Etat. Ainsi, l’introduction d’une TVA en Arabie Saoudite (pour compenser les effets de la baisse du prix du pétrole sur le budget) peut faire bouger le contrat social entre l’Etat et la population.

– Les crises de la dette favorisent les extrêmes

Des études historiques8 prouvent aussi que les crises de la dette souveraine peuvent pousser les élites à voter pour les extrêmes. En effet, ce genre de crises a des effets politiques plus déstabilisants que d’autres, car elles cassent le compromis institutionnel dont parle D. Acemoglu à cause du coût fiscal du désendettement de l’Etat : chaque classe sociale reproche aux autres de « ne pas payer assez ». Une crise de la dette se traduit donc systématiquement, environ cinq ans après, par une fragmentation politique ; une montée des partis extrêmes (au profit des extrêmes droites), et une intensification des mouvements sociaux.

Enfin, l’apparition d’une administration de plus en plus importante (pour répondre aux besoins d’une société de masse exigeante) va évidemment contribuer à l’alourdissement de la fiscalité et à son rejet. Par ailleurs, et c’est plus grave, cela coupe les citoyens de l’élite politique. Selon H. Arendt, ce serait l’une des sources, dès les années 70, de la perte de représentativité du Politique: le surdéveloppement administratif crée une « tyrannie de l’invisible »9 , dit-elle, en partant de la définition d’une tyrannie, à savoir un gouvernement qui n’est pas tenu de rendre compte de ses actes. Dans cette situation, le citoyen impuissant peut préférer « l’action séditieuse »…

Donc, malgré le cycle de démocratisation que le monde vient de vivre, la démocratie est un régime plus instable que ne le pensent les démocrates, car sa légitimité ne viendrait pas seulement d’un système de valeur mais d’un compromis d’intérêts. Par ailleurs, la démocratisation est allée de pair avec le développement des oligarchies : ainsi, la dernière vague de transformation des régimes des années 1990 a produit surtout des régimes « hybrides », au point qu’on parle aujourd’hui d’une « récession démocratique ». Les régimes autoritaires se sont transformés pour beaucoup en démocraties « électorales », c’est-à-dire des régimes démocratiques en apparence mais avec une mauvaise gouvernance et une société civile affaiblie. Ainsi, 48% de la population mondiale vivrait en démocratie mais 9% seulement dans une démocratie dite « pure » …10 Quant aux partis anti-système, ils réapparaissent quand l’attachement des électeurs à la démocratie vacille: ils sont toujours le produit d’une crise de la défiance. C’est ce qui s’est passé depuis 50 ans.

La globalisation et le progrès technique ont clivé les sociétés. Ces clivages s’expriment par la polarisation des idées

En 2007, les Nations unies publient un rapport alarmant sur la baisse de la confiance politique dans les démocraties occidentales11 depuis 1960, phénomène que l’on nommera pudiquement le « malaise démocratique »… Ensuite, la tendance s’étend et s’amplifie12, touchant même les pays nordiques, pourtant les plus égalitaires. Aujourd’hui, chaque pays a ses propres clivages, qui expliquent l’intensité de la crise, mais les causes et les symptômes du cycle politique sont les mêmes partout.

Ainsi, cette crise de la défiance s’est d’abord traduite par l’abstention, et par un désintérêt pour les partis et les syndicats. C’est tout un équilibre institutionnel auquel, peu à peu, on ne fait plus confiance. La sortie du jeu politique a été nette pour les jeunes. En Allemagne, près de 40% des jeunes de 21 à 25 ans n’ont pas voté en 2013. En France, 50% des députés ont plus de 60 ans en 2012 contre moins de 30% en 197313. Quant à l’âge moyen du syndicaliste, il était de 45 ans en 1982, et de 59 ans en 200014.

De plus, les liens sont forts entre confiance dans les institutions, confiance sociale, et confiance entre individus. Et dès que la confiance dans les institutions centrales s’érode, elle baisse aussi pour les institutions locales15. C’est alors un vrai piège, qui se déploie lentement, car le manque de confiance entre individus accroît le manque de confiance dans les institutions, et vice versa. La crise de confiance est donc globale, sociétale, et cela ouvre une possibilité de positionnement politique durable pour les partis anti-système. D’où vient cette défiance ? Selon l’indicateur de confiance Edelsman, le progrès technique et la globalisation entretiennent depuis la fin des années 60 une anxiété politique commune à toutes les catégories sociales16. Cette anxiété a clivé la population, entre les catégories qui profitent des changements, ou pensent s’y adapter, et celles qui en souffrent ou en ont peur.

– De puissants clivages identitaires

La bascule politique de certaines catégories s’explique par le caractère multidimensionnel des clivages : économiques mais aussi éducatifs, géographiques, ethniques, culturels ou générationnels. Ces clivages ont accéléré la polarisation des idées et l’affaiblissement des partis du Centre. Aux Etats-Unis, l’animosité entre Républicains et Démocrates est au plus haut depuis 50 ans, et la polarisation s’accroît aussi dans les partis : 92% des Républicains se disent plus à droite que la moyenne de leur parti, contre 64% vingt ans plus tôt. Même chose pour les Démocrates sur la gauche.

