par Sophie Wieviorka, Economiste Asie (hors Japon) au Crédit Agricole
Dans le délicat exercice de prévisions, les économistes travaillant sur la Chine avaient jusqu’ici un avantage non négligeable : celui de disposer d’une cible de croissance officielle annuelle, dont le chiffre final s’éloignait rarement. Dès lors, l’enjeu n’était pas tant d’établir une prévision, mais plutôt de juger de la crédibilité de cette cible, ainsi que de sa composition.
Et pourtant, même la plus administrée des économies n’a pu conserver son objectif de croissance dans un tel climat d’incertitude. En mars 2020, pour la première fois depuis 1990, la Chine a indiqué que la cible prévue de 5,9% ne serait pas atteinte, sans en annoncer de nouvelle.
Résultat, les prévisions des économistes se sont écartées comme rarement auparavant, fluctuant au fur et à mesure des mois et des parutions de données, et s’échelonnant de 1 à 3% Lundi, le verdict est tombé : la croissance chinoise a atteint 2,3% en 2020. Au-delà du chiffre brut, trois constats :
- La Chine est le seul pays du G20 à finir l’année 2020 en croissance.
- La perte de croissance due au coronavirus s’élève officiellement à un peu plus de 3,5 points de PIB, si l’on s’en tient à ce qui aurait dû être la cible 2020 (5,9%).
- En ne publiant pas de cible officielle de croissance, la Chine s’est donnée un peu plus de flexibilité et a pu piloter sa trajectoire de reprise en arbitrant entre son désir d’afficher de la croissance (par opposition à ses rivaux, États-Unis en première ligne) et sa nécessité de rester crédible. Reste à savoir maintenant si elle gardera cette flexibilité ou publiera de nouveau des cibles précises.
Que retenir de la croissance 2020 ?
Nous avons souvent écrit dans ces pages que la reprise chinoise était solide à court terme, mais déséquilibrée. Les données du quatrième trimestre sont venues confirmer ce constat.
Alors que la consommation avait contribué à hauteur de 3,5 à 4,7 points de PIB à la croissance de 2018 et 2019, en 2020, sa contribution est négative (-0,5 point de PIB). Avec des ventes au détail plafonnant à +5% en glissement annuel, la consommation privée est le seul indicateur d’activité dont la reprise demeure encore loin de son niveau historique, puisque les ventes au détail avaient crû jusqu’ici d’environ 8% par mois sur les cinq dernières années. À l'exception des biens de luxe, dont la consommation domestique est rendue presque captive par la fermeture des frontières, de nombreux autres secteurs de consommation sont en berne, à commencer par la restauration, l’habillement et l’ameublement.
Cela se traduit par deux phénomènes : un taux d’épargne qui demeure significativement au-dessus de son niveau habituel (autour de 40%, contre 35% en 2019) et une inflation sous-jacente autour de 0,5%, loin de la cible de 3,5% de la PBoC.
Avec une contribution de 2,2 points de PIB, la performance de l’investissement est au contraire meilleure qu’en 2019 et s’explique notamment par la poursuite de grands travaux d’infrastructures menés par les autorités, ainsi que par le renforcement des capacités chinoises dans certains secteurs stratégiques, notamment liés aux nouvelles technologies.
Enfin, le commerce extérieur a apporté une contribution positive de 0,6 point de PIB, un ordre de grandeur comparable à celui des derniers trimestres, même si ce chiffre s’explique plus par la chute des volumes d’importations que la hausse des volumes d’exportations.
Qu’en déduire pour 2021 ?
La croissance en 2021 sera nécessairement élevée, ne serait-ce qu’en raison d’effets de base importants, sauf bien sûr en cas de nouveau choc sanitaire conduisant à de nouvelles mesures de confinement.