Les clivages éducatifs sont parmi ceux que la globalisation a le plus accru, et qui ont un effet très fort de rejet des élites : les catégories les moins diplômées souffrent le plus du chômage lié à l’automatisation, et elles se sentent plus démunies face à la globalisation.

Pendant l’élection de Donald Trump, ces clivages ont atteint les niveaux les plus élevés depuis 1980, 67% des blancs non diplômés ayant soutenu ce dernier. En France, 37% des personnes sans diplôme votent en faveur du FN17.

La globalisation et le progrès technique ont aussi produit des clivages géo-économiques, liés à l’écartement des taux de chômage régionaux, à la concentration de la pauvreté et à un phénomène mondial de métropolisation. Partout, les effets de concentration de richesse l’ont emporté sur les effets de diffusion.

Cela a eu trois conséquences :

  1. Plus les gens de même catégorie se concentrent, plus les différences éducatives ou culturelles s’accroissent.
  2. Les élites sont physiquement coupées de la réalité des autres catégories sociales.
  3. Les inégalités deviennent plus visibles.

Aux Etats-Unis, les dix villes qui ont connu les pertes économiques les plus importantes depuis 2000 ont toutes une part d’industrie manufacturière au-dessus de la moyenne nationale. Or, les classes moyennes restent concentrées dans ces villes, situées notamment dans le Midwest : elles ont soutenu Donald Trump. A l’inverse18, 37% des adultes du Midland font partie des catégories à revenus les plus élevés car ils bénéficient de la rente pétrolière tandis que d’autres villes (Boston- Cambridge) profitent de « corridors high tech ».

En France, les effets de métropolisation ont été importants avec une région parisienne qui représente un tiers du PIB national19. Quant à la géographie de l’électorat du FN, elle reflète la crise économique, dont les effets ont été plus sensibles à l’Est d’une ligne Le Havre/Montpellier20.

Globalisation et progrès technique ont également créé de nouveaux clivages générationnels, avec une paupérisation accélérée des jeunes. Mais dans ce domaine, la traduction politique des clivages est plus complexe : elle dépend des pays et des contextes. Globalement, les jeunes semblent moins effrayés par la globalisation mais ils en souffrent plus : aveu d’échec d’un modèle de croissance, le taux de chômage des jeunes est plus élevé dans les pays à hauts revenus que dans des pays à revenus intermédiaires …21

On peut voir l’un des succès de l’Europe dans le fait que les jeunes Britanniques de moins de 35 ans, pourtant les plus affectés par la concurrence des travailleurs européens, ont voté contre le Brexit à plus de 65% (parmi ceux qui ont voté), alors que 60% des retraités s’exprimaient pour le retrait. De plus, selon une enquête de l’Eurobaromètre22 de 2015, 70% des jeunes nés après 1980 se sentent européens… En France, le taux de chômage des jeunes (15-24 ans) atteint 25% contre 10% en moyenne et leur taux de pauvreté (environ 20%) est au-dessus de la moyenne nationale (environ 13%) »23. 33% des moins de 35 ans votent Front National…

Quant aux jeunes Américains, ils votent plutôt pour les démocrates et soutiennent Hillary Clinton à plus de 55%, mais ils votaient à 66% pour Barack Obama. R. Wedel24 y voit là les conséquences politiques d’une cohorte de jeunes « outsiders » qui n’ont pas réussi à s’intégrer économiquement. Ainsi, pour la première fois depuis 130 ans, le nombre de jeunes adultes qui vivent avec leurs parents est plus important que ceux qui vivent seuls ou en couple.

– Les inégalités visibles et perçues : le malaise de la classe moyenne, partout dans le monde

Enfin, ces clivages ont accru le malaise de la classe moyenne, malaise qui vient à la fois d’une baisse de revenu (surtout dans les pays développés), mais aussi de la crainte d’un déclassement social, et enfin, de la perception accrue d’inégalités devenues plus visibles.

Ce malaise de la classe moyenne a été un moteur politique même dans les BRICs émergents. En effet, le ralentissement économique est en décalage avec la croissance des années 2000, qui avait créé des anticipations de progression de revenus, et cela a fait évoluer les préférences politiques : les inquiétudes des classes moyennes russes et chinoises se sont accrues sur les questions d’éducation, de santé et de retraite, et elles sont devenues plus conservatrices que pendant les années 2000, se transformant en plus de 55%, mais ils votaient à 66% pour soutien des gouvernements en place25.

Dans les pays développés, le malaise de la classe moyenne s’est construit en deux temps. La croissance des années 2000 et l’endettement ont d’abord masqué la baisse de sa part dans le revenu national. Puis la crise de 2009 a joué le rôle de révélateur.

Le crédit facile et l’endettement des ménages ont été les corollaires de la montée des inégalités27, et ils ont été une forme de réponse politique à l’inégal partage de la rente. Ce phénomène avait déjà été observé aux Etats-Unis en 1929, où la crise avait été précédée par une forte augmentation des inégalités de revenus et de richesse, et par une hausse des ratios de dette / revenus des ménages à revenus intermédiaires28. De même, pendant la crise des subprimes, l’endettement des ménages et les bulles immobilières ont fait partie des déséquilibres systémiques pointés par M. Obstfeld et K. Rogoff29. En fait, l’endettement des ménages fait partie des facteurs qui conduisent du risque financier au risque politique…

Aux Etats-Unis, la part des adultes30 appartenant à la classe moyenne est passée de 61% en 1971 à 50% en 2015, le revenu médian des ménages en 2014 était inférieur de 8% à ce qu’il était en 1999.

En France, le bilan est moins net: la classe moyenne31 représenterait deux tiers de la population et l’érosion de ses revenus est moins ancienne qu’aux Etats-Unis, sensible surtout depuis 200932. Cependant, les inégalités ont été accrues par le surendettement et les différences de patrimoine. Surtout, la France a une autre caractéristique : les inégalités ont moins augmenté que dans d’autres pays, mais les Français ont une sensation de déclassement qui conduit un tiers d’entre eux à sous-estimer le niveau réel de leurs revenus33. Ils ont par ailleurs l’impression que ce déclassement n’est pas pris en compte ni par les politiques, ni par les médias.

– La nature des risques liés au progrès technique a conduit aussi au rejet des élites

Le progrès technique est susceptible de générer des catastrophes globales, ce qui, selon Ulrich Beck dans « La société du risque », a eu de fortes conséquences politiques. En effet, cette globalisation des risques supprime la différence entre classes sociales (tout le monde est touché de la même façon), et elle a été mal captée par les partis traditionnels, issus de la lutte des classes. De même, la globalisation des risques a délégitimé les Etats, qui peinent à s’emparer de thèmes supranationaux. La colère politique aurait été particulièrement intense dans les catégories supérieures, qui acceptent difficilement que leurs revenus (et leurs impôts) ne les protègent pas de ces risques majeurs. Et surtout, le rejet du progrès technique s’est alors étendu aux « experts », soupçonnés de dominer la société. La théorie du complot et le révisionnisme scientifique ont pris racine dans cette dénonciation des experts.

Pour finir, la société du risque développe aussi une sensation de « no future » : c’est une société de la catastrophe. « L’état d’exception peut y devenir un état normal » écrit U. Beck. « Le caractère insaisissable de la menace et notre impuissance favorisent l’apparition de réactions et de mouvements politiques extrémistes et fanatiques ». Car, « à mesure que les dangers se multiplient, la société du risque a tendance à se muer en société à boucs émissaires »…

Le blocage social a nourri la crise du leadership

Les clivages se sont traduits par un blocage social. La société des héritiers avait déjà été décrite par P. Bourdieu34 mais le phénomène s’est étendu au monde entier, puisqu’il concerne désormais la formation des élites des pays émergents.

– Le dernier cycle de démocratisation du monde a donc conduit à la diffusion d’un modèle social fragmenté et bloqué

En France, selon B. Hugonnier37, « l’affirmation du déterminisme social dans l’éducation est de plus en plus ressentie par les Français». Et l’effet politique est d’autant plus fort que cela va à l’encontre du modèle d’élite républicaine. En résulte «une remise en cause du caractère démocratique du système, en plus d’être un frein à la mobilité sociale ».

En réalité, la mesure de l’élite et de sa composition est complexe. Selon l’OCDE, en 2012, « le nombre de diplômés s’élevait pour la France à 30%, ce qui était supérieur à l’Allemagne avec 27%». Par groupe d’âge, la France est au-dessus de la moyenne de l’OCDE pour les 20/24 ans (43% contre 39%), également supérieure à l’Allemagne avec 29% (mais le Japon est à 59%).

Mais surtout, l’ascenseur social se serait grippé : le nombre d’élèves issus d’un milieu socio- économique modeste (premier quartile du statut socioéconomique et culturel), arrivant à des hauts niveaux de performance dans les tests Pisa est passé de 7,4% en 2003 à 4,9% en 2012, soit un taux deux fois inférieur à ceux de la Corée du Sud et du Japon. En 2014, les enfants de cadres ou de professions intellectuelles représentaient 17% des Français de 18 à 23 ans mais 30% des étudiants, et 50% des élèves en classe préparatoire … 38

* La professionnalisation des partis

Le malaise lié à la reproduction sociale se prolonge avec la professionnalisation des partis. Ainsi, le sentiment d’impuissance a été renforcé par la sensation d’une double absence d’alternative : peu de renouvellement des hommes dans les partis, mais pas non plus dans les programmes, car l’effondrement de l’ex-URSS a consacré la domination de la pensée libérale. Paul Whiteley39 évoque la notion de « state capture » : plus les partis deviennent proches de l’Etat, plus ils se technocratisent.

Enfin, les clivages, le blocage social et la crise des partis ont enfermé les démocraties dans un cercle vicieux qui court de la politique à l’économie et qui a été brutalement amplifié par les réseaux sociaux.

* De la crise de légitimité à la crise de gouvernabilité

Le circuit est le suivant : le ralentissement de la croissance conduit au développement des inégalités et des clivages, mais aussi à une plus forte perception de ces inégalités et de la corruption, ainsi qu’à un rejet des élites. Ce sentiment produit alors trois types de comportements politiques, plus ou moins mêlés : l’abstentionnisme, le « click-activism » et le vote de rejet. Se pose alors la question d’une illégitimité des institutions, qui entraîne un risque d’ingouvernabilité : les équipes en place n’auront pas la marge politique pour mettre en place des réformes économiques structurelles. La boucle est bouclée : sans réformes, la croissance potentielle s’affaisse. Et la perception des inégalités s’accroît… Il y a peu de moyens de sortir de ce piège: il faut retrouver de la légitimité. Cela amène à la question du leadership, seul capable, à court terme, de compenser l’affaiblissement des institutions.