Lors de la présentation du 14e plan quinquennal, qui court de 2021 à 2025, le président Xi a essentiellement mis l’accent sur les aspects qualitatifs de la croissance. Cela inclut de faire de la Chine une économie à "hauts revenus" d’ici 2025, c’est-à-dire de porter le PNB par tête à 12 535 dollars, contre 10 410 dollars en 2019.
Si aucune cible officielle n’a encore été dévoilée, cet objectif implique une croissance annuelle moyenne autour de 5% pour les cinq prochaines années. Les premières prévisions fournies par des instituts proches des autorités chinoises suggèrent que la cible 2021 – qu’elle soit ou non rendue publique – pourrait tourner autour de 8% Cet objectif de 8% n’est pas irréaliste et pourrait être atteint en gardant le même niveau de production de richesses qu’au quatrième trimestre. Il suppose toutefois que les autorités chinoises continuent de soutenir l’économie, ce qui tranche avec la volonté affichée de s’engager dans une consolidation fiscale. Le FMI, qui prévoit également une croissance de 8% en Chine en 2021 (en partant d’un niveau plus bas, puisque sa prévision 2020 était à 1,9%), fonde ainsi son modèle sur une consolidation budgétaire réduite, d’environ 0,5 point de PIB, qui laisserait le déficit au-dessus de la cible de 3% des autorités. Le Fonds prévoit aussi une baisse très graduelle des dépenses des collectivités locales.
Ce soutien budgétaire est d’autant plus nécessaire qu’il semblerait que les autorités chinoises souhaitent le diriger vers la demande et l’appui à la consommation des ménages, afin de réactiver ce moteur de la croissance. Une tâche cependant ardue pour cette économie disposant encore de peu de politiques publiques ciblant directement les ménages, mais capitale pour rééquilibrer l’activité. La nouvelle stratégie de circulation duale, qui vise à stimuler la demande intérieure en réduisant certaines importations, s’inscrit également dans cette démarche et nécessite un soutien public.
Une autre option serait de se servir plus de la politique monétaire pour soutenir la croissance. Au cours de l’année, la PBoC a adopté une politique monétaire plutôt restrictive, tranchant avec les stratégies des autres Banques centrales des pays émergents. Avec une inflation en net repli, les taux d’intérêt réels ont même augmenté. Ce phénomène a été contrebalancé pour les entreprises – en particulier publiques – par une politique de distribution de crédit plutôt généreuse, via les banques commerciales (elles aussi publiques ou quasi-publiques), assortie de moratoires ou de conditions de remboursement plus souples.
En contrepartie, la PBoC a choisi de conserver une grande marge de manœuvre dans la gestion du taux directeur, avec l’objectif d’éviter à tout prix le piège du taux zéro. Peu de chance donc d’assister à un changement dans la politique monétaire, qui devrait au contraire se resserrer quand les conditions le permettront, à partir du troisième trimestre 2021.
Notre opinion
À ce jour, les autorités chinoises n’ont pas encore indiqué avec certitude qu’elles publieraient une nouvelle cible de croissance pour 2021 en mars prochain, comme c’est traditionnellement le cas. Les économistes se retrouvent ainsi au milieu du gué : sans cible officielle, il leur serait normalement possible de raisonner "à l’endroit", comme ils le font pour les autres économies, c’est-à-dire en partant des données d’activité, pour estimer chaque composante du PIB et donc le niveau de croissance, et non « à l’envers », en partant du chiffre de croissance officielle pour le reconstituer.
Oui, mais la Chine demeure un animal économique particulier, et même si elle devait abandonner sa cible de croissance, afin de se donner un peu plus de flexibilité, elle n’en resterait pas moins une économie administrée, où les contours flous entre public et privé rendent l’exercice de prévision difficile, la partie publique de l’économie pouvant être pilotée par des considérations plus politiques que financières (développement des secteurs stratégiques et encadrement de l’innovation, entreprises publiques maintenues artificiellement à flot).
Il y a donc fort à parier qu’en l’absence de cible, le consensus peine à s’accorder, et que les prévisions continuent de s’écarter.