Comment la corruption et internet ont fait passer du sentiment d’impuissance à celui d’injustice. Comment l’injustice déclenche les crises. Et comment Tocqueville avait tout prévu…

Pourquoi passe-t-on de la défiance à l’action politique ? Pour cela, il faut la colère. Les enquêtes montrent (Victor Hugo le savait déjà, ayant observé les mouvements insurrectionnels de la fin du XIX siècle) que la décision de passer à un choix politique de rupture n’est pas liée seulement à une revendication de revenu. Il faut qu’il y ait un sentiment d’injustice. C’est la société de la défiance et l’impuissance qui font la crise. Mais c’est l’injustice qui explique l’intensité de la crise. Celle-ci va se matérialiser dans le monde entier, à partir des printemps arabes, avec une perception accrue des inégalités et de la corruption, qu’Internet va amplifier.

* La perception de la corruption 43

Dans une démocratie consolidée, la corruption n’est pas un délit comme les autres : elle est vue comme un « symptôme de l’affaiblissement de l’esprit démocratique »44 car c’est la négation même de la règle démocratique par l’acteur public, censé être le gardien de cette règle45. Le développement de la corruption entame donc la confiance envers le système public d’une part, et la notion de bien commun d’autre part46.

Il existe des décalages entre réalités et perceptions de la corruption47. La Berd48 montre qu’en Allemagne, les indicateurs de perception des citoyens sont plus faibles que leurs expériences avérées de corruption. C’est l’inverse en Croatie ou République slovaque. Cette différence est difficile à expliquer mais provient de clichés culturels, liés à une forme de « path dependancy » institutionnelle inscrite dans le comportement des agents (nette dans les pays méridionaux).

Il y a peu de consensus dans la recherche sur les liens entre la corruption et la croissance économique. Pour certains, l’impact est non-significatif49 et pour d’autres, il est négatif50. Par ailleurs, le lien entre la corruption et le type de régime est moins évident qu’il n’y paraît. Beaucoup défendent l’idée que la démocratie réduit la corruption51, mais le niveau de corruption suivrait en réalité un U inversé : une augmentation en phase de démocratisation comme vu en Indonésie et en Thaïlande (les institutions ne sont pas assez matures) et une réduction lorsqu’elle se consolide avec des contre-pouvoirs efficients52. Le fait qu’une démocratie stable produit moins de corruption qu’une démocratie instable ou qu’un régime autoritaire fait cependant consensus53.

La réforme des institutions n’entraîne pas forcément une diminution de la perception de la corruption. Le cas tunisien est éloquent, où la modification profonde du régime ne change rien à la perception de la corruption, intimement liée à la perception des inégalités, notamment régionales (décalage entre la côte et le centre du pays54). En 2014, la majorité des Tunisiens pensait que le niveau de corruption des institutions d’Etat était le même voire plus élevé qu’avant 2011.

Enfin, la lutte contre la corruption est un mélange de mesures institutionnelles, de réforme de la justice et surtout de changement des mentalités. Le Brésil est en train d’en payer le prix. Mais le vrai risque de blocage tient à ce que la corruption est parfois à ce point installée qu’elle en devient une « norme sociale »55, comme en Ukraine où la « middle » corruption s’est développée en même temps que l’économie parallèle.

* Internet et la démocratie : crise ou réforme ?

Les réseaux sociaux ont décuplé la perception des inégalités et de la corruption, mais ils ont aussi révolutionné les comportements politiques car le « click-activism » a une incroyable capacité de mobilisation, dans les pays développés, émergents et même moins avancés… Donc : on ne vote pas mais on est sur les réseaux sociaux ; on s’abstient mais on manifeste. Selon certains philosophes, Internet serait même l’une des rares grandes révolutions institutionnelles récentes… Reste que les effets du click-activism sont ambigus : d’un côté, cela affaiblit la légitimité des institutions, mais d’un autre côté, on voit l’apparition de nouveaux contre-pouvoirs, ce que Rosanvallon appelle la « contre-démocratie ». Ce n’est pas l’inverse de la démocratie, mais « l’arc-boutant sur lequel elle s’appuie ». Nous assistons donc peut-être à une évolution institutionnelle essentielle parce qu’elle «compense l’érosion de la confiance par une organisation de la défiance »56, fondée sur des fonctions de veille, de dénonciation et de notation (les ONG mondiales y contribuent, par leur audience parmi les jeunes, facilitée par la diffusion de l’anglais et l’alphabétisation).

Par ailleurs, la fertilisation croisée de la défiance et des réseaux sociaux a été le terreau d’une théorie du complot à dimension mondiale. Au point que la notion de « post-vérité » a été choisie comme expression de l’année par le dictionnaire Oxford, qui le définit comme « des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ».

* Les guerres que l’on ne voit pas…

On le sait, l’utilisation des algorithmes contribue à la polarisation des idées, mais Internet a aussi déclenché une révolution des services secrets (Thomas Gomart57 pointe la cyberguerre comme l’un des facteurs d’expression de la volonté de puissance des Etats). Ainsi, le responsable du MI5 britannique s’exprime-t-il dans la presse58 pour la première fois depuis l’existence du service), pour déclarer que la Russie représente une menace croissante pour la stabilité de l’Europe: elle utiliserait selon lui tous les outils des réseaux sociaux. L’activisme russe est également dénoncé par le parlement européen qui évoque «des groupes de réflexion, des stations de télévision multilingues, des pseudo-agences de presse et des services multimédias, des réseaux sociaux et des trolls Internet ».59

Le parlement européen pointe la revendication d’une « défense de la tradition spirituelle et des valeurs russes contre les valeurs étrangères, du type permissivité et intolérance ». Ce positionnement sur les valeurs (et un discours « ethnique ») n’est pas neutre : il fait écho aux partis anti-système européens. L’Occident avait profité idéologiquement de la crise soviétique mais la Russie profite de la crise des démocraties…

Les réseaux sociaux et la globalisation renforcent donc les liens de contagion entre politique et géopolitique, et cela contribue à la polarisation idéologique en Occident. Cela accentue aussi le caractère systémique du risque politique. Pour les entreprises, cela signifie qu’un choc localisé peut avoir des effets indirects plus larges et que le risque politique ne peut donc plus être facilement cartographié à certaines zones du monde. Cela remet en cause certaines stratégies de supply-chain, bâties essentiellement sur des critères de coûts tendus, sans intégrer cette dimension globale du risque politique.

– Comment mesurer la résistance des démocraties ?

D. Rodrik63 classe les régimes démocratiques en fonction de leur capacité à protéger à la fois les droits de propriété, les droits politiques et les droits civiques. Les démocraties les plus abouties protègent à égalité les trois catégories, alors que les démocraties « électorales » ne protègent que la priorité des élites (les droits de propriété), et la priorité de la majorité (les droits politiques). Le stade le plus abouti de démocratie ne peut être atteint qu’avec un faible niveau d’inégalités et de clivages identitaires.

La profondeur des clivages sera donc déterminante pour prévoir la résistance des institutions.

* L’incompatibilité entre démocratie et globalisation ?

D. Rodrik64 évoque depuis longtemps l’hypothèse d’un triangle d’incompatibilité entre hyper-globalisation, démocratie et souveraineté nationale, ces trois points n’étant compatibles que deux à deux. Tout est lié, selon lui, à la tension inévitable entre l’hyper-globalisation et la démocratie, les règles de libéralisation de la première conduisant à une diminution de l’indépendance des choix économiques pour les Etats et, au final, moins de démocratie. Enfermés dans ce « trilemme », les nations n’auraient que trois choix: restreindre la démocratie en interne pour diminuer les coûts de transaction internationaux, globaliser la démocratie mais au prix de la souveraineté nationale, limiter la globalisation pour donner la priorité à la légitimité démocratique interne et à la souveraineté nationale.

Aujourd’hui, deux priorités semblent ressortir de toutes les élections : la volonté des citoyens occidentaux de mettre fin à l’hyper-globalisation commerciale mais aussi le désir de renouer avec la souveraineté nationale. La sortie de l’hyper- globalisation ne signifie pas forcément une déglobalisation : plutôt une globalisation contrôlée et sans doute régionalisée (où les grandes métropoles joueront un rôle central), ce scénario est l’un de ceux envisagés par les décideurs que le World Economic Forum consulte chaque année.

* Tocqueville avait tout prévu…

La globalisation libérale a donc réactivé un cycle politique, dans lequel les Etats sont à la recherche de leur légitimité. En somme, la globalisation est en train de butter sur les déséquilibres qu’elle a elle-même produit…

Mais tout cela est aussi le résultat du paradoxe de la démocratie. Nous vivons d’autant plus mal le retour des privilèges que nous sommes des démocrates : notre seuil de tolérance à l’inégalité est très bas.

Ainsi, Tocqueville avait-il craint également que le démocrate n’ait tendance à devenir « égoïste », parce qu’il se replierait sur lui-même, laissant à l’Etat le soin de s’occuper des affaires communes. Serions-nous en train de vivre une crise à laquelle la démocratie ne pouvait pas échapper ? Peut- être. Mais cette crise est aussi une opportunité, car elle ré-ouvre l’espace du politique, qui avait été clos par la poussée conjointe de la défiance, de l’impuissance, de l’injustice et de la peur.

ENCADRE : Un cheval de Troie : la solidarité négative

Dans une société où les institutions sont légitimes, les citoyens votent pour les partis qui représentent leur classe. Ces derniers encadrent donc le jeu politique. Mais dans une société où les partis ne sont plus représentatifs, l’expression politique des classes sociales disparaît et l’électorat devient une masse difficile à analyser. Apparemment apolitique, elle est captable par les populismes (en France, 37% des abstentionnistes de 2012 se tournent vers le FN en 2015). Dès lors, peut se créer une «solidarité négative», entre l’électorat populiste traditionnel et une agrégation de gens qui partagent le désir d’un vote de rupture. En France, les électeurs qui ont rejoint le Front National entre 2012 et 2015 sont issus à 60% de la droite et à 25% de la gauche, et trois questions seulement les fédèrent (qui ressortent des enquêtes auprès des électeurs du FN) : l’immigration, l’islam et la volonté de sanctionner les équipes en place. Reste que cette mécanique de solidarité négative est aussi une faiblesse pour les partis anti-système, car ils peinent à élargir les thèmes fédérateurs (les électeurs du FN issus de la droite ont des idées économiques plus libérales que les anciens électeurs de gauche).

ENCADRE 2 : Le malaise des blancs moins éduqués

Le signal d’un malaise social avait été pointé par une étude de 2015, d’Angus Deaton et Anne Case, qui montrait que le taux de mortalité des blancs américains de 45 à 54 ans, parmi les moins éduqués, avait augmenté de façon anormale entre 1999 et 2014, contrairement à toutes les catégories sociales. Or cette hausse n’était pas liée aux causes habituelles de décès, mais à une épidémie de suicides et une surconsommation d’alcool, d’héroïne et de médicaments…

ENCADRE 3 Les nouveaux frustrés ?

Le basculement dans une société où la consommation est de plus en plus valorisée a rendu les attentes des citoyens plus fortes, surtout pour ceux qui viennent d’accéder à la richesse. L’entrée en politique de cette génération de classe moyenne, les « frustrated achievers »26 , montre que ce n’est pas tant l’évolution des niveaux de vie en termes absolus qui compte, mais le niveau de vie en termes relatifs, c’est-à-dire la comparaison que chacun fait de son revenu avec les rémunérations les plus élevées. C’est cette génération qui manifeste à Moscou en 2012, puis en Turquie ou au Brésil… On retrouve une confirmation du paradoxe de R. Easterlin : le décalage entre la croissance des revenus et celle du bien-être de la population, celui-ci augmentant moins vite que la consommation. Selon R. Easterlin, la corrélation entre richesse et bien-être est plus élevée pour les classes plus aisées que pour la classe moyenne.

ENCADRE 4 L’invisibilité des Français ?

Selon une étude du Crédoc de 2016, « 51% des Français estiment être confrontés ‘très souvent’ ou ‘assez souvent’ à des difficultés importantes que les pouvoirs publics ou les médias ne voient pas». Syndrome d’invisibilité qui nourrit les votes de rupture. Les catégories qui expriment le plus ce problème sont les 49-59 ans, les chômeurs et les Français de la classe moyenne inférieure. Ce sentiment d’invisibilité est d’autant plus important politiquement que, à niveau de vie égal, les personnes qui se disent en prise avec des difficultés passées sous silence par les médias ou les pouvoirs publics se classent elles-mêmes plus souvent parmi les catégories populaires ou défavorisées. L’invisibilité crée le déclassement…

ENCADRE 5 La globalisation des élites

Comme l’évoque E. Brezis, Aristote avait déjà insisté sur la façon dont une société recrute ses élites, essentielle selon lui dans la capacité à trouver une structure politique optimale35. Or, la globalisation de l’éducation conduit aujourd’hui au remplacement des élites nationales par des élites transnationales, dont l’uniformité est croissante. C’est le grand paradoxe de la seconde moitié du vingtième siècle : des écoles d’élite s’affirment au moment où l’accès à l’université se démocratise. Selon E. Brezis36 , 35% des politiques et 47% des élites du business international seraient recrutés dans un nombre très réduit d’écoles (à peine une cinquantaine), et ces chiffres sont proches de 50% pour les pays de l’OCDE. On pourrait espérer que cette concentration soit compensée par le rôle plus fort donné à l’éducation (contre l’héritage ou les origines sociales auparavant), ce qui conduirait au dévelop- pement d’une vraie méritocratie. C’est d’ailleurs le sens des tests pratiqués par toutes les universités qui ont adopté la méthode de sélection d’Harvard, privilégiant les aptitudes aux connaissances. Malheureusement, la capacité à réussir à ces tests reste corrélée avec l’éducation et la richesse. Le remplacement de l’aristocratie par la méritocratie n’a pas changé la nature des élites aux Etats-Unis. Cet immobilisme est lié à leur interconnexion et leurs intérêts communs.

ENCADRE 6 Crise du leadership et strongmania…

Le leadership est un sujet peu exploré en économie, contrairement aux sciences du management40 . Pourtant, le monde souffrirait-il d’une crise de leadership ? C’est l’opinion de Vladimir Poutine et de Donald Trump mais, à 58%, c’est aussi celle des décideurs interrogés par le World economic forum.

D’où vient cette crise ? De tout… Elle est le résultat de la défiance, du rétrécissement de l’espace politique au détriment de l’administratif, de la reproduction sociale (qui fait émerger des personnalités « conformes »), de l’éloignement des élites et des citoyens, de la professionnalisation des partis. Elle est également le produit des oligarchies, nées de la forte croissance des années 2000, qui limitent les marges de manœuvre des gouvernements.

Enfin, la peur sécuritaire, les tensions géopolitiques, le terrorisme et la crise migratoire ont modifié radicalement les préférences des électeurs et ont profité aux « hommes forts » (ou aux femmes fortes). La peur non plus n’est pas beaucoup étudiée en économie. Pourtant, elle est au cœur de la popularité de Vladimir Poutine, les Russes ayant eu la sensation, vraie ou fausse, d’être assiégés par l’Otan. La peur fragilise aussi l’Europe, en menaçant la cohésion de la zone. « Les protestations intra-nationales, internationales, et la formation de blocs politiques (groupe de Višegrad) mettent à mal non seulement le principe de solidarité, mais viennent aussi affaiblir le pouvoir des institutions européennes. » 41

Quant à la peur des Baltes et des Polonais vis-à-vis de la Russie (et notamment de sa défense des populations russophones), elle nourrit les tensions géopolitiques et les crispations populistes internes, d’autant que les partis pro-russes ont récemment gagné du terrain dans le pourtour de l’Europe (Estonie, Bulgarie, Moldavie). Au final, la « strongmania »42, dont le monde est atteint, semble être l’une des réponses (bonne ou mauvaise) à la crise du leadership. Le retour de la géopolitique et la mort programmée du multi- latéralisme y participent : l’homme fort est un des avatars de la volonté de puissance des Etats.

ENCADRE 7 Le mensonge en politique

Les élections américaines posent la question du mensonge en politique : le gagnant n’a eu que 15% de propos à peu près véridiques, contre 51% pour la perdante 60. Peut-on se demander à partir de quel moment les électeurs acceptent d’être trompés ? « Quand nous sommes convaincus que certaines actions sont pour nous d’une nécessité vitale, il n’importe plus que cette croyance se fonde sur le mensonge ou sur la vérité » 61… Par ailleurs, et c’est plus grave, les Etats ont œuvré à la perte de la vérité comme valeur politique. A travers l’analyse des documents du Pentagone, H. Arendt voit deux nouvelles causes au mensonge des Etats. En premier lieu, l’arrivée de «spécialistes de la résolution des problèmes » qui, en fait, n’ont pas pour mission de trouver la vérité mais juste une solution. A cela s’ajoute une évolution majeure sur la scène internationale : il ne s’agit plus seulement de gagner les guerres sur le terrain, mais les guerres d’opinion. Les réseaux sociaux vont alors donner de puissants outils de réécriture de l’histoire, surtout aux régimes autoritaires. Aujourd’hui, de jeunes Chinois ne savent pas à quoi renvoie la photo de l’homme de Tien An Men. Quant à l’épisode ukrainien de Maïdan, la moitié du monde y voit des printemps slaves, et l’autre moitié une manipulation de la CIA. A tout cela, il faut ajouter le caractère délétère de la guerre en Irak et d’un mensonge d’Etat si énorme qu’il a décrédibilisé le multilatéralisme et la démocratie dans l’opinion mondiale. Depuis, l’idée de la « force légitime » a fait son chemin, jusqu’en Libye ou en Crimée.

x Le mensonge est donc bien installé en politique et il nourrit le rejet des élites. Il est le résultat le plus destructeur de la société de la défiance, car il bouleverse aussi les esprits et la hiérarchie des valeurs : « la vérité en laquelle on peut se fier disparaît entièrement de la vie publique et avec elle disparaît le principal facteur de stabilité dans le perpétuel mouvement des affaires humaines. » 62

ENCADRE 8 La maladie à laquelle les démocraties65

«La haine que les hommes portent au privilège s’augmente à mesure que les privilèges deviennent plus rares et moins grands (…).

Il n’y a pas de si grande inégalité qui blesse le regard lorsque toutes les conditions sont inégales, tandis que la plus petite dissemblance paraît choquante au sein de l’uniformité générale. La vue en devient plus insupportable à mesure que l’uniformité est plus complète. (…)

Cette haine immortelle, et de plus en plus allumée, qui anime les peuples démocratiques contre les moindres privilèges favorise singulièrement la concentration graduelle de tous les droits politiques dans les mains du seul représentant de l’Etat. (…)

Cela dispose naturellement les citoyens à donner sans cesse ou à laisser prendre de nouveaux droits au pouvoir central, qui seul leur semble avoir l’intérêt et les moyens de les défendre de l’anarchie en se défendant lui-même. (…) L’amour de la tranquillité publique est souvent la seule passion politique que conservent ces peuples (…). »

NOTES

  1. T. Gomart « Le retour du risque géopolitique – Le triangle stratégique Russie, Chine, États-Unis », Institut de l'Entreprise, 2016
  2. T.Sollogoub, « le bel avenir du risque politique », Perspectives Crédit Agricole 2012
  3. P. Rosanvallon, « La contre-démocratie », éd du Seuil, 2006
  4. G.Gidron, B.Bonikowski, « Rising populism » Harvard, 2013
  5. H. Arendt – « Les origines du totalitarisme », 1951
  6. L’électorat du FN reste populaire : 41% des employés et 46% des ouvriers contre 18% des cadres supérieurs.
  7. D. Acemoglu, J.A. Robinson, “Economic origins of dictatorship and democracy”, Cambridge University press 2006
  8. M. Funke, M. Schularick, C. Trebesch “Going to Extremes: Politics after Financial Crisis, 1870-2014”
  9. H. Arendt, « Du mensonge à la violence », Agora, 1972
  10. “Democracy in an age of anxiety” Economist Intelligence Unit
  11. P.K. Blind “Building Trust in government in the twenty first century: Review of Literature”, United Nations, 2007
  12. World Economic Forum, Eurobarometer, Asia Barometer, Latinobarometro, MORI, BBC and Gallup International, Online Network in Public Administration and Finance, Transparency International, Pew research…
  13. « Lignes de faille, une société à réunifier », France stratégie, 2016
  14. L. Chauvel, « L’avenir incertain des nouvelles générations », OFCE, 2015
  15. J. Job « how is trust in government created » Australian review of public affairs, 2015
  16. Edelsman trust barometer 2015. Le progrès technique est une source de destruction d’emplois pour 74% des Français.
  17. L’enquête électorale française : décembre 2015
  18. Pew research center
  19. O. Eluère, L. Martin, «France – Election présidentielle 2017 », Perspectives Crédit Agricole, décembre 2016
  20. Cahiers du Cevipof, avril 2011
  21. Base de données, Banque mondiale
  22. European citizenship – 2015 – Eurobaromètre
  23. O. Eluère, L. Martin, «France – Election présidentielle 2017 », Perspectives Crédit Agricole, décembre 2016
  24. J. R. Wedel “Trump in a world of distrust”, Project Syndicate
  25. A. Ekman, China’s Emerging Middle Class: What Political Impact? Ifri, center for asian studies, 2015
  26. C. Graham, S. Pettinato, “Frustrated Achievers: Winners, Losers, and Subjective Well Being in New Market Economies”, Brookings Institution, 2000
  27. R. Rajan, “Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World”, Princeton University Press, 2010.
  28. M. Kumhof, R. Rancière, IMF Working Paper, WP/10/268, “Inequality, Leverage and Crises”, 2010
  29. M. Obstfeld, K. Rogoff, “Global Imbalances and the Financial Crisis : Products of Common Causes”, 2009
  30. La part des Américains dont le revenu annuel des ménages est compris entre deux tiers et deux fois le revenu national médian. Source : Pew research center
  31. Ensemble des ménages dont le revenu avant impôts est compris entre deux tiers et deux fois le revenu médian – Rapport France Stratégie 2016
  32. Rapport France Stratégie 2016, « les trois quarts des niveaux de vie les plus modestes ont reculé depuis la crise, et ce recul a été plus marqué dans le bas de la distribution. Le quart des niveaux de vie les plus élevés s’est maintenu. Les très hauts niveaux de vie ont d’abord continué d’augmenter, mais se sont repliés depuis 2011 ».
  33. Le revenu perçu par les 20 % de la population ayant les revenus les plus élevés est 4,3 fois supérieur à celui perçu par les 20 % du bas de la distribution, ce ratio est de 5,1 en Allemagne ou au Royaume-Uni ». M. Clerc, Le positionnement sur l’échelle des niveaux de vie, Insee, 2015.
  34. P.Bourdieu et J.C.Passeron, Les Héritiers. Les Étudiants et la culture, Paris : Éditions de Minuit, 1964
  35. E. Brezis, P. Temin, “Elites and Economic Outcomes”, 2008.
  36. E. Brezis, “Globalization and a Transnational Oligarchy”, 2010
  37. B. Hugonnier, Élitisme républicain ou république élitiste ?, Futuribles, 2016
  38. Ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur, Repères et références statistiques sur les
  39. P. Whiteley “Is the party over?”, University of Sussex, 2010
  40. Heather Lyne de Ver “Leadership, Politics and Development: A Literature Survey”, 2016
  41. Perspectives Europe– Migration et sécurité, des enjeux devenus prioritaires, L. Jouven et P. Vilas Boas – Crédit Agricole S.A., octobre 2016
  42. Mixin Pei “The siren of strongmania”, Project syndicate, 2016
  43. La partie sur la corruption a été rédigée par Margot Palma
  44. A. Béja, « Un mal d’époque ? », La corruption, maladie de la démocratie, Esprit, 2014.
  45. A. Garapon, «La peur de l’impuissance démocratique», dans La corruption, maladie de la démocratie, Esprit, 2014.
  46. S. Paugam, « Pauvreté et vulnérabilité en période de crise », Cahiers Français n° 390, 2016.
  47. B. Olken, « Corruption perceptions VS corruption reality », NBER Working Paper No. 12428, 2006.
  48. EBRD, Life in transition II, chapter 4, corruption and trust
  49. A. Drury, J. Krieckhaus et M. Lusztig, « Corruption, Democracy, and Economic Growth », 2006.
  50. P. Mauro, « Corruption and Growth », The Quarterly Journal of Economics, Vol. 110, No. 3, 1995.
  51. I. Kolstad et A. Wiig, « Does democracy reduce corruption? », Chr. Michelsen Institute, 2011.
  52. H. Mohtadi et S. Agarwal, « Democracy, corruption and growth », 2003.
  53. K. Nur-tegin et H. Czap, « Corruption : Democracy, Autocracy, and Political Stability », 2012.
  54. M. Yahya, « Great expectations in Tunisia », Carnegie, 2016.
  55. World Bank report, « When corruption is the norm » 2015.
  56. Renvoi 2
  57. Renvoi 1
  58. The Guardian, 01/11/16
  59. Rapport sur la communication stratégique de l’Union, 2016
  60. Polity fact –addition du “true” et “mostly true”.
  61. H. Arendt « Du mensonge à la violence », Agora, 1972
  62. idem
  63. S. Mukand, D. Rodrik “The political economy of liberal democracy”, 2016
  64. D. Rodrik, « The globalization paradox », 2013
  65. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, Folio Histoire

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